Y a-t-il un lien entre les conditions de travail et le vote RN ? Le travail de nuit, l’absence d’autonomie et d’espace pour parler de son emploi ont-t-ils une incidence sur le bulletin que l’on met dans l’urne ? Oui selon une étude de l’économiste Thomas Coutrot sur laquelle Bastamag revient et que nous republions dans Rapports de force.
Avant, je n’entendais pas trop mes collègues tenir des discours racistes décomplexés. Ce n’est plus du tout le cas maintenant : il y a plutôt une parole libérée là-dessus » confie Élodie*, infirmière dans le secteur public. Sarra*, enseignante en maternelle depuis vingt ans, partage le même constat : « On a de plus en plus de collègues qui ne se cachent plus de voter à l’extrême droite. Ce sont des choses auxquelles je n’étais pas habituée au début de ma carrière. »
Le vote RN conquiert du terrain dans presque toutes les strates de la société. Mais la question de son lien avec les conditions de travail est souvent peu analysée. Celles-ci jouent un rôle clé dans l’abstention et le vote d’extrême droite, défend une récente étude de l’économiste Thomas Coutrot intitulée « Le bras long du travail ».
« La possibilité de s’exprimer, d’avoir son mot à dire sur son travail va avoir une influence sur la manière dont les salarié·es conçoivent leur activité citoyenne, explique-t-il. Si vous avez beaucoup d’autonomie de travail, vous avez un pouvoir d’agir, vous vous sentez responsable. Ça favorise l’engagement civique et le vote. »
À l’inverse, « si vous vous sentez démuni, impuissant, car vous avez une organisation du travail rigide qui ne vous laisse pas prendre de décisions, vous allez vous abstenir ou voter pour des candidats autoritaires, qui reflètent le type de rapports sociaux auquel vous êtes habitué dans l’entreprise – un chef par exemple avec lequel vous ne pouvez pas discuter. »
Conditions de travail et vote RN
Quand l’organisation du travail exclut au quotidien les personnes de la participation aux décisions qui les concernent, leurs aspirations démocratiques hors du travail s’étiolent également. Mais cette question de l’autonomie du travail n’est pas la seule variable professionnelle qui influe sur le vote. Les contraintes horaires ont également un rôle important. « Quand on travaille la nuit ou qu’on se lève très tôt le matin pour aller travailler, la probabilité de voter RN est augmentée de 50 % », d’après les analyses de Thomas Coutrot.
De même, le fait de travailler dans des conditions physiquement pénibles avec des charges lourdes, du travail répétitif ou des postures fatigantes, peut influer. Le fait de ne pas avoir la possibilité de discuter de son travail dans l’entreprise augmente également fortement la possibilité de voter en faveur de l’extrême droite.
« Un faisceau de conditions de travail dégradées, de situations de marginalité, de mépris social, de difficultés par rapport au vécu du travail, renforce nettement la probabilité de voter RN, résume Thomas Coutrot. Ce sont des mécanismes qui poussent à voter RN sans que les concerné·es n’en aient nécessairement conscience », ajoute-t-il.
Le Sentiment d’exclusion favorise le vote RN
À l’évocation de cette étude, c’est immédiatement la perte de sens du travail qui vient en tête à Benjamin Angeletti, menuisier, alors que le milieu ouvrier vote fortement en faveur de l’extrême droite. « Dans le bâtiment, on a vraiment perdu nos savoir-faire, nos métiers. L’artisanat se transforme en industrie. En menuiserie, on est passés de vieilles armoires, de vieilles charpentes, de beaucoup de choses faites à la main avec de vrais savoir-faire, à une automatisation. Les technologies ont permis des gains de productivité à l’entreprise, mais ont aussi dépossédé les ouvriers du savoir-faire, du métier, du sens du travail. Et d’une fierté de la production quand on rentre le soir après le travail. Aujourd’hui, on finit par dire aux gens “vous ne servez plus à rien”. »
Infirmière en psychiatrie dans un hôpital privé à mission de service public, Elsa identifie la période du Covid comme un tournant. « Quand on s’est retrouvées en “premières de corvée” comme disait Macron, on s’est dit qu’on allait être reconnues comme des travailleuses essentielles. Mais ensuite, le manque de considération et l’oubli total de ce qu’il s’est passé, ont dégoûté les gens de la politique, témoigne-t-elle. Le retour de bâton a aussi été de considérer qu’il y avait un paquet d’inutiles dans les organisations de travail, qu’il fallait “faire du tri”. On retrouve ça aujourd’hui dans des discours racistes et excluants. »
Ce discours excluant, Ludovic Rioux y a été confronté régulièrement lorsqu’il était livreur Deliveroo. « Un discours profondément d’extrême droite s’est banalisé sur les sans-papiers qui accepteraient de travailler à n’importe quel coût et pousseraient vers le bas les conditions de rémunération des livreurs. Or, ce n’est pas de la responsabilité des travailleurs sans-papiers, mais bien du patronat, rappelle-t-il. Le même discours vis-à-vis des travailleurs immigrés n’est pas du tout nouveau, mais s’est extrêmement banalisé. »
Développer le pouvoir d’agir des collectifs de travail
Et si l’on commençait par soigner le travail pour soigner la démocratie ? C’est ce que défend notamment Yannice Clochard, ergonome et membre de l’Assemblée populaire du Sud-Ouest lyonnais, à l’initiative du débat. « Quand on souffre au travail, on est dans un recroquevillement des valeurs qu’on met dans son travail et des solidarités qu’on peut développer, observe-t-il. Il y a un enjeu à saisir que sans l’intelligence des salarié·es, il n’y aurait pas de travail qui sort de l’entreprise. Avoir des discussions entre salarié·es et renouer des collectifs de travail sur cette contribution et la fierté à avoir, permet de revendiquer des transformations. On devient plus fort, on retrouve un pouvoir d’agir. »
Le plaisir d’être ensemble et de faire des choses collectivement, c’est précisément ce qui motive Elsa, infirmière et syndiquée CGT. « On a par exemple porté les revendications des salarié·es en s’installant dans les bâtiments de la direction et en faisant un pique-nique. On est pris dans des logiques défensives où on est en permanence en lutte “contre” : contre des fermetures de services et de postes, contre des coupes de budget… Et on ne parle pas assez de ce qu’on voudrait faire ensemble. C’est assez politique de dire ce qu’est le service public, la santé, l’accès aux soins avec un discours militant. Plus j’entends les souffrances des collègues, plus je me dis que le syndicat a ce rôle de recréer de la dynamique, de l’espoir, de rêver ensemble à ce qu’on voudrait faire ensemble au travail. »
« Ce qui n’est pas dans le programme des partis de gauche, c’est la possibilité d’avoir son mot à dire sur le travail, de peser sur les choix », rebondit Thomas Coutrot. Lors des dernières élections législatives, les ouvrier·es et les employé·es ont été les premières catégories à s’abstenir. Et quand ils et elles votent, c’est d’abord pour le RN ensuite pour le Nouveau Front populaire.
Thomas Coutrot plaide aujourd’hui pour instituer un droit politique : des réunions mensuelles de délibération sur le travail entre collègues, dont le fonctionnement est détaillé dans cet article. L’enjeu est bien de redonner du pouvoir d’agir sur les transformations du travail au quotidien. Pour mieux contrer l’extrême droite et le vote RN.
Sophie Chapelle (Bastamag)
*Le prénom a été modifié
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