livreurs à vélo Deliveroo

Deliveroo : le procès du salariat déguisé

C’est une étape importante, en France, pour les coursiers indépendants des plateformes de livraison. Ce 8 mars, le premier procès au pénal de l’entreprise Deliveroo s’est ouvert. Quatre responsables de l’entreprise répondent aux accusation de « travail dissimulé ». Il leur est reproché d’avoir fait une utilisation frauduleuse du statut d’auto-entrepreneur. Donc, d’opérer avec du salariat déguisé… Reportage.

 

Sur le parvis de l’imposant tribunal judiciaire de Paris, un livreur Deliveroo arrête son vélo, et colle son nez au téléphone. Vient-il livrer une avocate, un voisin ? Ou récupérer une commande dans un des restaurants du quartier ? Il semble ignorer que d’ici une heure, l’entreprise pour laquelle il roule sera sur les bancs du tribunal dressé juste devant lui.

Jérémy Wick, coursier lui aussi, l’aperçoit et s’approche pour échanger avec lui sur leurs conditions de travail communes. La trentaine, Jérémy est en première ligne des mobilisations à Bordeaux, membre du premier syndicat CGT des coursiers. C’est la ville où il exerce depuis 2017 pour Deliveroo. Il est venu spécialement à Paris pour assister au procès. « Il y a onze collègues qui sont morts depuis 2019, il faut que justice soit faite, et qu’ils assument leur responsabilité d’employeur », martèle-t-il.

Le procès du jour fait suite à plusieurs enquêtes, dont celles de la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (ex-DIRECCTE) et de l’Office central de lutte contre le travail illégal. Il couvre une période précise : du 20 mars 2015 au 12 décembre 2017. Sur le banc des prévenus du tribunal correctionnel, trois responsables de Deliveroo devront répondre aux juges.

Parmi eux, Adrien Falcon, directeur général de Deliveroo France sur cette période. « Il vous est reproché d’avoir dissimulé un grand nombre d’emplois », expose la présidente du tribunal en ouverture de procès. Le tout « en recourant à des milliers de travailleurs » auto-entrepreneurs, alors qu’ils auraient dû, selon les parties civiles, être salariés. Ou encore Elie Demoustier, directeur des opérations jusqu’en 2018. Lui est accusé de s’être rendu « complice de délit d’exécution du travail dissimulé ».

 

« Personne ne m’a forcé à travailler 69 heures ! »

 

Chacun leur tour à la barre, tous les quatre contestent les faits. En une phrase. Le reste de leur argumentaire sera déployé au cours des autres journées du procès. Leur ligne de défense est attendue. « C’est toujours les mêmes éléments de langage : flexibilité, liberté, “c’est ce que veulent les livreurs”… Ils disent savoir ce que les livreurs veulent, mais quand on leur demande d’être mieux payés, ils refusent » balaie Jérémy Wick.

Autre argument attendu : la dilution de la responsabilité. « Les prévenus travaillaient sous les conseils d’un cabinet d’avocats, Capstan. D’après eux, celui-ci leur disait qu’il n’y avait pas de souci », explique Jérôme Pimot, du CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris). Enfin, dernier levier de défense : convoquer des livreurs affirmant qu’ils étaient « très contents » de l’organisation de leur travail.

Sur ce point, un personnage haut en couleurs a animé ce premier après-midi d’audience. Pierre, livreur à scooter de 2016 à 2018, est présenté comme témoin par la défense (le côté Deliveroo). L’homme raconte un quotidien difficilement imaginable. Pendant deux ans, il assure avoir travaillé de 18 heures à 1 heure du matin, en semaine… Et de 7 heures à minuit, le week-end. Soit 69 heures de travail hebdomadaire pour Deliveroo. Le tout, pour financer des études, qu’il suivait tous les jours, afin de devenir podologue. « Personne ne m’a forcé à travailler 69 heures par semaine, personne ! », clame-t-il.

Face aux avocats des parties civiles qui s’inquiètent du danger que constitue une telle amplitude horaire, il évoque bien un accident de scooter. Mais « le lendemain, j’étais au travail », affirme-t-il avec fierté. Il dit avoir gagné près de 3 500 euros par mois, à ce rythme. « Travailler plus pour gagner plus », résume la présidente du tribunal en souriant. Elle est la première à l’interroger. « Est-ce que vous avez choisi votre statut d’auto-entrepreneur, ou est-ce Deliveroo qui vous l’a demandé ? ». La réponse du concerné relève du jeu d’équilibriste. « Vous voyez une annonce qui dit que Deliveroo cherche 30 collaborateurs, et que pour être collaborateur, il faut être auto-entrepreneur… Alors j’ai fait le choix de créer mon statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir travailler pour Deliveroo ».

 

Une organisation contraignant les uns, récompensant les autres

 

Chez Deliveroo, jusqu’en août 2017, un planning organisait les « shifts », les créneaux de courses. Il reposait sur un algorithme, ouvrant le choix des créneaux en priorité aux plus performants. Pierre confirme ce système de récompense. « De par mes performances et mon assiduité, j’étais un peu privilégié et je pouvais choisir mes créneaux d’activité. Enfin comme partout dans la vie », justifie-t-il immédiatement.

« Si l’un de vos cours s’annulait et que vous souhaitiez travailler sur cette heure-là, vous pouviez ? » interroge l’avocat du syndicat Sud Commerces et Services. « Si le shift était libre », répond Pierre. « Et s’il ne l’était pas ? », poursuite l’avocat. « Non, je me reposais », conclut Pierre. Pour l’avocat, il y a là une contradiction, au coeur du système. « Vous êtes travailleur indépendant, mais vous ne pouvez travailler que si Deliveroo vous dit oui… »

Le fonctionnement de l’application utilisée par les livreurs apparaît dans une vidéo promotionnelle diffusée au début du procès. « Les données collectées nous permettent d’auditer vos performances et de récompenser les meilleurs », déroule la voix off. Une présentation plutôt en défaveur de la défense… Puisque ces éléments tendant à conforter l’hypothèse d’un lien de subordination entre Deliveroo et ses livreurs.

 

Prouver le lien de subordination

 

Tout l’enjeu de ce procès, jusqu’à sa clôture le 16 mars, sera de déterminer si ce lien de subordination existe bel et bien. Ce qui reviendrait à un modèle de salariat déguisé. Dans un arrêt du 28 novembre 2018 sur Take Eat Easy, la Cour de Cassation définissait la subordination comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

Au terme de son enquête, les conclusions de l’Office central de lutte contre le travail illégal sont claires. Ses gendarmes estiment que les 2 000 livreurs Deliveroo, entre 2015 et 2017, ne disposaient d’ « aucune liberté » dans leur organisation. Être coursier est une « activité qui implique une forme d’allégeance. On peut dégager un revenu correct, mais au prix d’un engagement durable et non interrompu, en prenant le maximum de créneaux, en s’y présentant systématiquement… », décrit Arnaud Mias, sociologue enseignant à l’université Paris-Dauphine.

Témoin à la demande du parquet, il évoque des pratiques « pouvant donner prise à une interprétation allant dans le sens d’une relation salariale dissimulée ». Par exemple, des tests passés par les livreurs débutants. Ou encore, des messages reçus comme « qu’est-ce que tu fais là, tu n’es pas bien placé », « prend la commande », « tu ne vas pas assez vite »,…

 

« On nous a dit, la nouvelle règle, c’est ça »

 

« On me demandait de signaler s’il y avait un souci de tenue, de comportement, de ponctualité du livreur… J’avais un formulaire directement sur la tablette », complète Manon, restauratrice ayant collaboré avec Deliveroo.

Les sanctions encourues par les coursiers sont éloquentes. Celles-ci peuvent aller « de l’avertissement oral à la déconnexion de l’application pendant plusieurs heures. Il y a également des cas où les sanctions ont pu aller jusqu’à la résiliation du contrat. Cela ne paraît pas cohérent avec une prestation commerciale », résume la représentante de l’inspection du travail.

Reste enfin les changements de règles. Chez Deliveroo, en 2018, la tarification à la course a remplacé totalement la tarification à l’heure. « On nous a dit, la nouvelle règle, c’est ça. Si on ne voulait pas, on partait », reconnaît Pierre en haussant les épaules. Là encore, aux yeux des parties civiles, c’est une preuve de plus de la relation de subordination propre au salariat.

 

Les plateformes dans le viseur des tribunaux… 

 

Pour les parties civiles, gagner un tel procès permettrait d’asseoir une avancée de la France au niveau international. « Jusqu’à présent, on est un peu le parent pauvre de cette lutte internationale », souligne Jérôme Pimot du CLAP. « Il se passe des choses en Espagne, même en Californie, en Chine… Les plateformes sont grignotées de partout au niveau juridique et politique. Mais la France reste le pré carré de l’ubérisation ».

D’autres procédures sont en cours. Jérémy Wick, le livreur de Bordeaux, est en procès avec une vingtaine de collègues pour faire requalifier leurs contrats de travail. La première audience devrait avoir lieu vers avril, précise-t-il. En France, Take Eat Easy ou encore Foodora sont également ciblées par des enquêtes concernant du travail dissimulé.  « J’espère que ce n’est qu’un début. Même si ça fait longtemps qu’on attend », conclut Jérôme Pimot.

 

… et d’une directive européenne

 

« Le fait même que ce procès existe pèse dans le rapport de forces au niveau européen », appuie Leïla Chaibi, euro-députée de La France Insoumise. De même pour les procès ouverts en Italie, Belgique ou aux Pays-Bas ; et pour la loi pionnière sur le sujet en Espagne. « L’irruption des mobilisations sur la scène bruxelloises a aussi contrebalancé les millions d’euros dépensés par Uber en lobbying », juge Leïla Chaibi.

Le 9 décembre 2021, la commission européenne a publié une proposition de directive, selon laquelle les travailleurs des plateformes doivent être présumés salariés. « Une grande victoire, après deux ans de rapport de forces vis-à-vis de ces entreprises… » expose la députée européenne.

Plusieurs mois de négociations s’ouvrent désormais. « On sait que les plateformes vont tout faire pour diluer le contenu de la directive », souligne l’euro-députée. Le Parlement européen et le Conseil européen (réunissant les chefs d’État ou de gouvernement) vont soumettre des amendements. La France a pris la présidence de l’UE en janvier. « Manu, si tu nous entends, bouge-toi », glisse Jérémy Wick. « Et tous les autres de son gouvernement, qui ne sont pas à la place du livreur qui livre un tacos sous la flotte pour trois euros ».