Livreurs : ils établissent un rapport de force dans la lutte contre les plateformes


 

La lutte contre les plateformes s’amplifie depuis l’automne. Mais il reste compliqué de faire plier un employeur quand ce dernier refuse de se considérer comme tel. Des trottoirs des MacDo aux sièges de l’assemblée en passant par les bancs des tribunaux, les livreurs et leurs alliés multiplient les actions pour tenter de contre balancer la toute puissance des plateformes. Etat des lieux de leur lutte.

 

Trois jours de blocage. Trois jours à se les peler devant l’entrée des McDo, des Burgers Kings et autres restos de sushi. Trois jours qui ont paru une éternité à Mavzer Tasdelen, gérant du restaurant l’Istanbul de Reims : « C’est simple, on a dû perdre quelque chose comme 90% de notre chiffre d’affaires sur le weekend. Les livreurs ont mis la restauration de la ville à l’arrêt. »

Du 22 au 25 janvier, les livreurs Deliveroo et Uber Eats de Reims ont cessé de travailler et manifesté devant l’entrée des restaurants rémois. « C’est assez simple de mettre les restos à l’arrêt car ils sont pratiquement tous sur la même place. La grève à été bien suivie du côté des livreurs, pas grand monde ne travaillait », raconte Lucas* qui a participé au mouvement. « Les rassemblements devant les restos dissuadent aussi les livreurs non grévistes de bosser. Ceux qui veulent livrer expliquent qu’ils ont besoin d’argent, les autres leur répondent qu’il faut justement faire grève pour augmenter le prix des courses. Chacun défend son point de vue et il y a parfois des tensions », commente de son côté Mavzer Tasdelen.

 

Une lutte qui s’amplifie

 

Chez les livreurs, aussi appelés coursiers, ou « bikers » par les plateformes qui se la jouent Californie, le constat est partagé : ils bossent trop et pour trop peu. A Reims, les revendications concernent donc avant tout l’augmentation du prix de la course mais aussi l’arrêt des blocages de compte, ou encore l’ouverture d’un local pour les livreurs. « Ça fait un peu plus de deux ans que je fais ce boulot et je n’avais jamais fait grève jusqu’à aujourd’hui », explique Lucas. Pourtant, en janvier 2021, tout s’accélère. Les livreurs, jusqu’alors regroupés sur un groupe WhatsApp annoncent une première journée de grève le 10 janvier, créent le Collectif des livreurs de Reims le 18 et commencent la grève de trois jours le 22.

 

Action des livreurs lyonnais devant un McDo. Crédit : GB

 

Si ces mouvements de grève des livreurs Uber Eats et Deliveroo n’ont rien de nouveau en France, ils se multiplient incontestablement depuis l’automne 2020. De plus, là où la lutte était historiquement portée par le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP), celle-ci se décentralise de plus en plus. A Nantes, Dijon, Lille, St Etienne, Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Toulouse, Reims, on encore Arras, les actions se succèdent et se ressemblent : livreurs à vélo ou à scooter, dans l’écrasante majorité de jeunes hommes, défilent dans les rues, bloquent les restaurants et interpellent les collègues aspirés par leur besogneuse routine. Le syndicat CGT Livreurs est lancé nationalement fin octobre avec une conférence de presse intitulée « La CGT à l’assaut des plateformes ». Implanté dans différentes villes (Bordeaux, Lyon, Dijon, Toulouse, Nantes…), mais loin d’être représenté dans toutes, le syndicat pose une première date de mobilisation nationale le 30 octobre, puis le 5 décembre et enfin le 29 janvier.

 

Quelles avancées ?

 

Le CLAP en a mené des actions de mobilisation : cortège de livreurs en tête des manifs parisiennes, blocage du Deliveroo Édition (véritable usine à bouffe nord parisienne) de St Ouen pour la Saint Valentin ou refus de livrer les pizzas pour la coupe du monde, tentant de fédérer les livreurs d’autres villes, voire d’autres pays, dans la lutte.

Pourtant, malgré un pouvoir de blocage certain, les livreurs ont toujours peiné à obtenir des avancées. Pire, leurs conditions de travail et de rémunération n’ont cessé de se dégrader depuis 2016, date d’arrivée d’Uber Eats et Deliveroo en France. « Avant il y avait même un tarif horaire minimum », se remémore nostalgique Lucas qui, avec ses trois ans d’expérience dans le métier, fait office de vieux de la vielle. Effectivement, jusqu’en 2017 Deliveroo assurait 7,50 € de l’heure à ses « bikers » plus 2 à 4 euros par livraison. Des conditions particulièrement avantageuses qui avaient pour but de créer un appel d’air et de faire inscrire un maximum de livreurs sur la plateforme. Dès septembre 2017 le tarif horaire est supprimé. La rémunération passe à 5 euros minimum par course (5,75 euros à Paris) pour l’ensemble des livreurs. La plateforme ne s’arrête pas là. Entre septembre 2017 et juillet 2019, elle change encore deux fois son mode de tarification, diminuant sans cesse le tarif minimum de la livraison. Jusqu’à le faire définitivement disparaître.

 

Négocier ?

 

Face à la contestation, la stratégie des plateformes consiste avant tout à faire la sourde oreille. Ainsi : aucune réaction d’Uber ou de Deliveroo après la grève de trois jours à Reims. La direction de la plateforme Deliveroo explique d’ailleurs à la presse locale qu’elle « ignore de quelle légitimité se prévaut » le comité qui organise la grève. Uber Eats explique de son côté qu’il existe à Reims « une équipe locale chargée des relations avec les livreurs et qui est disponible chaque semaine pour dialoguer ».

A la différence des entreprises employant des salariés, les plateformes se cachent derrière le statut de micro-entrepreneur de leurs livreurs, pour refuser toute négociation. Chez Deliveroo, les seuls livreurs reconnus comme des porte-paroles sont les élus au « Forum des livreurs », un événement organisé chaque année à Paris où sont conviés 25 livreurs élus par les autres coursiers pour un an via vote électronique. Au forum, il n’est pas question de débattre rémunération ou condition de travail mais seulement d’ ajouter des points à l’ordre du jour ». Le forum fait ainsi office de chambre d’enregistrement où les patrons de la plateforme écoutent les revendications des livreurs avant de les enterrer. Un « simulacre de dialogue social », résume Médiapart.

Anomalie dans la matrice : les livreurs indépendants de St Etienne ont récemment été reçus par Uber Eats après deux jours de forte mobilisation, les 13 et 18 décembre 2020. A la surprise générale ils obtiennent la garantie de gagner au minimum 10€ de l’heure le midi et 12€ de l’heure le soir. La presse s’emballe : les livreurs « ont fait plier Uber Eats » y aura-t-il un effet boule de neige partout en France ? Or passé ces quelques articles, le bilan de la négociation fait pâle figure. « Finalement on n’a pas gagné grand chose, témoigne Arthur, livreur de Saint Etienne qui a participé à la grève, l’accord n’a duré que pour la période des fêtes de Noël. C’était un accord oral, personne n’a rien signé et aujourd’hui tout est revenu au point de départ.»**

 

David contre Goliath

 

Les plateformes disposent de nombreuses armes pour juguler la contestation. En premier lieu le statut de micro-entrepreneur de leurs livreurs qui les dispense de nombreuses responsabilités légales. Pas de congés payés, pas de cotisations pour la retraite où le chômage, pas d’instances représentatives du personnel, bien-sûr. Mais également une possibilité de se débarrasser de tout livreur encombrant sans avoir à se justifier devant personne. On compte ainsi plusieurs coursiers engagés dans la lutte contre les plateformes dont le compte a été bloqué, comme Nassim Hamidouche ou Arthur Hay du syndicat des livreurs CGT de Bordeaux. Cerise sur le gâteau, l’émission Cash Investigation a révélé en septembre 2020 que Deliveroo a utilisé la géolocalisation de son application pour identifier et ficher les livreurs qui ont manifesté contre ses baisses répétées de tarif.

 

 

D’ailleurs, même lorsqu’ils ne sont pas en lutte, rien n’est plus facile que de virer des livreurs. Youssouf en a récemment fait les frais. Coursier depuis plus de deux ans pour Deliveroo, il reçoit début décembre un mail lui indiquant que son compte va être bloqué. On lui reproche d’avoir annulé trop de commandes après les avoir acceptées, ce qu’il conteste. Pour un coursier qui bosse 40 à 60 heures par semaines, parfois 12 heures par jour, qui a eu plusieurs accidents en tentant de travailler toujours plus vite, ce blocage de compte est d’une grande violence. « Comment je vais payer mon loyer ? Je n’ai pas droit au chômage, rien ! ». Mais les angoisses de Youssouf n’intéressent que peu la plateforme qui pourra très facilement le remplacer. Le gigantesque turn-over de livreurs et d’ailleurs ce qui garantit actuellement la position de force de la plateforme dans le rapport de force face aux livreurs.

« C’est imparable : plus y a de livreurs sur la plateforme, plus Deliveroo et Uber font baisser les prix. Or si la crise sanitaire a augmenté le nombre de commandes, elle a assurément fait exploser celui des livreurs », analyse Arthur Hay de la CGT Livreurs de Bordeaux. Travailleurs de la restauration au chômage, étudiants, mais aussi coursiers sans-papiers qui travaillent en nombre avec des comptes loués illégalement : il y a toujours du travail sur la plateforme. Précarisés, ils sont prêts à remplacer ceux qui contestent leurs conditions de travail. « Dans le cas de Youssouf, il ne reste plus qu’à aller en justice et demander la requalification de son contrat de travail et les indemnités qui vont avec, il gagnera surement », analyse Jérôme Pimot du CLAP, au fait du dossier.

 

Changer la loi

 

Et Jérôme Pimot pourrait bien avoir raison. La justice française n’a en effet aucun mal à considérer la relation entre livreurs et plateformes comme un lien de subordination relevant du salariat. Pour preuve les diverses décisions de justice tombées en 2019 : la Cour de cassation visant la plateforme Take Eat Easy, puis la cour d’appel pour Uber, ont toutes deux jugé que des travailleurs des plateformes étaient des salariés. « Le problème quand on conteste son contrat de travail, c’est que ça reste individuel : les plateformes signent le chèque et l’exploitation continue pour les autres », commente Barbara Gomes, maître de conférence en droit spécialiste des plateformes numériques et conseillère PCF de Paris. « De plus, quand on est sur un marché du travail où il y a énormément de précarité, voire un grand nombre de travailleurs sans-papiers prêt à travailler pour pas grand chose, tout le monde ne va évidemment pas en justice. Ce qu’il faut c’est faire changer la loi et établir une bonne fois pour tout que le travail de livreur pour une plateforme, c’est du salariat », conclut-elle.

Or de ce côté là, il n’y a pas grand chose à attendre du gouvernement. Le rapport Frouin portant sur « la régulation numérique des plateformes de travail » rendu en fin d’année 2020 et censé établir de nouvelles protections pour les travailleurs des plateformes, prend comme point de départ l’impératif de ne pas toucher à leur statut d’indépendant. « Ce n’est pas une rationalité juridique qui a présidé à ce rapport, mais une rationalité politique », résume Barbara Gomes. Les solutions que le rapport propose à savoir le portage salarial et la coopérative d’activité et d’emploi sont d’avantage des moyens de trouver un tiers sécurisant les plateformes, plutôt que les livreurs. « Le modèle de Deliveroo, Uber, c’est le grand rêve libéral qui se réalise et ce n’est pas pour déplaire à notre gouvernement », tranche Barbara Gomes.

Ainsi, d’ici avril, le gouvernement va travailler sur une ordonnance concernant le dialogue social dans le secteur des plateformes. Ira-t-on vers une réelle représentation des livreurs voire une prise en compte de leurs syndicats ou collectifs ? Or sans réel statut salarial ce dialogue social pourrait bien s’avérer pipé. Face à cette dynamique, il ne reste plus aux coursiers qu’à continuer de s’organiser et tenter d’augmenter encore le rapport de force.

 

 

 

*Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé.

**D’après Pierre, livreur du collectif autonome de St Etienne, que nous avons contacté après le publication de cet article, le tarif minimum et la prime de pluie (+1€ par course quand il pleut) sont toujours en vigueur aujourd’hui (29/01/2021) à Saint-Etienne malgré la communication de Uber Eats qui certifie le contraire.