Jeudi 25 février, les étudiant·es de l’ENS de Lyon se sont rendu·es devant le bureau de leur président aux cris de « violences sexistes, école complice ». Depuis des années, des agissements sont dénoncés au sein de l’école. Pourtant, en 2021, il n’existe toujours pas de réel dispositif d’écoute dans l’établissement.
Une cinquantaine d’étudiant·es défilent dans les couloirs vides de l’École Normale Supérieure (ENS) de Lyon en ce jeudi après-midi de la fin du mois de février. En cœur, ils et elles reprennent le même slogan : « Violences sexistes, Pinton complice » et placardent des feuilles A4 « Violeurs hors de notre école », « Stop à l’impunité », « Pinton démission », sur les murs et les portes.
« Pinton », Jean-François de son prénom, est président de l’ENS Lyon depuis 2014. Il a connu l’épisode loi Travail, les occupations de salles mais aussi la vague #Metoo et ses remous, ressentis jusque dans son établissement d’excellence. En matière de violences sexuelles et sexistes (VSS) les élu·es étudiant·es et membres du personnel (profs, technicien·nes…), lui reprochent souvent la même chose : passivité, inaction, voire minoration des problèmes.
Entre 50 et 80 https://t.co/aOtJfpGUBH de l’ENS de Lyon vont toquer à la porte de leur présidence pour dénoncer la non prise en compte de la question des violences sexuelles et sexistes dans leur établissement. @CgtEns @ECHARDE_ENSL # pic.twitter.com/KqpbeTric7
— Rapports de Force (@rapportsdeforce) February 25, 2021
Ainsi personne n’est surpris lorsque le petit cortège étudiant constate que le bureau de la présidence est finalement vide. A l’ENS de Lyon, lorsqu’on tente de poser la question des violences sexuelles et sexistes, on se retrouve bien souvent face à une porte.
« Culture du silence » à l’ENS Lyon
L’ENS de Lyon n’est pas un monde à part, protégé des problématiques des VSS. Il reste toutefois difficile de quantifier précisément le phénomène tant les dispositifs de signalement dysfonctionnent, et la direction de l’ENS ne nous communiquera aucun chiffre. Elle n’en donne pas davantage à son CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) qui doit pourtant être obligatoirement informé lorsque des violences ont lieu dans l’établissement. « À l’ENS, lorsqu’on évoque les VSS, la direction est dans le déni », résume Agnès Francfort, élue étudiante.
De nombreux éléments pourraient pourtant alerter la direction de l’école. Clément Luy, élu étudiant, explique ainsi que depuis la rentrée de septembre, une dizaine de situations de VSS lui ont été rapportées. Fabien Mongelard, enseignant chercheur en biologie et élu CGT au CHSCT de l’ENS de Lyon se rappelle une situation précise. « C’est un cas qui nous a échappé, on est arrivé trop tard. Lors d’une visite de labo, comme nous le permettent les compétences du CHSCT, on nous a rapporté qu’une jeune femme doctorante avait décidé d’arrêter sa thèse suite à un harcèlement. Elle n’en avait parlé à personne, elle avait affronté cela toute seule. »
Des données plus globales confirment qu’il y a bien un problème : dans une étude sur les VSS à l’ENS menée par la CGT auprès des étudiant·es et employé·es de l’école, 25 % des femmes interrogées déclarent avoir fait l’objet de blagues répétées à connotation sexuelle et 20 % disent avoir reçu des injures. « Nous avons obtenu 165 réponses sur les 3000 étudiant·es et membres du personnel, ce qui a suffi pour que la direction considère que notre étude ne voulait rien dire. Pourtant nous ne sommes pas très loin des chiffres nationaux », explique Camille Borne, élue au CHSCT pour la CGT. De fait, selon une enquête du défenseur des droits menée en 2014, 20 % des femmes actives disent avoir été confrontées à une situation de harcèlement sexuel au cours de leur vie professionnelle.
Enfin en 2018, une enquête de Médiacité dénombrait au moins cinq cas de violences sexuelles à l’ENS de Lyon et évoquait une véritable « culture du silence » au sein de la direction. À l’époque, celle-ci venait de mettre en place une commission et des référent·es « égalité » (souvent des enseignant·es), censé·es recueillir la parole des victimes. Trois ans plus tard, il ne reste plus grand-chose de ce dispositif.
Coquille vide
Quelques minutes avant de monter au bureau de leur président, au moins 80 étudiant·es et membres du personnel sont réuni·es dans le verdoyant parc de l’ENS pour une réunion à mi-chemin entre une AG et un groupe de parole. Un chiffre conséquent en période de pandémie dans une école qui compte environ 2000 étudiant·es réparti·es sur deux campus.
« Mais alors, à qui doit-on s’adresser aujourd’hui si on fait face à du harcèlement ? » D’une phrase, une étudiante en quête d’informations résume le problème. Depuis 2018, une commission égalité, composée d’élu·es, de référent·es égalité et de membres de la direction, est censée recueillir la parole des victimes et les orienter vers le service adapté : « service médical, direction des ressources humaines ou des affaires juridiques », précise l’ENS. Or celle-ci est hors service depuis 2018.
« Cette commission n’était pas assez indépendante de la direction puisque ses membres y siégeaient. Nous ne pouvions pas valider ce dispositif et nous l’avons donc quitté. Aucun dispositif à la hauteur de l’enjeu n’a été mis en place depuis », dénonce Camille Borne de la CGT ENS de Lyon. « La précédente Commission Égalité n’a pas pu faire aboutir ses travaux en raison de divergences d’appréciation sur les rôles respectifs du CHSCT et de cette commission », argue de son côté la direction de l’ENS.
Ainsi, les élu·es au CHSCT quittent la commission dès février 2018, les étudiants suivent à l’été. Resté·. es dans le dispositif sans décharge horaire ni fonds dédiés, les référent·es égalité s’estiment, pour leur part, quasiment inutil·es face aux VSS. À qui se confier si on est victime de VSS à l’ENS ? « Je vous répondrai quand j’aurai eu une formation », ironise Yan-Li le Dantec, enseignant d’anglais et référent égalité à l’ENS.
Se mettre aux normes
Avec une prise en charge plus que légère de la question des VSS, l’ENS Lyon flirte avec les limites du cadre administratif imposé par le ministère. Ainsi, depuis la circulaire ministérielle du 9 mars 2018, relatives aux VSS dans la fonction publique, chaque établissement doit mettre en place une cellule d’écoute mais aussi un circuit ressources humaines permettant de faire remonter et de traiter les violences, « ce qui n’est pas fait », rappelle Fabien Mongelard de la CGT.
Depuis, cette circulaire a été renforcée par l’accord relatif à l’égalité professionnelle de novembre 2018. L’ENS a désormais jusqu’au 1er mai 2021 pour transmettre son « plan égalité » au ministère. Ce dernier devra prévoir la mise en place « d’un dispositif de signalement, de traitement et de suivi des violences sexuelles, du harcèlement et des agissements sexistes ». Autrement dit, la mise en place d’une véritable cellule d’écoute.
Ludivine Vagneur, élue CGT référente sur les questions de VSS au CHSCT, commente : « jusqu’à présent, l’ENS ne faisait même pas le minimum en matière de VSS. Cet accord va au moins les pousser à se mettre aux normes. Après toutes ces années, je pense qu’on va enfin y arriver ». Pourtant une dernière bataille reste à mener. « Il va falloir qu’au sein de cette cellule, il y ait des élu·es du personnel et des élu·es étudiant·es car ce sont les seul·es à pouvoir mettre la direction face à ses responsabilités en matière de violences sexuelles et sexistes », conclut la bibliothécaire.
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