droits humains

Entreprises et droits humains : les profits avant la vie


 

Deux ans après l’adoption en 2017 de la « loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre », le premier bilan n’est pas très flatteur pour les sociétés françaises. Dans l’ensemble, elles rechignent à assumer leurs obligations en matière de responsabilité sociale et environnementale.

 

Il n’y a pas beaucoup de bons élèves. C’est ce que révèle un large regroupement d’associations (Les Amis de la terre, Amnesty International, Sherpa…) dans un rapport sur l’application de la loi de 2017 surnommée loi « Rana Plaza », du nom de l’immeuble vétuste abritant les ateliers textiles de sous-traitants de grandes marques occidentales au Bangladesh. En 2013, le Rana Plaza s’effondre, tuant 1138 ouvriers du textile et habitants.

La loi oblige dorénavant les entreprises employant plus de 5000 salariés en France et 10 000 dans le monde à établir un plan de vigilance annuel. « Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle », précise le texte. Des sanctions légales peuvent être prises à l’encontre des entreprises contrevenantes : la loi prévoit que toute personne ayant intérêt à agir peut saisir un juge. Et ce, qu’elle soit victime, association ou syndicat.

Les associations rédactrices du rapport estiment à 300 le nombre de sociétés concernées, mais n’ont épluché que 80 plans de vigilance. Malgré leurs demandes répétées auprès du ministère de l’Économie, aucune liste des entreprises concernées n’a jamais été publiée. Pour autant, le résultat de leur étude n’est pas brillant pour les multinationales : peu des 80 entreprises analysées ont rempli correctement leurs obligations légales. Certaines n’ont même pas pris la peine d’établir un document. Parmi les cancres figurent le Crédit Agricole, Lactalis, Zara ou H&M. Ce dernier travaille pourtant toujours avec des entreprises sous-traitantes au Bangladesh, où les conditions de travail sont assez éloignées des attentes de la loi de 2017.

 

Vigilantes, mais pas trop

 

« Notre bilan montre que la majorité des plans publiés en 2018 sont insuffisants : ils sont trop imprécis et souvent lacunaires », écrivent les associations. Pour elles, les méthodes d’identification des risques sont incomplètes, voire inexistantes dans les deux tiers des documents étudiés. Pire, les entreprises ont plus souvent tendance à mentionner les risques que les violations des droits humains font courir à l’entreprise et à sa performance, plutôt que l’inverse qui est pourtant l’esprit de la loi. Ainsi, les droits de l’homme ou de l’environnement intéressent moins ces sociétés que les risques juridiques, financiers ou de réputation pour l’entreprise.

Même pour les relatifs bons élèves, les associations relatent des manques essentiels. Les pays considérés à risque parmi ceux où les entreprises opèrent sont rarement identifiables dans les documents. De même, les informations sur les sites industriels, activités ou projets présentant des risques d’atteintes graves aux droits humains ou à l’environnement ne sont pas disponibles. Difficile dans ces conditions d’imaginer, et encore plus de contrôler, les actions de prévention ou d’atténuation des risques auxquelles les entreprises sont pourtant soumises.

De là à penser que pour les entreprises ayant réalisé ces plans, il s’agit exclusivement de se mettre à l’abri juridiquement, il n’y a qu’un pas. Un pas qu’il est tentant de franchir en observant que les risques liés aux activités des filiales ne sont pas signalés la plupart du temps. Il s’agit pourtant du cœur du sujet de la loi de 2017. Même lorsque des programmes d’action sont mentionnés, ils ne répondent que de façon partielle aux risques identifiés par l’entreprise. Pourtant en matière de droits humains ou environnementaux mis à mal par les multinationales, les scandales ne manquent pas. De l’accident industriel de Bhopal en Inde dans les années 80 avec ses 25 000 morts et 100 000 malades, à la rupture du barrage de Brumadinho au Brésil début 2019, en passant par les déversements de déchets toxiques en Côte d’Ivoire, le naufrage de l’Erica en France, ou l’effondrement du Rana Plaza : à chaque fois, la responsabilité des entreprises est criante.

 

Extraction minière, armement, agroalimentaire : risque maximal, prévention minimale

 

Le cartel d’associations à l’origine du rapport s’est concentré sur cinq secteurs clefs : l’extraction, l’armement, les banques, l’agroalimentaire et le textile. Ce dernier par exemple fonctionne sur la sous-traitance en cascade imposant des salaires inférieurs aux besoins vitaux des populations, et se trouve être la deuxième industrie la plus polluante après l’industrie pétrolière. Mais c’est le secteur extractif (mines, gaz et pétrole) qui est signalé par les associations comme le plus préoccupant en matière de violation des droits humains et des dommages environnementaux.

Dans ce secteur, la France compte deux géants très implantés à l’étranger : Orano (ex-Areva) et Total. Pour le champion du nucléaire, les risques signalés dans son plan sont ceux pouvant affecter l’entreprise : sécurité du personnel, résultats financiers d’une unité ou du groupe, image de marque. Son document ne mentionne même pas directement les risques liés à l’extraction d’uranium. À partir de là et assez logiquement, les mesures prises par la multinationale pour remédier aux risques sont orientées vers le recours à des assureurs et des réassureurs. Total ne fait pas vraiment mieux : les questions des gaz à effet de serre et du réchauffement climatique sont tout bonnement absentes de son plan.

La palme d’or des risques pour les droits humains et environnementaux devrait en toute logique revenir à l’industrie de l’armement. Or, sur le marché de la guerre, la France se classe à la troisième place mondiale des exportateurs d’armes et compte sur son sol trois groupes importants : Thales, Dassault Aviation et Naval group. Pour les trois, les plans sont peu lisibles, manque de contenus et de précision. Par ailleurs, ils ne mentionnent pas la liste des sociétés que ces groupes contrôlent, les pays d’implantation ou les risques, à l’exception bien sûr de ceux pour l’entreprise. Il est vrai qu’en la matière, le secret d’État n’est jamais très loin.

Pourtant, selon Amnesty International, du matériel de guerre a été livré au ministère de l’Intérieur égyptien, encore récemment, et utilisé contre des manifestants. De la même façon, des transferts d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis sont suspectés d’illégalité, alors que toute livraison nécessite l’autorisation du Premier ministre. En tout cas, pour les entreprises d’armement comme pour tous les autres secteurs d’activité, des poursuites pourront être engagées dès 2019 sur la base des obligations fixées par la « loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre ». Une raison qui pourrait pousser les entreprises à muscler juridiquement leur plan cette année.