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Le 17 novembre sera-t-il apolitique ?


 
Tout le monde parle du 17 novembre et des fameux « gilets jaunes ». Samedi 10 novembre, une semaine avant le grand jour, une annonce est postée sur le groupe Facebook toulousain qui appelle au blocage : « Samedi on prépare l’action ! » Guillaume Bernard s’y est rendu en immersion pour Rapports de force et nous livre ses impressions.
 

« Tu connais ce son, Roger ? », hurle Martin, la voix couverte par les basses de sa vieille Clio. La playlist « reggae de guerre » du jeune étudiant retentit sur le périphérique toulousain où des dizaines de bagnoles improvisent, gilets jaunes aux fenêtres, une opération escargot. Roger, 70 ans, ancien directeur des impôts, qui a fait de l’optimisation fiscale son hobby de retraité, reste calme au milieu de tout ce bordel. Cela le change de Bercy où il a bossé plusieurs années.

Martin zigzague sur sa voie, klaxonne en sautillant sur son siège. En une vingtaine de minutes, des kilomètres de bouchons se forment. Ce n’était pas prévu. Ni par mes compagnons de covoiturage, joints sur la page Facebook « Blocage 17 novembre Toulouse », ni par les personnes présentes au rassemblement. L’objectif était de préparer l’action, la vraie, celle qui aurait lieu samedi prochain. Il a pourtant suffi d’un mot, d’une simple suggestion faite au micro : « Et si on rentrait chez nous sans trop se presser ? » pour que le périphérique soit bloqué.

 

Faire chier Macron

 

Quelques minutes plus tôt, tout le monde est pourtant sagement réuni sur un parking en bordure de rocade. Même Martin reste tranquille. Prévoyant, il nous demande nos numéros « au cas où on se retrouve plus dans la foule ». Il s’attend à voir beaucoup de monde et pour cause : le groupe Facebook toulousain regroupe plus de 17 000 comptes. Pourtant sur place ce n’est pas la cohue non plus. Avec 300 à 400 personnes réunies là, nous ne sommes pas assez pour nous perdre et pas assez pour bloquer la France, mais nous sommes quand même beaucoup pour des gens qui ne se connaissent pas, se sont vaguement croisés sur Facebook et qui projettent une action on ne peut plus floue.

Dans la froideur du parking nu, sans banderole, ni barbeuc ni merguez, le micro tourne et certains tentent de définir l’action du 17. « Il faut faire la révolution par la paix » annonce le premier, « un blocage citoyen ! », poursuit un second, « montrer qu’on en a marre », suggère un troisième, « faire chier Macron », conclut un dernier. En allumant ma télé, j’avais pourtant cru comprendre que la grogne concernait le prix du carburant, et surtout les taxes qui l’alourdissent.

Le mouvement est présenté comme celui « des usagers qui en ont marre », de cette « classe moyenne » des campagnes, des banlieues et périphéries, touchée de plein fouet par la hausse des tarifs à la pompe alors qu’elle empile les bornes pour aller bosser. Or, devant le petit chapiteau de fortune, les revendications sont bien plus larges : « On n’est pas seulement là pour l’essence, on est contre le racket fiscal ! Contre Macron ! » Un ras-le-bol général résumé par ce petit gilet jaune posé en évidence sur son tableau de bord pour montrer « qu’on en est », et qui recouvre les manteaux en ce samedi après-midi d’automne.

 

Des gars du FN

 

Ce gilet jaune ne cache-t-il pas autre chose que des manteaux ? « J’ai vu qu’il y avait une autre page pour le 17 novembre à Toulouse, avec beaucoup de gars du FN dessus. J’espère qu’ils n’étaient pas aussi sur notre page. Moi c’est pas trop ma came », commente Martin. Silence. « Mais si ça se trouve je suis en train de parler à deux gars du FN ! » se marre notre reggae-man (de guerre), brisant subtilement la glace. Je le rassure, laconiquement par un : « Non, t’inquiètes ! »

« Je suis de droite, mais pas FN », précise Roger, notre vénérable aïeul anti-impôts. C’était aussi ma crainte, avec les millions de vues faites par la vidéo de Franck Bühler secrétaire de circonscription chez Debout la France appelant à bloquer le 17, la bénédiction du RN sur le mouvement, les communiqués de la CGT refusant de participer à une action « clairement d’extrême droite », je flippais pas mal de me retrouver peinturluré en bleu blanc rouge à gueuler « On est chez nous. »

 

Raymond, modérateur du groupe Facebook.

Mais ce n’était pas le genre de Raymond et de Sébastien, modérateurs du groupe Facebook, à qui l’initiative d’avoir installé le chapiteau donnait, de droit divin, le pouvoir de distribuer la parole. Ce retraité, ancien syndiqué CFDT qui « a vu à quel point tous les syndicats avaient la langue marron » et ce chauffeur de bus, président de l’association des sports loisirs automobiles toulousains, précisent bien qu’ils ne sont pas des organisateurs et qu’ils ne nous diront pas quoi faire le 17 novembre.

S’ils parlent beaucoup, ils ne semblent pas guider l’AG de fortune vers un point précis. Ils tentent plutôt de mettre l’ambiance en lançant des « Macron démission » ou des « Toulousain ! Toulousain ! » en mode match de rugby. D’ailleurs, ils acquiescent pratiquement à toutes les interventions. Pas une seule fois le mot immigré n’est prononcé, pas de Marseillaise, comme cela s’est vu dans le Vaucluse, mais au contraire des réflexions sur « la fausse écologie utilisée pour augmenter les taxes », « la désobéissance » et la « démocratie ». Le rassemblement n’a pas l’air téléguidé par le RN.

 

Que faire ?

 

« Pour le 17, je pense qu’il faut pratiquer la guérilla », m’interpelle un grand moustachu, mystérieux, mais énervé. « On doit être mobile ! Pas se laisser encercler par les flics. On fait des petits groupes de quelques dizaines de personnes, on bloque un rond point 30 minutes et hop, on bouge, MO-BI-LI-TÉ. J’ai 56 ans et c’est la première fois que je manifeste. Ce n’est pas pour me faire arrêter au bout de 10 minutes », précise-t-il devant mon étonnement.

Martin notre pilote reggae qui assiste à ma discussion avec ce Che à moustache a des étoiles plein les yeux : « Les flics ? Ils peuvent venir ! J’ai acheté un masque à gaz avec visière, le 17 je ne mettrai pas de coups, mais je suis prêt à les encaisser ! » Pourtant, autour de moi tous les gilets jaunes ne sont pas des guérilleros en fureur. Au contraire, les frilosités des uns tranchent clairement avec les appels à la révolution des autres : « On ne peut pas bloquer un lieu, c’est 4500 € d’amende. Moi je ne les ai pas. On va énerver les gens qui veulent aller au boulot, même le samedi, il y en a qui bossent ! »

 

Sébastien, modérateur du groupe Facebook interviewé par FR3.

Pendant que Roger notre filloniste, tout de même contrôleur des impôts, nous suggère plutôt une opération escargot, l’assemblée y va de ses suggestions d’actions concrètes : « on ne consomme rien », « on démonte les barrières des péages », « on bloque le périph », « surtout on ne casse rien ! », « tout le monde reste chez soi », « on commence le 16 », « on fait quoi après le 17 ? ». Elles resteront toutes sans réponse : aucun organe décisionnel, pas même l’AG dans son ensemble, n’a été institué. Sébastien, après avoir répondu à une interview de France 3, se contente de balancer l’adresse des parkings qui ont été proposés sur la page Facebook pour être des lieux de rassemblement. « Une fois là-bas vous ferez ce que vous voudrez », lance-t-il.

 

“Apolitique”

 

Au micro, Raymond nous incite à nous méfier de la police : « Elle est parfois elle-même déguisée en casseurs et rappelez-vous qu’elle a tué un jeune à Sivens, sur une ZAD, qui n’avait rien fait sinon manifester. » Tentant vaguement d’écrire un papier sur la manif j’essaie d’identifier des références communes, de mettre les gens dans des cases. Il veut quoi ce Raymond, soi-disant un ex-CFDT ? Il est anti-flics ? C’est un zadiste ? Et cette jeune qui prend la parole et nous raconte mai 68 tel qu’elle l’a entendu dans la bouche de son Papi : « Les gens ont fait une grosse manif en plein Paris où il y a eu des morts et après plus personne n’est allé travailler. » C’est qui ? Un sous-marin trotskyste ? « Souvenez-vous de 1789 » met en garde un participant. « Regardez la révolution en Arménie ils ont commencé 200 ils ont fini ils étaient des millions. », avance un autre. C’est le bordel, chacun y va de sa référence historique et mon radar politique bug totalement.

Alors le 17 novembre serait-il vraiment « apolitique », comme le martèlent des dizaines de posts sur les pages Facebook ? Bah ouais, je pense. J’entends déjà ricaner mes potes de la fac : « Apolitique, donc de droite ! » Et ils n’auraient pas tout à fait tort. Pour sûr, l’action des gilets jaunes a une implication politique, il suffit d’allumer les infos, de voir tous les dirigeants de partis se positionner et Macron bégayer pour le comprendre. Les gilets jaunes ne sont pas sans a priori partisans. Ils ne sont pas non plus « le peuple », comme ils aiment tant le dire eux-mêmes, oubliant qu’ils n’en sont qu’une partie. Ce peuple qui a une bagnole, qui travaille, qu’une seule et même chose a mis en mouvement au départ : les taxes. Pas les salaires, les dividendes exorbitants reversés aux actionnaires, le sexisme, le racisme, l’homophobie. Non, les taxes, dans un élan poujadiste. Cela dit bien quelque chose de ce mouvement. Pourquoi « apolitique » alors ?

Parce que les électeurs poujadistes qui en 1956 envoyèrent 52 députés à l’assemblée — dont Jean-Marie Le Pen — n’ont pu le faire que parce qu’ils avaient Pierre Poujade, son parti et son syndicat à leur tête. Ils avaient des appareils pour que leur colère devienne politique. Or pour l’instant, personne n’est encore à la tête des gilets jaunes et c’est pour cela que le mot « apolitique » peut être employé pour qualifier le mouvement.

Parce qu’à Toulouse, bien loin d’être téléguidé par des appareils rodés, partis ou syndicats, le mouvement des gilets jaunes lévite au-dessus des structures. Ses références, ses discours, la désorganisation de ses membres tranchent avec une quelconque pratique militante. Apolitique aussi parce qu’il est une force qui tente de s’organiser sans objectif précis, simplement sur la base d’une colère commune. Par contre, leur action est imprévisible. Un impromptu « et si on rentrait chez nous sans trop se presser ? », lancé à la volée, devient un blocage du périphérique toulousain une semaine avant l’heure.

 

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