Mathieu Rigouste Enquête Critique

Mathieu Rigouste : produire du savoir critique « depuis les mondes opprimés »


Mathieu Rigouste est chercheur en sciences sociales. Il est reconnu, entre autres, pour son film documentaire « Un seul héros, le peuple », et son ouvrage majeur « La domination policière, une violence industrielle » (La Fabrique), dont une édition augmentée est parue à l’automne 2021. Il est également le co-fondateur de la plateforme indépendante de recherche en sciences sociales Enquête Critique, lancée en septembre dernier. L’ambition de celle-ci ? Construire un savoir critique « depuis les luttes », et le faire circuler dans une perspective d’auto-éducation populaire. Ne plus enquêter « sur » les personnes concernées, mais « avec » elles… De quoi nourrir la réflexion sur ce qui éloigne le monde universitaire des classes opprimées. Et démontrer que l’on peut en prendre le contrepied. 

 

Début février, vous avez publié sur la plateforme enquêtecritique.org un rapport de l’Observatoire de l’urgence sanitaire. Ce travail de recherche a été mené par des personnes directement concernées par les atteintes aux droits, les solidarités et les résistances qui y sont décrites. Est-ce représentatif de ce que vous cherchez à construire : une sociologie depuis les terrains de luttes, incluant celles et ceux qui luttent ? 

 

Ce rapport documente nos observations durant le premier mois de confinement, sur six secteurs d’enquête (ndlr : « les colonies d’outre-mer, les quartiers populaires, les prisons, les centres de rétention administrative, les foyers d’immigrés, et les établissements sociaux et médico-sociaux »). Un second rapport, qui couvre cette fois trois mois de confinement, sera disponible sur notre plateforme dans les prochaines semaines. 

Sur un fil Signal, nous avons regroupé des personnes issues de différents mondes de luttes et parcours de vie. La récolte des sources s’est faite par ces personnes directement concernées. Pour les foyers d’hébergement, par exemple, le travail était mené par des gens qui y vivaient, et notamment des Gilets Noirs… Il ne faudrait pas laisser croire qu’être concerné suffit à développer une pensée critique : on a aussi fait le choix d’avancer avec des gens engagés dans les luttes.

Ces habitants des foyers mettaient en commun leurs travaux avec le groupe prison, le groupe centre de rétention, etc. Tout cela a construit un faisceau de données qu’aucun laboratoire universitaire n’aurait pu réunir ! Les gens concernés savent par quelles portes dérobées ils peuvent entrer, surtout dans des lieux loin des regards. Ils ont un vécu partagé avec ceux dont ils recueillent les récits. Même si aucune porte n’est ouverte, ils savent où les retrouver : dans des cantines solidaires, à l’extérieur… 

 

Cela crée un rapport différent avec les personnes interrogées ? 

 

Bien sûr. La relation change : nous ne sommes pas dans de la recherche sur, mais dans de l’enquête critique ensemble. Malgré les meilleures dispositions que l’on peut trouver dans le monde universitaire, personne d’autre que des pairs ne peuvent arriver sur ces terrains-là sans être perçus comme des analystes surplombants.

Une telle démarche peut aussi déclencher de la lutte. Parce qu’elle s’intègre dans des modes de résistance qui existaient déjà dans ces lieux ; et qu’elle s’appuie sur un rapport humain, de confiance… C’est un geste de solidarité : les gens voient que l’on s’intéresse à eux. Dans certains foyers, ces échanges ont donné de la force à un mouvement de blocages et de grève des loyers.

Quand on arrive avec des informations qu’on a eu dans d’autres foyers, ceux qui y vivent se rendent compte qu’ils ne sont pas les seuls à être confrontés à ces difficultés. Ils comprennent qu’ils font face à un système politique, économique. Quand on tire cette conclusion, on se sent d’autant plus capable de s’engager contre ce système… 

 

Est-ce si différent de la démarche d’un universitaire qui assumerait son engagement auprès des personnes qu’il étudie ? 

 

J’ai l’impression qu’il demeure une différence fondamentale entre être un sociologue engagé, et une personne en lutte qui produit du savoir. 

Bien sûr, on a envie d’embarquer avec nous les universitaires engagés. D’ailleurs, nous en avons dans notre comité politique et scientifique, qui compte une vingtaine de personnes. On travaille avec elles et eux pour des relectures, des visionnages…

Nous avons aussi, dans ce comité, des proches de victimes de violences d’Etat, par exemple. On essaie de créer des ponts entre toutes ces personnes. Mais on essaie surtout de construire des actions collectives depuis les mondes opprimés, depuis les luttes, hors du monde universitaire. Notre visée reste la transformation sociale. 

À vrai dire, il y a une partie de notre démarche qui est naturelle, presque automatique, au sein des luttes auto-organisées partout dans le monde. Dans ces luttes, on a pas d’autre choix que de construire avec ce que l’on a, de croiser les récits, les parcours… Alors, les personnes engagées vont d’elles-mêmes piller telle idée vue dans un livre ou un film ; ou tel concept produit dans le monde universitaire. Très vite, elles deviennent fines connaisseuses du système de domination auxquelles elles font face. 

 

 

Comment fait-on pour aboutir à des travaux de recherche rigoureux, exigeants ; tout en brisant les codes de l’entre-soi universitaire ? 

 

Pour moi, c’est une ligne de crête. Il y a un gouffre de chaque côté… Cela nous oblige à avancer en doutant, en regardant où on pose chaque pied. Le premier écueil, c’est de produire des concepts jargonnants, pas nécessaires, qui nous coupent des classes sociales dominées. 

Dès que l’on commence à théoriser en dehors de la pratique, juste pour de la performance symbolique, les gens concernés le sentent très bien. C’est un motif suffisant pour arrêter leur lecture, leur écoute ou leur visionnage.

D’un autre côté, il ne faut pas non plus abandonner l’enjeu de la montée en théorie, de la production d’outils… En fait, il faut le faire de la manière la plus claire possible, avec un langage commun. Par exemple, lorsque nous produisons une fiche de lecture, nous essayons de réduire le nombre de concepts mis en avant. Nous en utilisons quand même, mais en prenant garde à les expliquer à chaque fois.

 

Au-delà de l’attention portée au langage, vous misez aussi sur la diversité des supports, pour rester accessible au plus grand nombre…

 

Tout à fait. Prenons l’exemple de notre travail autour de l’ouvrage ​​La pédagogie des opprimés, de Paulo Freire. ​​Au départ, plusieurs personnes d’Enquête Critique l’ont lu, et ont écrit une fiche de lecture. Cette fiche a été relue par nos amis politiques, loin des universités, qui sont concernés et engagés contre les violences de l’État ou dans des pratiques d’éducation populaire. Ces personnes ont produit un retour critique de cette fiche, se la sont appropriée… Cela les valorise dans leur expertise : elles sont des relecteurs aussi légitimes que des universitaires.

Puis, à Toulouse, nous avons organisé une soirée dans un lieu collectif pour l’enregistrement d’un podcast et d’une vidéo, en complément de la fiche de lecture imprimée. Y étaient présents des membres du comité Vérité et Justice 31, des gens d’Enquête Critique, du grand public… Tout le monde a vu, entendu et participé en direct à la captation du contenu. Dans les échanges, ça change tout ! On fabriquait quelque chose ensemble.

Dans quelques jours, nous proposerons au public toulousain de participer au montage audio et vidéo de ces enregistrements. Ce sont ces principes de pédagogie critique, et d’auto-éducation populaire, que nous voulons mettre en avant. 

 

Mais encore faut-il que les gens les plus éloignés de ce type d’événements en soient informés, et se sentent légitimes d’y aller… Est-ce si simple de sortir des lieux, des cadres et des publics habituels ?  

 

Aller vers ces gens fait partie de notre démarche, même si, bien sûr, on pourrait s’améliorer. Pour y parvenir, on fait feu de tout bois. Par exemple, on réfléchit à un projet avec l’association D.E.F.I Production, qui fait du cinéma avec des habitants d’un quartier populaire de Toulouse. Notre idée est d’élaborer un contre-journal, une fois par mois, avec les jeunes du quartier…

Dans le 19ème arrondissement de Paris, nous sommes en train de concevoir des ateliers pour récolter les paroles des jeunes sur leur rapport à la police. L’idée est qu’ils réalisent eux-mêmes des montages vidéo et audio de ces échanges. 

Un dernier exemple : nous avons réalisé un graff sur un mur géant d’un lieu occupé, à Toulouse. Il s’agissait d’un schéma résumant les bases de l’enquête critique, présenté à l’origine dans un article sur notre site. Cet endroit était un lieu de passage important. Nous avons donc invité plusieurs personnes à participer à la peinture murale, ainsi qu’à sa captation vidéo et audio, pour apprendre de nouvelles techniques. 

Nous avons aussi installé des canapés devant le graff, proposé du thé, à manger. Dès la première journée, énormément de personnes se sont arrêtées devant ! Surtout des personnes très éloignées du monde universitaire… Nous ne l’avions pas du tout prévu. Elles engageaient des conversations : c’est quoi, la recherche ? Est-ce qu’on peut lutter sans produire une analyse rigoureuse de la société ? 

On a envie de reproduire cette expérience ailleurs. En proposant aux gens de faire un dessin à partir de leurs réalités à eux, de le construire comme ils en ont envie… Et de le graffer dans le coin de rue qui leur plaît. Dans tout ce qu’on fait, on cherche à inventer des outils critiques pour les luttes, directement avec les personnes concernées.

 

Crédits photo : Mathieu Rigouste, Enquête Critique.