Pris en tenaille entre élections législatives et répression, où en est le hirak algérien ?

Manifestations interdites, arrestations et incarcérations nombreuses, menaces de dissolution d’organisations, le pouvoir algérien tente de faire place nette avant les élections législatives du 12 juin, alors que la contestation avait repris en février dernier, après une longue pause pendant l’épidémie. Nous avons interrogé Nedjib Sidi Moussa, dont le prochain livre Dissidences algériennes – Une anthologie, de l’indépendance au hirak sort au mois de juillet, sur l’état de la contestation du pouvoir aujourd’hui.

 

 

Il a deux ans, la rue a obtenu le « départ » de Bouteflika, mais les manifestations jusqu’à la pandémie ont-elles affaibli le régime autoritaire algérien ?

 

À elles seules, les manifestations hebdomadaires, le vendredi surtout et le mardi dans une moindre mesure, n’ont pas affaibli le régime militaro-policier dans le sens où les autorités ont réussi à les encadrer, à en exploiter les dissensions en alimentant des clivages idéologiques et à parier sur le pourrissement de la situation ou l’essoufflement des protestataires. Sans oublier la répression aveugle et ciblée. Ainsi, la pandémie de COVID-19 est apparue à un moment de reflux du mouvement populaire. L’unanimité, du moins telle que présentée par les médias et les démocrates, concernant la suspension des marches en mars 2020, confirmait cet état de fait. Nous étions alors loin, très loin des marches impressionnantes du printemps 2019.

Entre-temps, le régime avait réussi à organiser un scrutin présidentiel, contre la volonté des hirakistes et malgré une importante abstention. Cet échec n’a pas été suffisamment analysé. Les plus optimistes préféraient se dire que l’élection d’Abdelmadjid Tebboune n’était qu’un épiphénomène et qu’elle ne changerait rien à la dynamique. Or, je me souviens d’une discussion avec une manifestante au lendemain de la mascarade électorale. Cette femme, d’un âge moyen, m’avait dit : « au moins, celui-là marche ». Cela signifiait que Tebboune le valide était préférable à Bouteflika l’impotent. Ce qui renvoyait à un des ressorts du mouvement, à savoir l’orgueil blessé d’un peuple qui pouvait s’accommoder d’un régime antidémocratique et antisocial, mais pas au point d’être représenté par un vieillard incapable de s’exprimer ou de se mouvoir, malgré l’« alacrité » dont le créditait François Hollande en 2015.

 

Pourquoi cet échec de ton point de vue ?

 

Le régime n’a donc pas été affaibli par les seules manifestations hebdomadaires, d’autant qu’elles ont conservé leur caractère interclassiste, nationaliste et pacifiste. Néanmoins, la classe dominante (complexe militaro-sécuritaire, grands bourgeois, hauts fonctionnaires, gros commerçants, barons locaux, hommes de religion, bureaucrates syndicaux, intelligentsia aux ordres…) a été ébranlée par le surgissement populaire qui, en dépit de ses limites, a exprimé le rejet de la classe politique, du gouvernement comme de l’opposition. La population algérienne, qui a longtemps été privée de son espace public, se l’est réapproprié le temps d’une marche, tout en s’essayant à formuler ses aspirations, sans intermédiaire, mais au prix d’innombrables illusions, sur le rôle des réseaux sociaux notamment.

Mais certains ont eu tendance à sous-estimer ce qu’il y a de proprement inédit et positif dans cette séquence historique, de la même manière que de nombreux d’acteurs ont surestimé la politisation de hirakistes qui, pour beaucoup, ne s’étaient jamais engagé dans une action collective avant 2019, ce qui explique, entre autres, les difficultés à s’auto-organiser, avec la peur de la répression qui résulte de l’absence de réseaux préexistants, implantés et efficaces. La force du régime repose sur ses ressources propres, sa capacité à maintenir une relative cohésion, ses appuis internationaux – qui s’articule néanmoins à une rhétorique nationaliste et paranoïaque – mais aussi sur la faiblesse de ses opposants.

Le Covid-19 a posé un couvercle sur la contestation politique, pourtant de grandes manifestations ont repris en février dernier à la surprise générale. Avec quelles revendications et quels objectifs ?
Les revendications et objectifs du mouvement populaire sont restés les mêmes depuis 2019 : il s’agit de vivre une indépendance confisquée en 1962, de changer le régime hérité de la décolonisation, mais associé selon la vox populi au colonialisme français, et de lui substituer un « État de droit », un « État civil et non militaire », de se débarrasser des « bandes » mafieuses qui se sont appropriées les ressources du pays… Tels sont les slogans les plus repris au cours de la première séquence du hirak. Là encore, le registre moral ne s’écarte pas du cadre interclassiste, nationaliste et pacifiste. Ce qui explique pourquoi les classes moyennes ayant bénéficié des largesses de l’État – avant d’en être frustrées – sont plus à l’aise avec la dénonciation de la corruption qu’avec la socialisation des moyens de production.

Cela étant, la pandémie a eu des conséquences au plan économique, en plongeant des pans entiers de la population dans une pauvreté longtemps masquée par les discours populistes, révélant les inégalités criantes entre une minorité richissime et une majorité défavorisée. C’est pourquoi certains observateurs, comme le politiste Rachid Ouaïssa, pariaient au début de cette année sur un retour du hirak mais avec un contenu social plus affirmé, en prônant la mise en œuvre d’un « nouveau contrat social » à travers une jonction entre les « couches moyennes anxieuses » et les « couches marginalisées, pauvres, dépolitisées ». Mais le problème d’une telle alliance réside précisément sur le frein constitué par les classes moyennes, toujours en demande d’État (dans une optique réformiste), et sur la passivité des classes populaires, privées de perspectives propres (ou d’alternative révolutionnaire).

 

Il y a-t-il des changements dans les formes que prennent la contestation du régime deux ans après son commencement ?

 

L’attention médiatique s’est focalisée sur les marches du vendredi plutôt que sur ce qui se passe entre chaque manifestation. Il n’en demeure pas moins vrai qu’un des indicateurs de la vitalité du mouvement repose sur la capacité à mobiliser le jour des marches, non seulement dans la capitale (où se concentrent les symboles du pouvoir), mais aussi à l’intérieur du pays. Or, en devenant routinières, les manifestations hebdomadaires ont vite perdu de leur attrait aux yeux des moins politisés (majoritaires dans la population) qui pensaient qu’il suffisait de sortir dans la rue pour chasser le régime, comme chez les plus déterminés qui estimaient toutefois qu’il s’agissait d’une étape nécessaire, insatisfaisante, mais préférable à la violence.

Pour sa part, le système a compris – et fait comprendre – qu’il valait mieux, dans un premier temps, tolérer les défilés qui empruntaient les mêmes parcours et reprenaient les mêmes slogans. D’autant que les fois où des protestataires plus audacieux ont cherché à organiser des « manifestations sauvages » dans la capitale, comme à la fin de l’année 2019, la répression a été aussi immédiate que brutale afin de dissuader les plus téméraires. C’est aussi ce qui s’est produit en mars 2020 quand les hirakistes ont voulu marcher le samedi à Oran pour donner un second souffle au mouvement. Plus récemment, le 7 mai à Alger, le changement d’itinéraire de la manifestation, à l’initiative des protestataires, a pris de cours les autorités qui ont décidé, en représailles, d’accentuer la répression et d’interdire toute marche.

 

Quelle est la force du hirak aujourd’hui et quelles sont ses perspectives ?

 

Depuis l’interdiction de fait des manifestations à Alger le 14 mai, plusieurs observateurs ont décrété la fin du hirak. Il est sans doute trop tôt pour être aussi affirmatif, mais il convient de prendre en considération l’essoufflement d’un mode d’action qui, tout en étant probablement nécessaire au début de l’année 2019 (en tant que séquence propice à la politisation d’une société atomisée), ne pouvait pas permettre d’atteindre l’objectif que les hirakistes se fixaient après la démission de Bouteflika. Faute de décantation significative – résultant d’un manque d’intervention révolutionnaire – le mouvement a reflué, car il n’a pas réalisé la jonction avec les préoccupations de la majorité, en partant de la colère des exploités, des opprimés.

D’ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure on n’assiste pas à un retour à la situation prévalant avant février 2019, caractérisée par une conflictualité sociale forte, mais fragmentée, sans pour autant remettre en cause la légitimité des autorités tant qu’elles arrivent à satisfaire les revendications matérielles. Or, rien ne dit que le gouvernement sera capable d’acheter la paix sociale comme il l’a fait des années durant et nul ne peut sous-estimer les effets du mouvement populaire sur la jeunesse d’Algérie, à court et à moyen terme. À bien des égards, le hirak pouvait faire penser au mouvement des Gilets jaunes à ses débuts, mais il est certainement plus proche du mouvement vert iranien de 2009.

Il n’y a pas une semaine sans que l’on entende parler d’arrestations ou d’incarcérations de journalistes, d’opposants, de manifestants. La répression s’est-elle intensifiée ces derniers mois ?
En raison des informations partielles et partiales, il est difficile de se faire une idée précise de la répression étatique ou de son évolution. Selon le Comité national pour la libération des détenus, 214 personnes seraient incarcérées au début de ce mois à cause de leur participation au hirak. Leur nombre est peut-être plus élevé. Certains dossiers ont été plus médiatisés, comme celui du journaliste Khaled Drareni, libéré en février, et dont le cas est mentionné dans une tribune de parlementaires français publiée dans Libération. Dans un éditorial très remarqué, Le Monde pointe « l’impasse autoritaire » du régime, suite aux nombreuses interpellations signalées ces dernières semaines.

Mais la répression prend aussi d’autres formes que les arrestations ou les incarcérations. Des menaces d’ordre judiciaire pèsent sur des organisations comme le Rassemblement Actions Jeunesse ou le Parti socialiste des travailleurs qui dénonce « un climat de terreur ». En avril, les animateurs de l’association culturelle SOS Bab El Oued ont été arrêtés et accusés, entre autres choses, d’avoir reçu un « financement étranger ». Ce qui conduit à dresser un parallèle entre les situations algérienne et russe, deux régimes ayant promu des variantes falsifiées du socialisme et qui maintiennent une relation privilégiée. Toujours est-il que la répression pose inévitablement la question de l’organisation pour contrer les tendances à l’atomisation.

 

Pour le pouvoir, quels sont les enjeux des élections législatives du 12 juin ?

 

Le juriste Madjid Benchikh a rappelé que les élections en Algérie servent « à ajuster les avantages des clientèles et les rapports de force au sein du système », ce qui peut passer par la mise à l’écart de partis liés historiquement à l’administration, comme le Front de libération nationale et le Rassemblement national démocratique, conspués par les hirakistes. Et cela, au profit de listes menées par les islamistes du Mouvement de la société pour la paix ou les libéraux de Jil Jadid qui portent les intérêts des classes moyennes inquiètes quant à l’éventualité d’une radicalisation du mouvement populaire. Pour autant, le régime n’a pas réussi à convaincre le Front des forces socialistes de participer à ces élections.

Dans une interview accordée au Point, Tebboune chercher à présenter les partisans du boycott comme « une minorité qui se présente comme une majorité grâce à une médiatisation à outrance, notamment outre-mer ». En réalité, l’enjeu pour les autorités ne réside pas dans le taux de participation (traditionnellement très faible, surtout dans les grandes villes du littoral et en Kabylie), mais dans le respect formel d’une procédure électorale préservant des signes extérieurs de pluralisme partisan malgré la fermeture indéniable du jeu politique et qui constitue, aux yeux de nombreux observateurs. Ainsi, « l’Algérie nouvelle » vantée par les autorités constitue une régression par rapport à l’époque de Bouteflika.

 

Le mouvement peut-il enjamber les législatives du 12 juin ?

 

Cela dépendra de la jonction ou de la disjonction entre la conflictualité sociale et la contestation politique, mais surtout du rôle des classes laborieuses, de la jeunesse défavorisée, des femmes travailleuses, dans la période à venir. Le surgissement populaire du 22 février 2019 était porteur de lourdes équivoques qu’il n’a pas su lever, de contradictions majeures qui reflétaient l’état d’une société sortant d’une guerre dévastatrice. Cela ne signifiait pas pour autant que « tout n’était pas possible » comme l’affirmaient les partisans de l’attentisme et du modérantisme. Mais les plus lucides, comme l’historien Mohammed Harbi, avaient compris qu’il fallait penser ce processus dans la durée.

On ne peut que regretter, pour l’heure, l’absence de cristallisation révolutionnaire qui aurait exprimé, en actes, la remise en cause fondamentale du régime, de ses relais et de son idéologie ; c’est-à-dire la critique ouverte de la propriété, de l’État, du nationalisme et de la religion, mais aussi de la ségrégation sexuelle, des préjugés régionalistes, de la gérontocratie… La question du pouvoir n’a pas été posée par les hirakistes, aucun contre-pouvoir n’a émergé. Seules les oppositions libérales ou conservatrices ont émergé en tant que forces. Serions-nous face à une « révolution sans révolutionnaires » comme l’analysait le sociologue Asef Bayat à propos du Printemps arabe ? L’avenir nous le dira.