La Fnac a décidé de le retirer des rayons sous la pression d’une polémique que l’extrême-droite à fait enfler sur les réseaux sociaux. Vous vous demandez si le jeu de société antifasciste pourrait aussi animer vos longues soirées d’hiver ? La Rédaction l’a testé pour vous.
Plaisir d’offrir, joie de recevoir
La réaction de la FNAC n’a pas tardé. Dès lundi, le groupe annonçait « faire le nécessaire » pour que le jeu de société du collectif antifasciste La Horde, publié par les éditions Libertalia, « ne soit plus disponible dans les prochaines heures » dans ses magasins. Et ce, en réaction à un tweet dominical du Syndicat des Cadres de la Police Nationale, repris notamment par plusieurs députés RN, accusant l’enseigne de faire la promotion de casseurs.
Ce « jeu » est en vente à la Fnac. @Fnac un commentaire pour ainsi mettre en avant les antifas, qui cassent, incendient et agressent dans les manifestations? #Police #antifa pic.twitter.com/gR6jNXyCKR
— Commissaires de la Police Nationale SCPN (@ScpnCommissaire) November 26, 2022
Pourtant, au-delà de la polémique, ce jeu de plateau publié pour la première fois en septembre 2021, est le fruit d’une démarche éditoriale et militante assez inédite : faire un jeu de société politique, qui soit autant un bon jeu qu’un bon outil politique. Dans lequel le message ne soit pas qu’un simple habillage, mais fasse partie intégrante des mécaniques ludiques. S’il semble avoir rencontré son public, puisqu’il a rapidement été épuisé et a donné lieu à une ré-édition simplifiée dès le mois de janvier, le pari initial est-il réussi ?
La propagande par le jeu
Disons-le d’emblée, contrairement au doute exprimé par le tweet policier, « Antifa : le jeu » porte plutôt bien son nom : c’est un véritable jeu de société moderne, dont les mécanismes (gestion de ressources, points d’action, cartes évènements…) sont familiers des aficionados. La rédaction a même trouvé les règles un peu lourdes à prendre en main et les parties plutôt longues*, avec un niveau de difficulté assez élevé. Le concept : offrir une simulation de la lutte antifasciste d’un collectif autonome, mois par mois, à l’échelle d’une ville.
C’est un jeu de type coopératif, c’est à dire qui propose aux joueurs un objectif commun, plutôt que de les mettre en concurrence. Ici, c’est le premier élément de « mise en situation » voulu par les auteurs du collectif La Horde, qui ont d’abord élaboré ce jeu comme un outil de formation interne plus horizontal. Charge aux joueurs de se mettre d’accord sur une stratégie et sa mise en œuvre. Et de fait, en pratique, la durée des parties dépendra beaucoup de la longueur des discussions et vous pourrez facilement vous retrouver à consacrer plus de temps aux phases réunion qu’aux phases actions. Si le jeu représente une forme de militantisme antifasciste spécifique, il s’emploie à mettre en avant une approche ouverte tant sur les pratiques que les profils. Ainsi, on peut répondre à l’extrême droite par divers types d’action, dans la rue comme sur les réseaux sociaux (tractage, manifs, vidéos, podcast), tenir des blocages comme des tables de presse. Chaque joueur a un personnage doté de compétences propres, de la syndicaliste – qui peut prêter le local et tirer les tracts – à la débrouillarde – qui peut fournir fumi et vêtements noirs. En passant par la musicienne, le sportif, l’éloquente et bien d’autres.
L’un des points forts de l’écriture du jeu est les cartes évènements, qui décrivent les diverses interventions de l’extrême droite et de ses idées dans l’espace public, auxquelles les joueurs doivent riposter. Des manifs anti-IVG aux dédicaces de polémiste raciste, des tractages sur un marché aux tags sur une mosquée, des attaques de cortèges au harcèlement sur internet, les auteurs de la Horde nous y offrent un condensé de leurs années de veille sur le sujet. Le tout dresse un tableau assez représentatif des thématiques et modalités d’action de ce champ politique, même si les contraintes du genre produisent vite un effet d’accumulation qui grossit nécessairement le trait.
Humour noir (et rouge)
Ludique, « Antifa » l’est aussi par ses graphismes façon BD et son ton léger, qui prend volontiers du recul sur les pratiques militantes. Ainsi, la pluie comme la canicule entraînent des malus de participation aux actions en extérieur, votre copain fort en bagarre augmente les risques d’arrestations et certains militent plus par amour d’un ou d’une camarade que de la cause. Il est aussi sans concession à l’égard des militants antifa qu’incarnent les joueurs. Ceux-ci doivent gérer des ressources, et le jeu* organise une pénurie constante de moyens militants, qui oblige sans cesse à choisir à quoi riposter et quoi laisser passer. Les risques de répression sont permanents, et les règles prévoient pour cela toute une mécanique développée, de la garde à vue au procès, avec organisation d’un comité de soutien et paiement des frais d’avocat. Les circonstances, présentées sous forme de cartes et tirées pour représenter l’aléatoire de chaque action, sont rarement favorables.
Pas de points de vie, mais des points de moral, qui représentent l’état de santé de votre collectif. Si vous arrivez à zéro, c’est l’auto-dissolution ou la scission. C’est sans doute l’aspect le plus punitif du jeu*. Laisser passer un évènement, ou échouer dans une riposte, entraîne une baisse du moral, et donc la perte de moyens militants, ce qui limite en retour les capacités d’action du collectif. Le cercle vicieux qui s’en suit, et dont il est assez difficile de sortir, ne pèche sans doute pas par manque de réalisme. Enfin, si l’on souhaite malgré tout augmenter la difficulté, les règles prévoient également de s’affranchir en partie de l’aspect coopératif en utilisant des rôles cachés et des motivations secrètes. Il est donc possible d’incarner un infiltré, militant d’extrême droite ou agent des renseignements.
Dans tous les cas, pour peut qu’on cumule quelques erreurs de stratégie avec un peu de malchance, une partie d' »Antifa » peut tout à fait se terminer sur une victoire de l’extrême droite. Cela fait aussi partie du message.
Au final « Antifa : le jeu » semble remplir ses objectifs : c’est un bon support de formation et de discussion, mais aussi un objet ludique en tant que tel. Cette polémique offrira peut-être un coup de projecteur inattendu – mais sans doute bienvenu, à un mois de Noël – sur l’importance des libraires et éditeurs indépendants, et sur une initiative de transmission politique qui réfléchit à l’articulation du fond et de la forme.
* : la rédaction n’a pu jouer qu’à la première édition, la réédition ayant « simplifiée la façon de jouer afin de rendre les parties plus rapides (de 90 minutes dans la première édition, on est passé à environ 30 minutes pour une partie), plus fluides et plus intuitives ».
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