Après l’interdiction des manifestations, la répression contre le mouvement de solidarité pour la Palestine vit désormais une intense phase d’enquête ou de poursuites pour « apologie du terrorisme ». Rapports de Force a rencontré Inès*, 23 ans, étudiante et membre de Solidaires EHESS, entendue par la police antiterroriste dans cette affaire.
L’accusation d’apologie du terrorisme est devenue l’une des principales armes utilisées contre les militants, syndicalistes, politiques ou simples anonymes qui expriment leur solidarité envers le peuple palestinien. Entrée dans le droit commun en 2014 sous le gouvernement Valls, l’apologie du terrorisme a fait l’objet d’une campagne de communication virulente lancée par le ministre de l’Intérieur Gerald Darmanin après le 7 octobre, quand il communiquait quasi quotidiennement sur le nombre d’enquêtes ouvertes pour ce délit.
Aux contours juridiques flous, les accusations « d’apologie du terrorisme », voire de « terrorisme » n’ont cessé d’être utilisées comme moyen de pression pour délégitimer et criminaliser les mouvements sociaux. En novembre 2022, Gérald Darmanin n’avait pas hésité à qualifier « d’éco-terroriste » le mouvement des Soulèvements de la Terre, avant d’initier une procédure de dissolution, annulée depuis par la justice. Des membres de la CGT, de Révolution Permanente, du NPA, ou de la France Insoumise font aussi face à cette répression judiciaire, après leur prise de position sur le 7 octobre et la réponse militaire israélienne meurtrière à Gaza.
Convoqués par la police antiterroriste entre février et mars, six membres du syndicat étudiant Solidaires EHESS pourraient eux aussi être poursuivis pour « apologie du terrorisme« . Un délit puni de cinq à sept ans de prison, et accompagné d’une inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes. En cause, un communiqué, publié par le syndicat le lendemain des attaques du 7 octobre, qui rappelle le contexte politique de ces attaques et apporte son soutien à la lutte « du peuple palestinien, dans toutes ses modalité et forme de lutte, y compris la lutte armée ». Deux jours après la publication du communiqué, le président de l’EHESS, Romain Huret, a affirmé avoir déposé un signalement sur la plateforme Pharos contre le syndicat étudiant. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), a affirmé que ses services juridiques étudiaient « chacun des propos pour voir s’ils entrent dans le cadre de la loi ». Le 8 avril, une centaine de personnalités et d’organisations politiques et syndicales ont publié une tribune dans les colonnes de Politis, en soutien aux étudiants de l’EHESS : « Si c’est ici le soutien à la Palestine qui est visé, c’est plus largement la possibilité de l’expression de toute parole politique qui est attaquée. L’accélération que marquent ces convocations s’inscrit dans un contexte répressif global du mouvement social, qui est toujours plus criminalisé, illégitimé et étouffé et vise à faire taire toute forme de contestation.»
Toutes et tous sont étudiants, et font face à des peines qui pourraient remettre en cause la suite de leur parcours professionnel et militant. Rapports de Force a rencontré Inès, 23 ans, étudiante et membre de Solidaires EHESS, entendue par la police antiterroriste dans cette affaire. Elle raconte l’impact d’une telle procédure sur son militantisme et sa vie personnelle. Elle en appelle à une prise de conscience à gauche et à une organisation collective face à ce type de répression, trop longtemps sous-estimée, et qui paralyse aujourd’hui les militants et les organisations politiques.
Tu es étudiante, tu as la vingtaine, ce n’est pas anodin d’être entendu par la police antiterroriste, comment as-tu vécu cette convocation ?
J’étais obsédé par cette affaire, je n’arrivais pas à prendre du recul, même quand je n’avais pas encore ma convocation, je pensais à ça tout le temps. Je n’étais pas très à l’aise en rentrant dans leurs locaux. Mais j’avais confiance en ma défense, je savais qu’il n’existait rien de solide contre nous, et que j’avais simplement à répondre honnêtement aux questions. On est tous convaincus de n’être coupables de rien.
Quel est ton état d’esprit depuis la convocation ?
Quand je suis sortie de cette convocation, je n’étais pas soulagée. L’attente, le flou, c’est encore pire que d’anticiper l’audition. On peut avoir une réponse du parquet très vite, ou rester dans le flou pendant un an, voire plus. Ça fait partie du dispositif qui immobilise les militants, ça a été le cas pour le directeur de publication du NPA, convoqué en novembre et toujours dans l’attente de la décision du parquet. C’est facile de tomber dans la parano quand tu n’es au courant de rien de ce qui figure dans ton dossier, de ce qu’il t’est reproché exactement, quels mots.
Qu’est-ce que tu risques dans cette affaire ?
Dans le pire des cas, la peine maximale est de plusieurs années d’emprisonnement et l’inscription au fichier d’auteurs d’infractions terroristes. Figurer dans ce fichier c’est être condamné au chômage en plus du reste. J’en suis à ma dernière année de master, j’ai l’intention de passer l’agrégation l’année prochaine et donc de travailler dans la fonction publique. C’est le cas aussi de mes camarades qui font les mêmes études que moi. Être condamné, c’est abandonner ce pour quoi on a travaillé pendant 5 ans.
Quels sont les effets concrets de ce type de procédure quand on est militant ?
C’est de l’ordre de la peur. Quand tu es visée par une enquête comme celle-ci, même aller à une simple manifestation ou montrer sa tête publiquement lors de prises de parole peut être préjudiciable. On ne veut pas s’exposer, notre présence publique se raréfie. L’activité de notre syndicat est aujourd’hui presque intégralement tournée sur notre défense.
Quand les convocations sont tombées, on était dans un moment où le climat était déjà pollué par la criminalisation du mouvement, l’instrumentalisation de l’antisémitisme et l’islamophobie décomplexée. Mais ce n’était pas encore le cas quand on a écrit le communiqué. On n’avait pas idée, naïvement, de l’ampleur de la répression qui allait s’abattre. Qu’on soit politiquement d’accord ou non, il y a quand même des droits fondamentaux de liberté d’expression qui sont censés nous protéger.
Et sur les organisations politiques ?
Il faut avoir à l’esprit que ce qui se joue en matière de réduction des libertés politiques et syndicales ne s’arrêtera pas au soutien à la Palestine. Ça va créer un précédent pour toutes les luttes sociales, de la même manière que le mouvement de solidarité avec la Palestine de l’été 2014 a été une étape dans le durcissement des libertés de manifester, des libertés publiques et syndicales. Du coup, tout le monde est tétanisé, cette tétanie-là, elle laisse faire la répression. On s’y oppose peu en bloc et le travail de criminalisation de toute forme de contestation sociale, de toute forme de désaccord avec la ligne du gouvernement, peut continuer.
Vous êtes accusé «d’apologie du terrorisme », alors même que le terme « terrorisme » fait l’objet d’un âpre débat, notamment à la télévision. Instrumentaliser politiquement ce terme, puis accuser ses adversaires d’en faire l’apologie, cela participe à un même mouvement de criminalisation ?
Il y a des crimes de guerre, des actes atroces commis le 7 octobre, on peut les condamner, par contre, nous ne reconnaissons pas l’usage du terme « terrorisme », parce qu’il est galvaudé, il est utilisé par des régimes autoritaires et coloniaux pour discréditer toute forme d’opposition politique. On peut rappeler que Nelson Mandela et l’ANC ont été classés parmi les organisations terroristes par les États-Unis jusqu’en 2008. Pareil pour Yasser Arafat, avant de recevoir le prix Nobel de la paix en 1994. Ce n’est pas en ces termes que l’on s’exprime, car on considère que cela obscurcit les choses plus que cela ne les éclaire.
En fait, vu l’usage politique qui est fait de ce mot, on peut mettre tout et n’importe quoi dedans, et c’est toujours accompagné d’une répression extrêmement brutale, c’est très inquiétant. On l’a vu avec les Soulèvements de la Terre, ou le mot « terrorisme » a été utilisé pour désigner des militants écolos. Dans le cadre du mouvement de soutien à la Palestine, cette accusation de « terrorisme » repose en plus sur un implicite raciste et islamophobe.
Tu parles d’une répression qui « tétanise » les militants ou les organisations, quelle réponse peut-on apporter à de telles pressions ?
Il y a un travail énorme à faire sur la communication entre les différentes organisations qui vont toutes se faire réprimer, de la même manière, les unes après les autres. Par exemple, on est en contact avec Révolution Permanente et Anasse Kazib, qui a été convoqué par le même service que nous, avec un autre militant. S’organiser en inter-orga, voire plus large, ça crée un front solide. Il ne faut pas nous caler sur la temporalité de la répression, avec des procédures qui durent parfois un an, et les ni sur leurs modalités, où les cas sont traités séparément. Il faut opposer à toutes ces affaires un bloc solide, c’est maintenant qu’il faut réagir, ne surtout pas laisser la répression se faire. On a pris conscience de tout ça trop tard, on a manqué d’organisation collective.
*Le prénom d’Inès a été modifié afin de respecter son anonymat.
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