Quand France Travail passe en mode robot

Alors que les décrets appliquant les sanctions prévues par la loi plein emploi viennent d’être publiés, la Quadrature du Net révèle que France Travail utilise des robots pour contrôler les chômeurs. Une procédure algorithmique qui permet de sanctionner plus vite. En parallèle, l’organisme développe l’IA dans tous ses services.

Vous recevez un message. Vous lisez. Votre RSA est suspendu.

Comme des millions de sans-emploi, vous êtes inscrit depuis le 1er janvier sur la plateforme France Travail, qui remplace Pole Emploi. Et comme eux, vous avez signé un contrat d’engagement réciproque sous peine de perdre votre revenu de solidarité active. Vous le savez, vous devez prouver que vous êtes « actif ». Mais vous ne comprenez pas pourquoi. Personne ne vous a prévenu. A bien y réfléchir, vous n’avez pas contacté votre conseillère depuis un moment. Avant, elle vous avertissait en cas de problème. Elle essayait de comprendre. A bien y réfléchir, vous n’avez pas non plus mis à jour votre CV sur l’espace numérique dédié. Trop tard. Vous n’avez plus que quelques jours pour contester avant de perdre votre moyen de survivre.

Voilà ce qui risque d’advenir à partir de juin à nombre d’inscrits à France Travail. Publiés ce samedi 31 mai au Journal officiel, les décrets doivent appliquer les sanctions du Contrôle Recherche Emploi (CRE) dit rénové, prévu par la loi dite Plein Emploi. Comme l’avait révélé Le Monde, ils prévoient notamment de supprimer de 30 % à 100% de l’allocation en cas de non-respect du contrat d’engagement, dans une nouvelle procédure dite de suspension-remobilisation, expérimentée depuis l’été 2024 dans plusieurs régions. Objectif affiché par le gouvernement : triplement des contrôles d’ici 2027 ! 1, 5 millions par an. Pour les atteindre, France Travail s’est doté d’un agent d’un genre plutôt automatique : un algorithme. C’est le petit plus high tech de cette réforme, déjà controversée, que vient de divulguer la Quadrature du Net. Ces « robots ont pour tâche de classer les personnes ayant été sélectionnées pour un contrôle selon différents degrés de « suspicion » afin de guider le travail du contrôleur ou de la contrôleuse », l’association de défense des libertés numériques. La machine dégage trois catégories : « clôture » (pas de suspicion), « clôture potentielle » (suspicion moyenne) ou « contrôle potentiel » (suspicion forte). « Concrètement, ils réalisent un profilage algorithmique de la personne contrôlée sur la base de l’analyse des données personnelles détenues par France Travail », poursuit l’ONG qui a demandé à obtenir le code source auprès de l’organisme… En vain.

Pour calculer le « niveau d’importance » des personnes vues comme « suspectes », la direction a établi une « grille d’analyse », empreinte d’un « discours policier », dénonce la Quadrature qui l’a rendue public. Par exemple : l’absence de périodes récentes de travail ou de formation encore non-respect des fameuses 15 heures obligatoires pour espérer toucher son RSA. En novembre dernier, une évaluation provisoire de la mesure relevait pourtant la difficulté de comptabiliser et de tracer chaque semaine ces dites activités. En tout, une quinzaine de critères censée rendre compte de l’assiduité de l’inscrit se dégage des captures d’écran du tableur référentiel que nous avons pu consulter. Date du dernier entretien, dernière candidature à un emploi, projet d’action dans les 3 derniers mois, dernière période travaillée, mise à jour du CV, dernier courrier à son conseiller…

Qu’importe si ces critères ne reflètent pas la réalité de recherche de travail. L’activité sur l’interface France Travail apparaît comme l’indicateur privilégié. « Je dis souvent aux demandeurs d’emploi de faire semblant d’être présent sur leur espace », glisse une conseillère. Sauf que tous ne sont pas vraiment à l’aise avec les applis. Une étude, relayée… par France Travail, explique que 88% des personnes ayant des difficultés avec le numérique sont pénalisées dans leur recherche d’emploi. En priorité les séniors, les jeunes défavorisés et les personnes éloignées de l’emploi. Ces victimes de l’illectronisme seront-elles radiées en priorité ? « On ne cherche pas par rapport à ce que fait le demandeur, mais à ce qu’il ne fait pas, s’indigne Vincent Lalouette, représentant FSU-Emploi. Ce qu’ils appellent les faisceaux d’indice correspondent à des manquements ».

Surveiller les chômeurs et contrôler leur recherche d’emploi ou les sanctionner n’est pas nouveau, et a même une longue histoire[1]. Ce qui change avec l’instauration de ce « Contrôle rénové », c’est le suivi du demandeur d’emploi en fonction de son « comportement général »… Juridiquement, les obligations de chômeurs restent peu encadrées par le code du travail, rappelle une équipe de sociologues et juristes dans une étude à paraître. Et la loi plein emploi se contente de demander de « justifier d’actes positifs et répétés ». Or « les notions d’assiduité et de « participation active » suggèrent une tendance qui fait de plus en plus reposer l’obligation de recherche d’emploi sur des paramètres intangibles, sur les interprétations du contrôleur ou de la contrôleuse », remarquent les chercheurs.

Avec ces algorithmes, le situation de personnes précarisées, parfois complexe sera-t-elle désormais résumée à un code informatique ? Pour l’instant, le robot ne peut pas techniquement clôturer un dossier sans validation d’un agent. Juste aider le conseiller à se faire « une idée du dossier avant de l’ouvrir », ajoute une connaisseuse. Dans les faits, « à partir du moment, où le robot donne une indication, l’humain suit », assure Alex qui suit ce dossier à la Quadrature du Net. De toute façon, ça aura un impact : la décision humaine est influencée par le profilage numérique ». D’autant que « les agents devront justifier s’ils vont contre l’algorithme ». Tout dépendra de la personne, tempère Vincent Lalouette. « Si le faisceau d’indice est flagrant, la machine scellera le sort, s’il est plus léger, un conseiller devra creuser un peu plus ». Mais « y’aura tellement de dossiers à traiter »

Aussitôt contrôlé, aussitôt suspendu ? La décision de sucrer les droits de l’allocataire sera prise « directement sans entretien avec le demandeur d’emploi », indique France Travail qui se targue de mettre fin à la sanction automatique suite à une absence à un rendez-vous. En réalité, l’échange avec un conseiller permettait jusqu’à présent d’éviter le pire à beaucoup de chômeurs n’ayant honoré une convocation. Pour une raison simple : « Les gens ne viennent pas au rendez-vous parfois pour de très bonnes raisons », rappellent plusieurs interlocuteurs. Désormais, une simple notification vous signifiera votre sanction. Avec un délai de 15 jours pour contester… Le mode de recours reste le même, non géré par un robot. Mais « il faut être assez rapide, commentait auprès de Basta, Geoffrey Renimel de l’association ADT Quart Monde. Sachant que l’on parle de gens qui pour certains sont très éloignés des institutions ». En l’absence d’entretien préalable, le nombre de décrochages du dispositif voire de radiations risque donc de grimper. C’est là l’un des enjeux de cette automatisation, perce un élu syndical : « Taper avant le recours pour accélérer la prise de décision d’une sanction ». Ce que France Travail appelle « gagner en efficacité » dans son communiqué et « décharger les conseillers CRE des lourdeurs administratives » (…) pour leur permettre de consacrer le temps nécessaire au conseil, à la redynamisation » des chômeurs.

Recourir à la machine serait donc un gain de temps… Et d’emplois ? Depuis l’annonce de la création de France Travail syndicats et conseillers s’interrogent sur la manière dont ils vont gérer l’afflux de nouveaux inscrits. Un début de réponse avait été apporté dans le plan d’efficience : la direction ambitionne d’économiser pas moins de 3700 Équivalents Temps Plein. Principalement en redéployant ses effectifs vers les services chargé du contrôle rénové. Et l’« adaptation de la stratégie SI, data et IA dans une logique usager », sera l’un des leviers pour économiser du personnel. Mais, rassure, le directeur général Thibaut Guilly, dans son droit de réponse à la Quadrature du Net, « l’utilisation des algorithmes au sein de France Travail ne vise en aucun cas à remplacer le travail des conseillers. L’intelligence artificielle (IA) vient en complément et ne se substitue jamais à une intervention humaine. » Selon une déléguée CGT d’Île-de-France, l’informatisation en 2015 du service indemnisation pour calculer les droits aux chômage avait plutôt conduit à une baisse des effectifs attitrés.

Depuis, France Travail s’automatise à tous les étages. Un autre algorithme est déjà présent pour profiler des rsa-istes et les orienter vers l’un des trois parcours (emploi, socio-professionnel ou social). Et dès 2018, FT développe l’intelligence artificielle « au service de l’emploi » pour « révéler à chaque demandeur d’emploi son potentiel de recrutement ». A France 3, la direction dit « se refuser d’utiliser l’IA en matière d’analyse ou de décision, cela n’aurait aucun sens. Ce que l’on n’exclut pas, c’est d’utiliser l’IA pour des synthèses, à la place du robot. »

Les gadgets en tout genre ne manquent pas. Pour analyser des CV ou classer des annonces de boulot ? Il y a Lego. Pour avoir « une vision plus précise la disponibilité du demandeur d’emploi », il y a DataSet. Pour faciliter la rédaction de document et le traitement des mails ? Il y a Chat FT. Pour matcher « profil et entreprise » ? Il y a Match FT… « Ça coche toutes les cases de la politique libérale du moment : ça permet de taper sur les inscrits à France Travail, de les forcer à prendre n’importe quel boulot sans embaucher de personnel supplémentaire pour le faire », résume Vincent Lalouette de la FSU. « Ça change complètement nos métiers. On n’est plus sur de l’accompagnement, on va appuyer sur des boutons » poursuit le syndicaliste. « La relation avec l’usager sera une catastrophe. On n’aura plus à faire un humain mais une bécane ». Depuis peu, certains conseillers du Pays-de-la Loire peuvent compter sur un nouvel ami virtuel, répondant au nom de Néo, comme l’a révélé Alternatives Économiques. Ce « secrétaire 2.0 » du conseiller peut informer précisément sur la situation d’un inscrit : Dis Néo, « cette personne a-t-elle des enfants ? » illustre le journal. L’une des régions test a abandonné le projet car les usagers n’avaient pas donné leur consentement, alors même que Néo était « connectée aux données des demandeurs d’emploi ».

Cette robotisation du traitement des sans-emploi est friande d’informations. Or, la loi « plein emploi crée le plus grand fichier jamais créé des personnes précaires », dénonce Alex de la Quadrature. Depuis le 1er janvier, la plateforme mutualise et partage les infos de chaque inscrit, consultables par les autres organismes d’insertion (Cap Emploi, Missions locales…).

La volonté d’identifier les « freins à l’emploi » – difficultés de mobilité, d’accès au logement, à la garde d’enfants ou aux soins- conduit les agents à connaître des informations qui ne le concernent pas. « Je vais devoir leur demander leur diplôme médical pour qu’ils jugent de mon état de santé », redoutait ValK, détentrice du RSA en situation de handicap au moment de son inscription sur la plateforme. Les décrets d’applications de la loi dévoilent l’étendue de ce que peut savoir France Travail. Jusqu’à des données relatives aux capacités en lecture, écriture et calcul, au type et à l’origine du handicap, à l’état de santé d’un enfant, à la mise sous curatelle ou tutelle, au titre de séjour ou à la décision d’obligation de quitter le territoire français. Et même au mode de vie itinérant. « C’est à l’américaine, à partir d’un numéro de sécurité sociale, on aura accès à l’ensemble des informations : bancaire, santé, prison… », hallucine Vincent Lalouette. Ce qui n’est pas sans problème de la sécurisation des données personnelles. Seule la CNIL a formulé des réserves non contraignantes quant à la conservation de ces informations sensibles et à la protection de la vie privée. Ces données seraient auto-hébergés et stockées dans des data centers propres à France Travail. L’an dernier, une cyberattaque a siphonné les coordonnées de potentiellement 43 millions d’usagers. La CNIL mène une enquête pour en déterminer les causes.

Cette insertion version IA ne semble pas encore tout à fait au point. Selon une observatrice de France Travail, l’algo de contrôle a été abandonné en Normandie où il était expérimenté. En Paca, les agents ne l’utiliseraient plus. Et le robot planterait dans certaines agences franciliennes. Jusqu’à une prochaine version ? En attendant, l’usage de l’IA et ses conséquences sur les agents et les usagers fait actuellement l’objet d’une expertise, mandatée par la CSE central de France Travail. Étude menée par des humains.


[1] Lire le livre « Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ? » par Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2023.

Mise à jour : cet article a été actualisé suite à la publication des décrets ce samedi 31 mai au Journal officiel.