Duralex

Scop Duralex : derrière « l’incroyable » levée de fonds, des défis immenses

C’est un succès indéniable : après son lancement lundi, la levée de fonds de la verrerie Duralex, reprise par ses salariés en société coopérative de production (Scop), a récolté plus de 5 millions d’euros en quelques heures. Mais derrière cette belle histoire qui avait déjà soulevé l’enthousiasme du grand public l’été dernier, quelle vision de long terme ? Après un peu plus d’un an d’existence, les défis restent immenses.

Lundi soir, dans les bureaux de la verrerie Duralex, « on a tous halluciné », introduit Gualter Teixeira, délégué syndical FO et ouvrier depuis 26 ans dans cette célèbre entreprise de fabrication de verres. La levée de fonds lancée lundi par la société coopérative de production (Scop) Duralex a été un franc succès. En quelques heures, le palier de 5 millions d’euros espéré a été franchi, grâce à près de 8 000 investisseurs prêts à prendre le risque d’entrer au capital de l’entreprise, devenue une Scop en juillet 2024.

Ces promesses d’investissement ont été enregistrées sur une plateforme en ligne de réservation, qui se concrétiseront lors de la campagne officielle débutant mi-novembre et s’achevant mi-décembre. Aujourd’hui, elles s’élèvent à 18 millions d’euros. « 22 000 participants ont indiqué prévoir investir en tout 18, 771 millions d’euros – soit près de quatre fois l’objectif initial de 5 millions d’euros. On a dû suspendre les inscriptions », se félicite le directeur de la Scop Duralex, François Marciano, auprès de Libération. La cagnotte étant plafonnée à 5 millions d’euros, la direction planche sur l’ouverture d’une seconde pour accueillir en fin d’année ces versements supplémentaires.

« C’est incroyable. Pour nous c’est du jamais vu », s’émeut Gualter Teixeira, pourtant « sceptique » au début quant à ce moyen de financement, plus coûteux qu’un prêt bancaire : il faudra rémunérer ces nouveaux investisseurs, en 2026, à hauteur de 8 % du montant qu’ils ont investi.

C’est que le succès de cette levée de fonds révèle le soutien public au modèle de gestion par les salariés, mis en avant par l’histoire Duralex. L’entreprise, confrontée à des difficultés financières, avait été placée en redressement judiciaire le 24 avril 2024. Le 26 juillet, le tribunal de commerce d’Orléans a retenu le projet de Scop, porté par les salariés à la quasi-unanimité, pour reprendre la verrerie. 138 salariés sur les 230 que compte le groupe ont souscrit à cette Scop – avec un minimum de 500 euros de mise de départ – et sont donc aujourd’hui salariés-actionnaires. « Ce n’est pas que la SCOP qui est soutenue, c’est le Made in France », estime Gualter Teixeira.

Mais derrière les éloges, des voix plus critiques se font entendre. « En arriver à faire une levée de fonds, pour moi ce n’est pas une réussite. Une entreprise, normalement c’est fait pour produire et vivre de ses ventes », épingle Philippe*, un salarié de longue date qui a souhaité garder l’anonymat. Le succès de la levée de fonds « va pousser l’entreprise un peu plus loin, mais bon… Sans elle, on était morts », tranche ce salarié. Celui-ci évoque des créances à payer à des fournisseurs. En octobre 2025 par exemple, le juge des référés du tribunal d’Evry a renvoyé au fond un litige avec un fournisseur logistique opérant de la rétention de stock depuis la reprise en Scop pour cause de 48 000 euros de factures impayées à l’été 2024.

Le directeur François Marciano lui-même temporise : malgré le succès de la levée de fonds, « l’entreprise n’est pas encore sauvée », a-t-il souligné au micro de BFMTV. Dans son plan de sauvegarde, Duralex s’était fixé l’objectif de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires d’ici 2029 (il s’élevait à près de 26 milliards en 2024, année de la reprise en Scop). Pour ce faire, le chiffre d’affaires devait atteindre 31 millions d’euros cette année, puis franchir le cap des 35 millions d’euros en 2027 pour retrouver l’équilibre financier. Or cette année, « par rapport à notre prévisionnel, il va sûrement nous manquer deux millions d’euros. On risque d’être à 29 millions », évalue Gualter Teixeira. L’année comptable n’est pas encore bouclée mais le syndicaliste le concède : « Ça ne se passe pas toujours comme on veut ».

D’autant que la trésorerie de cette année doit beaucoup à la vente du stock de vaisselle qui existait à la reprise. « Ce qui nous a permis de vivre surtout cette année, ce sont ces 11 millions de stock, que l’on a vendus au déstockeur. Mais ça, on ne l’aura plus l’an prochain », craint Philippe. Alors, quelle stratégie pour s’en sortir les années suivantes ?

« Nous allons évoluer vers la couleur et le marché des boîtes de conservation, très porteur en ce moment, avec la tendance au zéro déchet », promettait au moment de la reprise Vincent Vallin, le nouveau directeur de la stratégie et du développement de Duralex, auprès de nos confrères de Basta!. Duralex fait effectivement aujourd’hui des verres de couleurs – même si cette production va être mise en suspens le mois prochain : c’est l’un des « sujets de trésorerie » discutés lors du dernier CSE il y a quinze jours, rapporte Gualter Teixeira.

Plusieurs clients sont demandeurs de produits nouveaux : « On a des demandes sur de la moutarde, un apiculteur, un chocolatier. Des clients veulent travailler avec nous pour du gros volume en vrac ; mais nous on ne peut faire que du vrac manuellement », expose le syndicaliste. L’idée de la levée de fonds est de faire de l’investissement industriel pour répondre à ces nouvelles demandes. Les 5 millions pourraient servir notamment à « acheter une machine à vrac, un robot qui ramasse la vaisselle et réalise la palettisation automatiquement ; de nouvelles machines de conditionnement ; ou encore de la nouvelle moulerie pour de nouveaux articles type gobelets, assiettes…», détaille le salarié. Il y a des années de rattrapage à faire pour développer la gamme.

Pour Suliman El Moussaoui, délégué syndical CFDT, la chute financière de l’entreprise ne s’expliquait pas seulement par l’inflation, mais par une absence de stratégie viable. « Au niveau commercial, les directions successives sont restées sur leurs acquis sans chercher à innover vraiment », expliquait ainsi ce conducteur de machine depuis dix-sept ans pour la verrerie, à Mediapart au moment de la reprise.

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En face, la concurrence est devenue très rude. « Il y a 30 ans on était les seuls à monde, maintenant tout le monde presse du verre à bas coût », rappelle Gualter Teixeira. Du côté des ventes, Duralex s’est imposé depuis longtemps sur le marché français. Mais « on est peu existant sur les extérieurs, dans des pays comme les États-Unis où il faudrait que l’on augmente les ventes, ainsi qu’en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient… », soupire le syndicaliste. Pour Philippe*, c’est bien cette dernière région, où la demande est forte, qui est la plus stratégique : « La porte de sortie c’est pas la France, c’est le Moyen-Orient ».

Mais pour atteindre de nouveaux marchés ou s’y imposer davantage, pas de solution miracle : il faut produire du volume. Duralex espère ouvrir une nouvelle ligne de production pour une gamme de pots à moutarde d’une société elle aussi basée dans le Loiret. La direction de la Scop avait donné l’objectif d’avoir 2,5 lignes de production fonctionnant en 2026. Or, Philippe est plus que sceptique : « Déjà, on arrive pas en faire tourner une, correctement. Il faudrait commencer par remettre l’outil de travail en marche ».

La Scop a beaucoup misé, à son démarrage, sur des embauches à des postes de cadres. Et pour cause : « On est dans une entreprise où il manque un étage. On n’a pas d’équipes en interne pour le marketing, pour le commercial, pour trouver de nouveaux marchés, pour innover. C’est à cause de ça aussi que notre entreprise stagne », estimait alors un ancien membre de la direction auprès de Mediapart. Mais pour Philippe, les choix d’investissement n’ont pas été faits dans le bon sens. « La Scop vous savez à quoi elle ressemble ? À un bateau de croisière, avec au balcon des gens qui fument le cigare et boivent du champagne – je parle du commercial, du marketing », balance-t-il. « Nous à la production, on avait pas encore sorti la tête de l’eau que l’on a renfloué ces postes de direction, de marketing. Pour moi, il fallait d’abord sortir la tête de l’eau à la production. Ils font tout à l’envers. »

Mais mettre les moyens sur les lignes de production n’est pas non plus une évidence. L’embauche y est difficile. « Pour avoir 2,5 lignes l’an prochain il faut former et embaucher dès maintenant. Mais c’est un gros problème que l’on a en équipe : on a du mal à embaucher. Les jeunes ne veulent plus bosser en trois-huit ou le dimanche », déplore Gualter Teixeira, sans se l’expliquer vraiment, lui qui met en avant un salaire brut à l’entrée dans l’usine autour de 2200-2400 euros.

En attendant de se frayer un chemin sinueux face au défi financier toujours d’actualité, les salariés tiennent sur leur motivation redoublée depuis la reprise en Scop, assure ce syndicaliste. Lui-même, après 26 ans dédiés au service de conditionnement, emballage et envoi aux clients, se dit « plus investi dans la société, du fait d’être rentré au capital. Je fais plus de choses qu’avant. Et pour tous les ouvriers, il y a ce surplus d’engouement. »