Dans son ouvrage Travailler, travailler encore, le journaliste Antoine Tricot revient sur le parcours d’un groupe de dockers dunkerquois licencié à l’issue des grandes grèves de 1992. Depuis, ils ont monté une coopérative et y insufflent une vision du travail héritée de décennies de luttes et d’autogestion. Interview.
Travailler, travailler encore, est paru en 2025 aux éditions Créaphis. Le travail d’Antoine Tricot a aussi donné lieu à une série de podcasts sur les dockers et leur lutte, intitulé Une bataille mais pas la guerre.
Tout au long de ton ouvrage, tu suis un groupe d’anciens dockers devenus gérants d’une SCOP. Peux-tu nous en dire plus sur leur entreprise et leur travail ?
Bois Environnement Service (BES) a été créée à la fin des années 1990 à Dunkerque par une poignée d’anciens dockers au chômage. Leur idée était de retrouver leur emploi mais sans prendre celui des autres et en se rendant utiles. Ils ont donc d’abord proposé de vendre du bois de chauffage, de le livrer et de le ranger. On voit l’influence de leur ancien travail de docker : porter des matériaux, les organiser, c’était leur savoir-faire. Petit à petit, l’entreprise s’est diversifiée, ils ont fabriqué des abris de jardin pour ranger le bois, construit des petits chalets pour les mairies au moment des fêtes et développé des services autour du bois et du paysagisme.
Tout ça, ils l’ont fait avec une volonté de mettre en pratique des idéaux d’autogestion, dans une coopérative où chaque salarié a une voix. C’est ce qu’ils avaient appris dans leur formation syndicale et politique : grâce à l’économie, grâce à leur réflexion sur le travail, changer le système économique en rompant avec le capitalisme. Aujourd’hui, l’entreprise existe toujours, elle a été reprise par la fille et le beau-fils de Louis, un des dockers fondateurs. Elle a surmonté de nombreuses difficultés économiques et son format a un peu changé, ça reste une coopérative mais en SAS. C’est toute l’histoire du livre : comment on passe d’une utopie politique à quelque chose qui peut exister dans le monde capitaliste moderne.
Cette volonté de pratiquer l’autogestion, d’avoir une liberté dans le travail, de décider de ce qu’ils produisent et comment, c’est leur métier de docker qui le leur apprend. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
La grande originalité du travail des dockers entre 1947 et 1992, c’est leur statut d’intermittent, mis en place en 1947. A cette époque, on se rend compte que les dockers sont payés, à la journée, la même chose qu’un salarié en usine. Sauf qu’ils travaillent en moyenne 150 jours dans l’année, car il n’y a pas toujours des bateaux dans le port à charger ou décharger. La CGT organise une grande grève, fait pression sur les députés et parvient à mettre en place un statut d’intermittent pour les dockers, qui garantit une indemnité lorsqu’il n’y a pas de travail.
Autre originalité : tous les matins et tous les midis, les dockers vont au bureau central de la main d’oeuvre (BCMO) pour voir s’il y a du travail. Ainsi, ils n’ont pas de domination directe de leur hiérarchie dans le travail. S’ils ne s’entendent pas avec une entreprise de manutention, ils peuvent décider de ne plus bosser avec elle. C’est ce qui fait que l’historien Michel Pigenet, les appelle « des ouvriers sans patron ». Quasiment 100% des dockers sont syndiqués à la CGT, qui est quasiment le seul syndicat sur les ports français pendant des décennies. Le syndicat a une grande importance dans la cogestion des ports notamment parce qu’il décide avec le patronat des entreprises manutentionnaires et les employés du port autonome (la puissance publique) de combien de cartes de docker sont distribuées chaque année et de comment on gère l’embauche. Cela fait aussi que la CGT peut décider de bloquer le commerce portuaire de manière assez efficace, les ports sont un atout dans le rapport de force national face au patronat pendant des décennies, et encore aujourd’hui.
C’est la maîtrise de ces ouvriers sur leur propre travail qu’il s’agit de remettre en cause lors la réforme du statut des dockers en 1992 ?
Oui, tout à fait ! En juin 1992, le Parti Socialiste est au pouvoir et Jean-Yves Le Drian, alors secrétaire d’Etat à la mer, fait voter une loi qui supprime l’intermittence des dockers. Ils vont devenir des salariés lambda des boîtes de manutention… et perdent leur statut d’ouvrier sans patron. La réforme divise également par deux – de 8000 à 4000 – le nombre de dockers.
A partir d’octobre 1991, des grèves hebdomadaires de 24h, 48h ou 72h se tiennent dans les ports. L’application de la réforme est négociée port par port. Or, à Dunkerque, il y a une branche syndicale qui est déjà constituée de permanents – des chauffeurs d’engins par exemple – qui fait scission et va signer, le 10 juillet, dans le dos de la CGT, un accord avec le patronat qui supprime l’intermittence.
On parle de la grève qui commence en 1992 comme d’une grève très dure. Peux-tu nous dire pourquoi ?
A partir de là, les dockers de Dunkerque partent en grève reconductible. C’est très rude. Ils perdaient déjà du salaire depuis un an à cause des grèves hebdomadaires, là ils se retrouvent sans aucun revenu.
À ce moment-là, la pression policière est très forte sur le port. En août 1992, neuf dockers sont arrêtés au petit matin, accusés de dégradations. Ils sont immédiatement placés en détention préventive en attendant leur procès. Cet épisode fait monter encore davantage la tension. Il y a bien un mouvement de solidarité qui se met en place, mais, au fil du temps, de plus en plus de dockers finissent par reprendre le travail. La grève se prolonge ainsi jusqu’en janvier 1994. À ce moment-là, il reste une soixantaine de dockers qui veulent continuer à défendre leur statut d’intermittents et refusent la nouvelle organisation du port. Le patronat propose un accord de fin de conflit : il accepte de reprendre trente d’entre eux à condition que les trente autres, considérés comme les plus revendicatifs, notamment les syndicalistes, ne remettent plus les pieds sur le port.
C’est un véritable chantage final, vécu comme une humiliation. Et les derniers dockers sont obligés de l’accepter, parce qu’ils sont totalement isolés et qu’il n’y a plus de rapport de force suffisant pour imposer autre chose.
Ce n’est pas parce qu’ils se retrouvent sans emploi que tout ce qu’ils ont appris en tant que docker disparaît. Comment leur rapport particulier au travail se retrouve-t-il durant leur période de chômage et dans la volonté de créer BES ?
Il y a chez eux une importance centrale donnée au collectif. Et c’est d’ailleurs ce qui réapparaît lorsqu’ils se retrouvent au chômage. Ils refusent totalement ce que leur proposent le néolibéralisme et, à l’époque, les ASSEDIC (Associations pour l’Emploi Dans l’Industrie et le Commerce) : des formations qu’ils jugent absurdes. Ils avaient beau faire des CV, quand il y avait marqué « docker » dessus personne ne voulait les embaucher vu leur mauvaise réputation auprès des patrons après la grève.
À partir de là, ils se disent : « On refuse cette individualisation des parcours. » Au lieu d’accepter des solutions individuelles, ils veulent continuer à lutter collectivement, comme ils l’ont toujours fait. Ils s’investissent dans la lutte du mouvement des chômeurs. Leur idée, c’est de recréer ensemble leur emploi et leur lieu de travail.
À BES, ils ont mis en place une organisation qui mélange leurs convictions politiques et tout ce qu’ils ont appris sur le port. Les dockers travaillaient de manière autonome, ils étaient longtemps payés à la tâche, au tonnage ou au nombre de sacs, et ils y tenaient. Cela créait une culture du « fini-parti » : que le bateau soit déchargé en deux heures ou en douze, c’était payé pareil. Donc ils travaillaient comme des brutes pour libérer du temps, que ce soit pour se former politiquement, militer au syndicat, boire un verre ou faire du sport. Cette culture a marqué profondément leur identité, et ils l’ont transposée dans leur fonctionnement à BES.
Leur culture du rapports de force est même utilisée pour trouver des clients !
Oui, Louis, un des personnages centraux du livre, se retrouve gérant de la coopérative BES. Et ¨pour trouver des marchés, il a fait ce qu’il savait faire. Il a fait ce qu’il savait faire et leur disait : « Vous avez fait voter la réforme portuaire, et ça nous a mis en difficulté. Nous, on a pris nos responsabilités en créant une entreprise. Maintenant, il faut nous donner du travail. Je suis sûr que vous avez des tâches que vos services municipaux ne veulent pas ou ne peuvent pas accomplir, et nous, on peut les faire. »
Les élus leur proposaient souvent des subventions, puisqu’à l’époque la structure était associative. Mais Louis refusait systématiquement. Il leur répondait : « Non, on ne veut pas de subventions. Si vous cherchez à nous donner 20 000 €, transformons plutôt cette somme en heures de travail, et mettons-nous d’accord sur des missions concrètes à réaliser dans votre commune. » Ce qui est marquant, c’est que cette aide ne venait pas forcément d’élus proches du Parti communiste. Ils ont trouvé du soutien auprès de maires de tous horizons : certains étaient plutôt RPR, d’autres encore écologistes. Louis pouvait aussi être très direct. Un jour, il a même menacé un maire d’aller installer ses engins en plein milieu d’une place, parce que leur local était menacé.
Tu as évoqué le fait que ces dockers avaient été formés syndicalement et politiquement, est-ce tu peux détailler ?
Le métier de docker est un métier qui se transmet beaucoup de père en fils. Dans ces milieux populaires, le seul véritable héritage consistait souvent à faire entrer son fils sur le port. Cela créait des cultures familiales très fortes autour de ce métier. Louis en est un bon exemple, il descend d’une vieille famille de dockers. Il a suivi un parcours assez classique, qu’on retrouve au sein du petit groupe de dockers que j’ai interviewé. En commençant à travailler, ils adhèrent au syndicat. Ils entrent aussi au Parti communiste, souvent par le biais des comités Vietnam. Pour ces hommes qui avaient quitté l’école à 14 ans, se retrouver dans des cellules du PC avec des enseignants et des personnes d’autres milieux, ça a été une vraie ouverture. Ils ont beaucoup appris : ils lisaient énormément, ils découvraient, lors des congrès, des expositions de photos, d’art ou de peinture. Le PC a fait un travail d’éducation populaire qui leur a été très formateur.
À la fin des années 1980, cette génération, qui avait alors entre 35 et 45 ans, s’est retrouvée à la tête de la chambre syndicale des ouvriers du port de Dunkerque. Ce rôle leur a aussi appris à réfléchir aux enjeux économiques et sociaux du port à acquérir des compétences de gestion.
Une fois licenciés, tu expliques que les dockers rejoignent le combat écologiste. Dans la mesure où question de l’emploi et la question écologique sont parfois présentées comme antagonistes, ce n’est pas forcément là qu’on les attendait. Comment cela s’est-il passé ?
En général, on arrête le récit du monde ouvrier au moment où l’usine ferme. Suivre les dockers dans la création de la coopérative, prouve qu’il existe des transmissions, des héritages, et que beaucoup de travailleurs licenciés n’ont pas arrêté de lutter et de produire après la fermeture.
À la fin des années 1990, avec les scandales liés à l’amiante, ils prennent conscience qu’on ne peut pas lutter pour l’amélioration de la vie des gens sans s’intéresser à ce qu’ils mangent, à ce qu’ils respirent, et à leur environnement. C’est ce qui les mène à s’engager dans les luttes écologiques, mais toujours en partant de leur héritage syndical. Ainsi, en 2003 ils participent à la manifestation altermondialiste contre le Forum Social Européen à Paris. Dans leur coopérative, ils imaginent une série de projets : permaculture, économie circulaire, installation d’une centrale photovoltaïque sur le toit du hangar… toute une réflexion sur la manière de produire autrement.
Tu conclus ton ouvrage en rappelant la chansons « Les mains d’or », de Bernard Lavilliers, qui t’a aussi inspiré le titre du livre. Pourquoi avoir tant voulu insister sur la question du travail ?
Ce que j’ai compris, grâce aux témoignages de Louis, François, Georges et des autres, c’est que la classe ouvrière organisée du XXᵉ siècle, ce n’était pas seulement le travail. Le travail faisait partie d’un ensemble beaucoup plus large : une sociabilité, des amitiés, une manière de penser la transformation de la société. C’était aussi un syndicat, qui permettait de maintenir un rapport de force face au patronat. Et autour de ça, il y avait toute une organisation des loisirs : l’amicale cycliste du syndicat, la bibliothèque syndicale, et beaucoup d’autres choses.
Quand tout cela s’effondre, ce n’est pas seulement l’emploi qui disparaît. Ce sont aussi les structures qui organisaient la vie privée, sociale et professionnelle. Avec la désindustrialisation, c’est tout cet ensemble qui éclate et doit être réinventé. Mais c’est un combat : le néolibéralisme fait très attention à ce que ce type de solidarité et de conscience collective ne ressurgisse pas. Alors évidemment, ce modèle n’était pas parfait. C’était un milieu très masculin, par exemple. Aujourd’hui cela poserait des questions. Mais je crois que c’est important de redonner, d’une certaine manière, ces outils au mouvement social actuel, pour qu’il puisse réfléchir à l’avenir et imaginer de nouveaux horizons politiques.
Crédit photo : des dockers dans les années 1970. Archives privées Georges Plaetevoet.
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