syndicalisme

« Le syndicalisme de lutte, tel que nous l’avons connu, a de quoi être en crise »

 

Interview : Eric Beynel et Cécile Gondard-Lalanne, les deux porte-paroles de l’Union syndicale Solidaires, ont répondu sans langue de bois à nos questions, au lendemain de la dernière journée de grève et de manifestations interprofessionnelles du 19 mars. L’occasion de brosser un état des lieux des mobilisations et d’évoquer quelques-unes des difficultés rencontrées par le syndicalisme aujourd’hui.

 

Comment analysez-vous la dernière journée de mobilisation interprofessionnelle du 19 mars ?

 

Cécile Gondard-Lalanne : C’est essentiellement la fonction publique qui s’est mobilisée, avec de vrais cortèges enseignants et une présence significative des finances publiques. Ce qui est sûr, c’est que par rapport à une journée interprofessionnelle, elle ne l’a pas été. Cela ne permet pas d’envisager de monter d’un cran dans la dynamique de mobilisation que nous essayons de construire depuis des mois. En particulier avec le mouvement des gilets jaunes, en disant qu’il y a des liens à faire sur les questions sociales. Par contre, cela ouvre des perspectives du côté de la fonction publique sur le projet de loi qui arrive et qui est catastrophique pour les services publics et pour les agents qui y travaillent.

 

Eric Beynel : Le privé était beaucoup moins mobilisé, mais depuis les ordonnances travail et la mise en place du comité social économique (CSE), nous sommes dans une sorte de tunnel, avec des élections partout dans le secteur privé. Cela crée des difficultés dans les équipes syndicales pour les préparer et pour gérer les conséquences en termes de réduction des droits et des capacités à agir. Cela participe au fait que l’articulation public-privé a du mal à se mettre en place. Par contre, il y a un sujet qui revient et qui peut devenir un socle pour l’interprofessionnel : la question des retraites est un bruit de fond que l’on entend dans les cortèges depuis plusieurs mois.

 

Cécile Gondard-Lalanne : Le privé se mobilise, mais il a des temps de mobilisation qui sont essentiellement liés au rythme des négociations salariales, ou à la question des licenciements et des fermetures d’entreprise. Sur les questions interprofessionnelles, cela fait des dizaines d’années que nous n’avons pas de gains et de victoires. Nous avons au mieux stoppé des choses. L’ambiance n’est pas à un dynamisme social extraordinaire. Jusqu’à fin 2019, le privé est pris par les élections pour la mise en place des CSE qui bouffent du temps militant, et où la concurrence entre les organisations syndicales est de plus en plus agressive.

 

La concurrence acharnée entre les organisations syndicales autour des élections au CSE n’est-elle pas due, au-delà d’une baisse des moyens alloués par les CSE, à une fracture en deux blocs dans le syndicalisme français ?

 

Eric Beynel : C’est plus compliqué que cela. Nous sommes directement dans les conséquences de la loi sur la représentativité syndicale de 2008. Il est de plus en plus difficile de s’implanter dans des entreprises où il n’y a pas de syndicats. Dans plus de la moitié des entreprises, il y a des procès-verbaux de carence pour les élections. Dans celles où il y a des syndicats, la réduction des droits permettant d’aller au contact des salariés conduit à une forme d’autonomisation des syndicats du fait d’un manque de contact, sur fond de concurrence féroce dans une sorte de campagne permanente pour garder les maigres droits qui restent. Cela rend difficile l’articulation du travail syndical à l’intérieur de l’entreprise avec celui à l’extérieur sur le champ interprofessionnel. C’est une vraie difficulté pour le syndicalisme, quelle que soit la ligne défendue. Cela joue aussi sur le temps pour discuter de ces lignes : nous avons moins le temps de réfléchir à la transformation sociale et aux moyens pour la porter.

Il y a une division entre les organisations au niveau central, mais à l’intérieur des entreprises, en regardant les accords signés ou les lignes portées par les équipes syndicales, on ne retrouve pas toujours cette ligne de fracture. Quand il y a des batailles sur des sujets centraux, nous retrouvons un arc de force très large. Ce fut le cas à la SNCF, même si la bataille n’a pas été gagnée. Elle a réuni, du début à la fin, les structures que l’on dit toujours dans la contestation (CGT et Sud), et celles que l’on dit toujours dans la négociation (CFDT et UNSA). Cela se retrouve dans toutes les entreprises lorsqu’il y a des batailles importantes qui touchent le cœur du mouvement ouvrier. À la base, l’unité se fait de manière large la plupart du temps.

 

Cécile Gondard-Lalanne : Évidemment à l’échelle confédérale il y a des fractures, notamment avec la CFDT qui concentre dans le pôle dit réformiste, toutes les critiques pouvant être émises par le pôle dit contestataire. Mais la réalité est plus compliquée que cela. Depuis 2016, nous travaillons régulièrement avec Force ouvrière qui est contestataire sur ses sujets identitaires, la protection sociale et la fonction publique, mais qui pour le reste a tout accompagné. Nous avons peu de communs avec certaines équipes de FO dans les entreprises, et paradoxalement on bosse avec eux sur l’interprofessionnel depuis 3 ans. Il y a des jeux en fonction de l’actualité qui font que le syndicalisme ne peut pas se résumer à deux blocs, même s’il a une fracture entre certains qui ne contestent pas le système dans lequel on vit, et d’autres qui le contestent. Mais il n’y a pas d’espace où nous pouvons confronter de façon sereine pour avancer et proposer des choses aux salariés, alors que nous savons que l’unité est importante pour eux. Au-delà, il est difficile d’amener auprès des salariés une envie de progrès social, pour sortir de ce pseudo donnant donnant porté par Laurent Berger.

 

Difficultés à stopper les reculs sociaux depuis 30 ans, défaites dans des entreprises historiques comme la SNCF, assiste-t-on à une crise du syndicalisme ?

 

Eric Beynel : Cela fait quarante ans maintenant qu’on recule, pas trente. Parti d’une construction initiale dans le public s’appuyant sur des structures professionnelles, Solidaires est maintenant présent à parts égales dans la plupart des secteurs d’activités du public et du privé. De plus, nous avons réussi à construire une structuration départementale et locale. C’est le principal vecteur de l’activité interprofessionnelle aujourd’hui, que ce soit dans les mobilisations, la formation ou la structuration. Je pense que c’est la voie par laquelle nous pouvons rénover, reconstruire, et réinventer une forme de syndicalisme qui prenne le chemin inverse de celui qu’a pris le mouvement ouvrier au début du siècle dernier en désertifiant les Bourses du travail au profit des branches. Ce sont des débats que l’on retrouve dans le mouvement social avec les occupations des ronds-points ou des places publiques. Pas seulement en France, mais aussi en Espagne, en Égypte ou aux États-Unis avec la « Révolution des places ». C’est l’idée de s’unir et de faire des choses au niveau local pour ensuite les étendre. Cela demande de pouvoir être dans les entreprises et les secteurs, mais aussi d’en sortir, ce qui est difficile. Mais c’est peut-être l’espace dans lequel on peut construire.

Cortège Solidaires à la manifestation du 19 mars – Photo Jean-Claude Saget

Cécile Gondard-Lalanne : Nous sommes dans une période où les défaites sur 40 années pèsent, même s’il n’y a pas eu de défaites sur tout. Socialement, les évolutions sur les droits des femmes ou les droits LGBT sont importantes parce qu’elles viennent rompre avec des systèmes de domination en place. Mais le syndicalisme de lutte, tel que nous l’avons connu, a de quoi être en crise. Pour les luttes, il faut du collectif, or les organisations du travail aujourd’hui cassent ce collectif : la digitalisation, la numérisation, le fait de travailler de chez soi, d’avoir des horaires éclatés, que les gens ne se rencontrent plus. Il n’y a plus d’espace où les syndicalistes peuvent rencontrer tous les salariés. Il est normal que le mouvement ouvrier ait un temps de retard, par rapport à ceux qui pensent les nouvelles organisations du travail. Ils ont des armées de gens intelligents qui pensent et déclinent ces réorganisations, sans s’embarrasser de processus démocratiques.

Nous, à l’opposé, nous essayons de construire ensemble, quitte à prendre du temps pour cela. En plus, nous le faisons sur du temps militant qui se réduit et sur des espaces pour se rencontrer qui sont moindres. Nous sommes encore dans un moment d’analyse du temps dans lequel nous nous trouvons, tout en cherchant des solutions. Pour l’instant, personne ne les a trouvées. Par contre localement, depuis 2016, nous avons une vitalité dans les équipes syndicales qui ont investi l’interprofessionnel sur des sujets aussi divers que le droit des femmes, les gilets jaunes, ou la défense de l’hôpital, voire du bureau de poste. Ce sont des espaces de rencontre avec d’autres équipes militantes, même si pour l’instant cela ne suffit pas à renverser le rapport de force. Le mouvement des gilets jaunes participe et poursuit cette évolution.

 

Au-delà des fanfaronnades sur la première place de la CFDT, Laurent Berger a dit que le syndicalisme pouvait mourir. Le pensez-vous ?

 

Cécile Gondard-Lalanne : Ce serait totalement à côté de la plaque de penser que nous ne sommes pas précaires. Pour moi, la question est de pouvoir se dire que si notre outil n’est plus efficient à un moment donné, il faut en créer d’autres. Ce n’est pas un problème, le mouvement ouvrier a toujours réussi à le faire. Si le syndicalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui mourait, cela ne veut pas dire que les outils collectifs disparaîtraient pour autant. Il y en aurait d’autres. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux il y a de vraies actions et de vrais rapports de force qui existent. Cela ne veut pas dire que le syndicalisme ne reste pas un outil pour les salariés.

Ce qui me paraît essentiel, c’est la question du contre-pouvoir. Les lieux et les outils des contre-pouvoirs, comme notre syndicalisme, sont toujours attaqués lorsqu’il y a un rouleau compresseur avec une pensée unique. Ce qui se joue dans cette période, c’est comment ils continuent à exister en tant qu’outils collectifs, quels que soient les noms qu’ils se donnent.

Enfin, l’écologie est à mon avis un des points d’ancrage du syndicalisme de demain. Nous devons avoir une réflexion générale sur les ruptures que ces questions provoquent avec ce que nous avons pu connaître : qu’est-ce qui est nécessaire et utile socialement ? C’est un des axes majeurs, avec celui des inégalités, d’un renouveau syndical. Il lie le local à l’aspect collectif pour une transformation de la société, alors que le système économique actuel crée de plus en plus d’inégalités, et qu’elles sont de plus en plus insupportables.

 

Eric Beynel : Le capitalisme est conscient que, comme le reste du monde, il est en danger et en possible voie d’extinction. Sa réponse, c’est de se transformer en totalitarisme pour continuer malgré tout à essorer les humains et la planète jusqu’au bout. Mais l’argent ne servira pas à acheter une autre planète. Au niveau mondial, les forums sociaux n’existent plus et ce ne sont pas les confédérations syndicales européennes ou internationales qui vont porter des ambitions importantes.

Par contre, au niveau local, des choses commencent à naître qui permettent une perspective. Il y a une lutte victorieuse que l’on a tendance à oublier : c’est Notre-Dame-des-Landes ! C’est une victoire avec un arc de force peu commun qui a réussi à travailler ensemble : syndicats ouvriers, organisations paysannes, mouvements autonomes. Ceux qui y vivent continuent à porter des projets. La Confédération paysanne a d’ailleurs remporté la chambre d’agriculture des Pays de la Loire quelques mois après.

Le mouvement social ne tire pas assez les conséquences de ces espaces-là, comme il s’est peu servi des articulations créées en 2016 entre le mouvement syndical, et des formes plus « citoyennistes » dans les nuits debout. Le verre n’est pas si vide que cela. Il y a des ferments de choses intéressantes, notamment la création de formes horizontales d’organisations, chose que nous portons dans Solidaires. C’est aussi le cas avec les gilets jaunes, comme à Commercy. C’est porteur de perspectives pour l’avenir.

 

Sur l’écologie, le syndicalisme a-t-il la bonne boîte à outils pour aborder ces questions ?

 

Eric Beynel : Nous ne pouvons pas continuer à dire que nous sommes pour une transformation sociale sans prendre en compte cette dimension, même si cela provoque des débats compliqués. Lorsque nous avons décidé de porter la revendication de l’abandon du nucléaire, nous avons eu des débats complexes, mais nous avons pu avancer avec notre structure présente dans le secteur de l’énergie. Mais bien évidemment, l’accident nucléaire de Fukushima a plus fait pour l’évolution dans les syndicats de l’énergie que les résolutions de Solidaires. Les salariés qui travaillent dans les centrales nucléaires voient la perte de connaissance de l’outil, les accidents qui se multiplient et la dégradation de l’outil de travail. Ils ne sont pas inconscients et évoluent d’eux-mêmes. Ce débat s’élargit, il n’est plus inexistant comme avant, même s’il n’est pas encore mûr à la CGT.

Le même problème se pose dans la chimie où nous sommes implantés dans des groupes qui produisent des pesticides. Nos camarades réfléchissent à des reconversions, à d’autres productions, autour de la question : pouvons-nous encore avoir une transition écologique, ou aura-t-on une rupture ? Ce qui fait le lien entre les inégalités et les questions écologiques, c’est le travail. Le syndicalisme est à une place où il permet la confrontation des idées et des propositions pour travailler sur ces deux axes forts. C’est la même chose avec les gilets jaunes et la taxe carbone, les organisations syndicales doivent percuter qu’elles sont à la jonction des problèmes écologiques et d’injustices économiques. Si nous ne les prenons pas en charge, nous aurons du mal à éviter le totalitarisme, parce que le capitalisme continuera à essorer le monde et ceux qui y habitent.

 

À plus court terme, comment voyez-vous les mobilisations des mois à venir ? Comment gagne-t-on alors que le gouvernement semble ne lâcher sur rien ?

 

Cécile Gondard-Lalanne : La question des retraites sera un enjeu du deuxième semestre 2019 et revient dans les discussions de ceux qui fréquentent les manifestations. Mais nous ne savons pas quel sera l’arc de force : la CFDT par exemple est plutôt partante pour une retraite à points. Le système actuel est largement à améliorer, car il porte en lui des inégalités, comme entre le public et le privé. Sur l’assurance chômage nous sommes sur des reculs, même si nous savons qu’à l’approche de l’été les coordinations d’intermittents du spectacle se remontent à certains endroits. Le gouvernement a beau profiter de n’importe quelle situation pour avancer quand même, je pense qu’il n’est pas au bout de ses surprises, notamment sur les questions écologiques. Il a été surpris par le mouvement des gilets jaunes. Il n’y a aucune raison qu’il ne le soit pas de nouveau.

 

Photos : Jean-Claude Saget et Rapports de force