Près de cinq mois après l’investiture d’un président d’extrême droite à la tête du Brésil, la contestation gagne le monde de l’éducation. Xavier, un militant libertaire actif au sein de Federação Anarquista Cabana et du Mouvement d’organisation de base, entre 2015 et 2018 à Belém où il a résidé, a répondu à nos questions sur la situation politique et sociale au Brésil.
Est-ce qu’il y a une rupture depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro par rapport à la présidence de Michel Temer ?
Sur certains plans, on peut dire que oui, mais la réponse doit être nuancée. Jair Bolsonaro n’a pas beaucoup d’idées politiques développées. Son programme ne comportait que peu d’éléments clairs et aisément transformables en textes de loi. Lui qui se vantait qu’il n’allait pas gouverner de manière idéologique, au contraire du Parti des travailleurs (PT), démontre jour après jour que c’est tout à fait le contraire qu’il pratique. Temer, politicien rusé et formé pour les couloirs et les chambres du pouvoir, était bien plus capable de proposer des réformes techniques qui pouvaient avoir, bien sûr, de graves répercussions sociales.
Entre les deux hommes, il y a malgré les ressemblances de certains de leurs projets de réformes, une grande différence de culture politique. Temer est un politicien rompu au jeu de ce petit monde et a réussi à se frayer un chemin jusqu’à la présidence grâce à d’indéniables qualités de courtisan et d’intrigant. Bolsonaro, dans la veine des leaders fascistes, joue sur un autre registre. Il n’est pas un tribun. Ses talents d’orateur sont très médiocres, mais son outrance pour dénoncer les « communistes », demander la libéralisation du port d’armes, et rejeter toutes les minorités et groupes dominés comme des ennemis de la nation brésilienne, ont pu séduire un électorat lassé des atermoiements pour améliorer leurs conditions de vie. Cet électorat s’est laissé subjuguer par les discours sécuritaires et anti-gauchistes du député de Rio, candidat à la présidence, désormais élu.
De plus, la droite traditionnelle était largement disqualifiée par les scandales de corruption. Les classes moyennes supérieures cherchaient un candidat qui leur laisse entrevoir des opportunités de reconquête du pouvoir, et des privilèges traditionnels dans la société brésilienne, que seul Bolsonaro paraissait capable de garantir. La rupture se situe sur cette ligne de faille : le Brésil passe d’un gouvernement de droite qui cherchait à maintenir une respectabilité démocratique de façade et à revenir à des mesures favorables aux élites, à un pouvoir fort exercé par un homme qui promet le grand nettoyage du pays. Ceci à renfort de permis de tuer quasi illimité pour les forces de l’ordre — promu par son ministre de la Justice, Sérgio Moro, le juge qui a fait emprisonner Lula — tout en laissant, bien entendu, intouchés et intouchables les avantages nombreux de l’élite. Et même en les approfondissant grandement.
Ainsi, on passe d’une « droite décomplexée », mais qui a besoin d’un minimum de consensus démocratique à une extrême droite rageuse qui est prête à se passer de beaucoup des maillons qui font la chaîne de décision habituelle du pays. Sur ce point, une mesure est passée assez inaperçue, alors qu’elle symbolise bien cette dérive autoritariste : l’extinction de tous les corps intermédiaires convoqués jusque-là lors de la discussion parlementaire des lois, les collèges, forums et autres comités… sauf ceux que le président décrète lui-même.
Mais la rupture passe aussi, et peut-être surtout, par la question des minorités et le sort qui leur est réservé par le nouveau pouvoir. Les indigènes amérindiens du Brésil ont ainsi vu l’organe chargé de la démarcation de leurs terres ancestrales confié au ministère de l’Agriculture, inféodé aux intérêts de l’agro-industrie. Plus qu’un symbole, il s’agit d’une réelle volonté affichée et assumée de Bolsonaro de « ne pas laisser un centimètre carré de terre aux indigènes ». Il en va de même pour les quilombolas, ces descendants d’esclaves ayant fui ce système pour s’établir en communautés autonomes, et ce n’est pas un hasard, car les minorités sont bien évidemment la cible privilégiée de ce pouvoir fascisant.
Auparavant, on déplorait déjà sous Temer une augmentation très inquiétante du nombre de conflits autour de la possession des terres et de morts parmi les contestataires des titres de propriété achetés, ou tout simplement falsifiés, par les grands propriétaires terriens. La réforme agraire avait été abandonnée par le PT au cours de ses 14 années de pouvoir. Cependant, avec Bolsonaro, c’est plus qu’un pas qui est franchi dans cette répression de la contestation d’un ordre inique. C’est carrément une justification par le sommet de l’État des règlements de compte arbitraires et des exécutions sommaires de militants du Mouvement des Sans-Terre (MST) qui est inscrite dans la légalité. Ce que la vente libre d’armes de type fusils d’assaut va évidemment faciliter grandement, grâce à un décret programmé par le président et ses soutiens parlementaires.
Sur le plan économique, la réforme des retraites et les coupes dans l’éducation ne sont-elles pas la poursuite de la politique du gouvernement précédent ?
Économiquement, il y a effectivement beaucoup de points communs entre la réforme des retraites qu’avançait Temer et celle de Bolsonaro. Elles vont toutes les deux dans le sens d’une destruction des acquis sociaux des Brésiliens et Brésiliennes les plus vulnérables. Elles répondent aux logiques des marchés financiers internationaux en remplaçant la répartition par la capitalisation et en ouvrant des possibilités extraordinaires pour les compagnies d’assurances privées et les fonds de prévoyance bancaires. Par contre, elles ne touchent pas aux régimes luxueux dont bénéficient les secteurs de la société déjà les plus largement favorisés : militaires gradés, politiciens, juges et procureurs. Ce sont deux réformes qui ont une même cible : les travailleurs et travailleuses modestes qui sont désignés comme responsables d’un supposé déficit des caisses de retraite.
En ce qui concerne l’éducation, on peut voir aussi la même logique à l’œuvre. Le gel des investissements publics dans les services de l’éducation pour 20 ans, adopté en 2017 par Temer, se voit renforcé par une coupe sombre de 30 % dans les budgets de l’éducation de Bolsonaro. Ici aussi, la logique est clairement néo-libérale et se double d’un projet ultraconservateur qui prend pour cible les composantes de la société qui peuvent mener le combat pour la défense des droits de l’Homme, des acquis sociaux et des libertés individuelles et collectives. Toutefois, il y a de façon assez évidente un « saut quantitatif » dans les deux vagues de mesures. Pour moi, il est dû en partie à la légitimité que Bolsonaro croit avoir retirée des urnes en octobre. Légitimité que ne possédait pas le vice-président Temer qui, avec d’autres politiciens de la droite brésilienne, avait ourdi le complot ayant amené à la destitution de Dilma Rousseff.
D’autre part, le président au Brésil n’a pas beaucoup de marge de manœuvre si le Congrès national n’appuie pas sa politique. Dilma Rousseff en a fait les frais en 2016 ce qui l’a amenée à essayer de garder une « gouvernabilité » au détriment d’une politique sociale. Or, aussi bien Temer que Bolsonaro ont ici les coudées franches avec un parlement et un sénat largement acquis à leurs choix économiques comme politiques. Là aussi, le « saut quantitatif » est important. Entre le politicien corrompu choisi par Lula pour être le vice-président de Dilma Rousseff, Michel Temer, et le député d’extrême droite Jair Bolsonaro, si on peut voir une continuité en termes de réformes, il y a tout de même un abîme en ce qui concerne le respect des droits essentiels des minorités et des opposants.
Jair Bolsonaro a mené une campagne électorale fascisante : racisme, sexisme, homophobie, répression contre la gauche et les mouvements sociaux, réhabilitation de la dictature militaire. Maintenant qu’il est au pouvoir, met-il en œuvre un programme d’extrême droite ?
Oui en grande partie. Il ne passe pas un jour sans que le président ne publie un tweet ou ne fasse appliquer un nouveau texte juridique qui va dans ce sens. Certaines figures des mouvements LGBTQI, comme le député fédéral Jean Wyllys, ont d’ailleurs déjà quitté le pays pour se réfugier à l’étranger. Craignant à raison pour leur vie, dans un pays marqué il y a un an et demi par l’assassinat de la conseillère municipale de Rio Marielle Franco par des miliciens, les militants des mouvements sociaux savent très bien que, moins que jamais, ils peuvent compter sur un quelconque appui légal et judiciaire, en cas de conflit avec les secteurs réactionnaires de la société.
La réhabilitation de la dictature militaire, pour prendre cet exemple assez représentatif du personnage Bolsonaro, a connu un hommage sans précédent depuis sa chute entre 1985-1988, période de la démocratisation du pays. Voulue par le président et suivi par quelques casernes du pays, une commémoration a été programmée le 31 mars dernier, date anniversaire du soulèvement militaire de 1964. Mais la société brésilienne résiste et cet hommage a été en partie rendu impossible par des décisions de la justice fédérale. Mais reste que l’intention présidentielle était là.
Il y a quelques jours, il a publié une lettre ressemblant de manière troublante à la lettre publiée par le président João Goulart, avant qu’il ne soit déposé par la dictature militaire en 1964. Pour Bolsonaro, le Brésil est ingouvernable… certains voient dans ce message un appel du pied aux militaires pour qu’ils reprennent en main les rênes que lui-même n’arrive pas à tenir. En réalité, Bolsonaro et ses électeurs les plus fervents ne sont pas le Brésil lui-même, mais une partie actuellement active du pays. Heureusement, les mouvements sociaux, les femmes, les communautés LGBTQI sont présents dans la lutte et aident à freiner les projets de ce président.
Il y a eu un fort mouvement des femmes contre l’élection de Bolsonaro. Est-il toujours actif ?
Le mouvement « Ele não ! » qui a été créé et promu par les femmes contre l’ascension de Bolsonaro a été un acteur majeur de la contestation durant la campagne électorale. Les femmes, touchées par les discours misogynes du futur président, ont animé une campagne sur internet et dans les rues du Brésil qui a été exemplaire. Certaines militantes ont été agressées physiquement par des partisans du candidat d’extrême droite, mais cela n’a fait que renforcer la détermination des femmes à répudier les idées et les agissements haineux, de cette partie de la population acquise à l’ex-député de Rio. Depuis l’élection, les formes de résistance ont en partie évolué. Le mouvement des femmes continue à être actif sur la toile, mais il s’est intégré à d’autres formes de résistance, autour des luttes contre les projets « phares » du régime : réforme des retraites ou coupes budgétaires dans l’éducation.
Ainsi, la lutte s’est renforcée par rapport aux années du pouvoir du PT qui avait vu les rues se vider de manifestants contre certaines mesures qui n’avaient rien de sociales. De la sorte, les mouvements sociaux contre ce pouvoir fascisant se sont renforcés de manière impressionnante avec l’arrivée au pouvoir du candidat d’extrême droite. Les femmes ont joué un rôle moteur dans ce phénomène et prouvent une fois de plus leur dimension de protagonistes indispensables des luttes contre les oppressions, les dominations et les exploitations.
Quelles sont les mobilisations sociales auxquelles le pouvoir de Bolsonaro fait face ?
On a l’impression que l’arrivée au pouvoir de ce sinistre personnage a sorti de l’apathie une bonne partie des forces progressistes, que je peinais à voir dans la rue durant les années que j’ai passées au Brésil. Pendant le processus de destitution de Dilma Rousseff, durant les procès qu’a subis Lula et qui l’ont mené en prison, pendant les années de pouvoir de Michel Temer, l’opposition de rue existait, mais on avait l’impression que bien souvent le cœur n’y était pas. Avec l’arrivée de Bolsonaro, la menace étant devenue une réalité concrète, les mouvements prennent de l’ampleur à nouveau.
Des millions d’étudiants de toutes les grandes villes du pays ont manifesté le 15 mai. Ce sont les plus grandes protestations vues au Brésil depuis 2013, avec un appel à redescendre dans la rue le 30 mai qui devrait être encore plus suivi. La résistance, après avoir été glacée par le résultat de l’élection, est en train de reprendre des forces. Toutefois, dans un régime autoritaire, on peut craindre que cela ne fasse qu’approfondir la répression. D’ailleurs, la réforme du ministre de la Justice, Sérgio Moro, est sans doute un indice de ce qui est à craindre pour les mois à venir : une criminalisation accrue des mouvements sociaux et une répression plus féroce.
Les différents mouvements sociaux, tels que les paysans sans-terre, les travailleurs sans-toit, les victimes des barrages ou de l’industrie minière, savent que leur marge de manœuvre est ténue, mais ils ne sont pas près de désarmer ni de ranger les contestations. L’heure est à la contre-offensive et à la mobilisation contre la réforme des retraites. Cependant, du côté des centrales syndicales, les plus influentes, très intégrées à l’État, peinent à se trouver une ligne de lutte convaincante et convaincue. C’est une des principales faiblesses aujourd’hui dans les mouvements sociaux brésiliens.
La CUT, plus grande centrale syndicale brésilienne, tergiverse et n’arrive pas à se mobiliser pour entrer de front dans le combat contre les attaques contre les droits des travailleuses et travailleurs. Les centrales plus combatives sont peu puissantes numériquement comparées aux géants du syndicalisme. La CSP-Conlutas ou la FOB ne peuvent à elles seules impulser une grève puissante qui déstabilise le patronat brésilien et ses hommes de main au parlement.
Quelle est l’ampleur de la répression aujourd’hui ?
Elle prend des formes quelque peu différentes de ce qu’on connaît en France. Par exemple, le dimanche 19 mai, à Belém, la ville où j’ai vécu, des miliciens — policiers et ex-policiers qui agissent hors du contrôle de quelconques institutions — ont abattu sauvagement 11 personnes dans un bar d’un quartier populaire de la ville. La lutte contre le trafic de drogues passe par ces exécutions sommaires qui endeuillent des familles entières et souvent font énormément de victimes qui n’ont rien à voir avec le motif de l’intervention de ces escadrons de la mort. Ce qui est nouveau dans cette répression hors du cadre légal, c’est que tout le clan Bolsonaro est un fervent soutien affiché de ces milices. Par exemple, dans le cas de l’assassinat de Marielle Franco, un énorme faisceau de coïncidences amène des tueurs présumés en attente de jugement vers la famille Bolsonaro.
Ce ne sont pas des hommes qui tuent de leur propre chef, même une opposante déclarée à leurs modes d’action : des sommes très importantes d’argent ont été découvertes et saisies sur leurs comptes après qu’ils ont été démasqués. Ils ont agi sur ordre et les troublantes pistes qui amènent toutes dans l’entourage proche du président, si elles doivent encore être examinées par les enquêteurs, ne peuvent laisser indifférent lorsqu’on sait le mépris qui anime Bolsonaro et ses fils envers leurs opposants, et la vie de ceux-ci.
Pour ce qui est de la répression officielle, institutionnelle, pour l’heure les choses ont peu évolué. Et ce, malgré les effets d’intimidation que le président a cherché à provoquer en déclarant peu avant l’élection, qu’avec lui au pouvoir, il n’y aurait d’autre choix pour les « gauchistes » que « l’exil ou la prison ». Pour le moment, la contestation est en train de s’organiser après une phase de sidération, il n’y a donc pas encore eu de confrontation directe entre forces antagonistes.
Cependant, les choses se décanteront très prochainement et je crains que rapidement la répression prenne un tour plus violent : en mai 2017 à Brasília, lors des manifestations contre la réforme Temer qui allait geler pour 20 ans les investissements dans les services publics, j’ai assisté à des tirs à balles réelles de la part des forces de répression qui ont fait plusieurs blessés, des charges de cavalerie, et bien sûr tout l’arsenal désormais tristement habituel dans le traitement de la contestation sociale, LBD, gaz, grenades, etc.
Les mouvements sociaux brésiliens ont-ils besoin d’une aide internationale ?
La première des choses à faire est bien entendu de parler du Brésil, de ne pas l’oublier parce qu’une partie de son corps électoral a élu un fasciste à la tête du pays. Les résistances s’organisent et elles sont puissantes. Elles ont besoin de notre appui international pour que la situation en cours là-bas soit dénoncée, que Bolsonaro n’ait pas un blanc-seing de la part de l’opinion publique internationale. Pour cela, il faut relayer les informations, les traduire, les transmettre dans les médias de lutte, publier des notes de soutien aux mouvements sociaux, bref manifester une solidarité internationale.
cagnotteDe plus, il existe des groupements qui peuvent recueillir des fonds pour appuyer les mouvements qui depuis des décennies sont à la pointe de la lutte contre les inégalités et pour le changement social dans ce pays fortement inégalitaire qu’est le Brésil. Je pense au premier titre au Mouvement des paysans sans-terre. Par ailleurs, avec le Mouvement d’organisation de base du Pará, nous avons lancé une cagnotte en ligne pour recueillir des fonds pour la création d’un centre éducatif autonome (indépendant des partis, des églises et des gangs) dans un quartier périphérique de Belém. L’éducation est le meilleur moyen d’éviter que se perpétue ce type de gouvernement.
Ce sont des projets comme celui-ci qui peuvent changer quelques aspects de la donne et renforcer la lutte de ce peuple qui ne doit pas être délaissé, dans ce moment critique de son histoire.
Photo de une : Pablo Albarenga / Mídia NINJA
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