Le procès des cadres de France Télécom s’est achevé cette semaine. Depuis son ouverture le 6 mai, La petite boite à outil a publié chaque jour les impressions de personnalités suivant les débats. Pour la dernière audience, Ivan du Roy, le co-fondateur de Bastamag et auteur du livre-enquête Orange stressé, signe un billet sarcastique sur les plaidoiries des avocats de la défense qui présentent Didier Lombard, le PDG de l’opérateur téléphonique au moment de la vague de suicides des années 2008 et 2009, comme un homme incarnant l’intérêt général.
Didier Lombard est un homme blessé. « Vous avez sauvé cette entreprise, je pense que vous méritez le prix du manager de l’année », lance l’un de ses trois avocats, François Esclatine, à quelques minutes de la fin de l’audience, la 41ème et la dernière de ce procès « inédit », de l’aveu même de celle qui le préside, Cécile Louis-Loyant. L’audience est consacrée aux plaidoiries successives des trois avocats du PDG mis en examen. A les entendre, on se demande ce qu’il fait là, Didier Lombard, « Mr Lombard ». Pourquoi il s’est astreint à venir s’asseoir, chaque jour depuis deux mois et demi, dans cette salle blanche du nouveau Palais de justice de Paris, Porte de Clichy, dont en plus la climatisation est tombée en panne. « On aurait pu faire une citation directe, il n’y avait pas besoin de 10 ans d’instruction », lance son avocate, Bérénice de Warren. Toutes celles et ceux qui ont contribué aux 1000 pages du dossier d’instruction – qui a duré quatre ans et non dix – apprécieront. Les avocats d’affaires savent mieux que les enquêteurs et les magistrats quelle affaire vaut une instruction ou pas.
Mais pourquoi donc « Mr Lombard » a-t-il subi cette « mise en scène » dédiée au « deuil » des victimes, s’interroge Jean Weil, chef du trio spécialisé en droit des affaires. Ah « les victimes »… Les victimes, en général, auraient trop longtemps été méprisées par l’institution judiciaire. Et voilà que l’institution les place au centre de ce procès, au risque de sombrer dans l’émotion. Donner une place centrale aux victimes, c’est risquer l’erreur judiciaire, avertit l’avocat. « La vengeance ne doit pas nous entraîner », s’inquiète Jean Weil. Elle ne doit pas frapper « Mr Lombard » : « C’est lui qu’on veut voir souffrir, consciemment ou inconsciemment, c’est de la vengeance, pas de la justice, Mme la Présidente ! », lance Bérénice de Warren. S’adressant aux victimes, à leurs proches, à leurs collègues, le chef du trio conseille : « Je ne crois pas que ce soit la décision de justice, la condamnation éventuelle, qui leur permettrait de se retrouver, de se redresser. » Les avocats d’affaires savent mieux que les victimes et leurs familles ce qui est bon pour elles.
« Mr Lombard », vraiment, est un brave homme. « Il s’illumine dès qu’il vous parle technologie, il adore ça », s’extasie l’avocate. Tout à la fois ingénieur, stratège et serviteur de l’État, « Mr Lombard » « incarne l’intérêt général ». Il « a travaillé sans relâche pour l’industrie française » alors qu’il aurait pu choisir la facilité et s’orienter vers le secteur financier. Le PDG, ne percevait qu’un petit 1,7 million d’euros à la tête de France Télécom, puis 300 000 euros par an de pensions retraite, avec, à l’époque de sa mise en examen, quelques menus jetons de présence (137 000 euros en 2011) liés à son poste d’administrateur dans d’autres grandes entreprises, où il a distillé ses conseils de stratège avisé. La salle a-t-elle bien perçu l’ampleur du sacrifice ?
« Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte »
« Je l’ai vu pleurer dans mon bureau et devant vous. Il est comme il est, avec ses qualités et ses défauts », s’émeut Jean Weil. Alors oui, « Mr Lombard » est parfois maladroit, presque un gaffeur invétéré, dont l’humour, parfois « un peu brutal » serait incompris. Prenez cette phrase, prononcée devant un parterre de cadres dirigeants de France Télécom en octobre 2006 : « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte », à propos du plan Next qui vise la suppression de 22 000 postes en trois ans. Une phrase malhabile, lors d’un « discours improvisé ».
Et cette autre phrase, prononcée en septembre 2009, lorsque à coups de réorganisations à répétition, de mutations forcées, de changements de métiers successifs, tout France Télécom craque et que les suicides s’intensifient. Didier Lombard évoque alors la « mode des suicides ». Jean Weil y voit « une attaque des médias » contre un PDG qui « était stressé car il était interrogé tous les jours, en descendant du train, par téléphone… » Ah ces journalistes, toujours en quête de sensationnalisme. Tout cela aurait dû rester d’une absolue discrétion pour « protéger l’intimité de la personne défunte ». Les avocats d’affaires savent mieux que les journalistes ce dont il faut traiter, ce qui relève d’un sujet d’intérêt général, ou pas.
Dur dur d’être un PDG
« C’était compliqué parce qu’on parlait d’humains, mais son obligation était aussi de s’occuper des finances ! », renchérit Bérénice de Warren. Pauvre finance, déjà délaissée par la carrière de Mr Lombard, qui a préféré servir l’État puis l’industrie française. Pauvre finance, elle aussi victime de la situation déplorable dans laquelle se trouve France Télécom au moment où le prévenu rejoint l’entreprise, en 2003, en tant que directeur général adjoint. Du fait de graves erreurs stratégiques, France Télécom a alors accumulé 68 milliards euros de dettes, quelques années à peine après son entrée en bourse, ce qui en fait l’entreprise la plus endettée du monde. Didier Lombard n’y est pour rien, c’est vrai. « Il ne savait pas comment il allait payer les salaires ! », s’inquiète Bérénice de Warren. Des humains à payer, une méga dette à rembourser : face à ce dilemme « Mr Lombard » se retrouve seul. « On est tout seul, et il faut diriger cette entreprise » (Jean Weil). « Je l’ai compris en parlant avec Mr Lombard, être PDG, c’est parfois un vrai sentiment de solitude » (Bérénice de Warren). Il aurait probablement fallu créer une cellule d’écoute pour que les hauts dirigeants de l’entreprise se sentent moins seuls. Une solitude que les salariés de France Télécom, eux, connaissent si peu. « Quand on va chez l’usager, on fait la conversation, éventuellement on boit un coup », croit savoir Jean Weil. Les avocats d’affaires savent mieux que les salariés en quoi consistent leur métier.
Et les suicides ? « On dit que c’est de la souffrance au travail, oui, peut-être », se demande Jean Weil. Mais n’est-ce pas « l’abandon de la religion », « la presse et son traitement » qui a déculpabilisé « les gens », rendant possible le fait d’envisager de se suicider ? « Nous venons de passer deux mois et demi pour parler de ce sujet qui n’en est pas un, qui est hors sujet. » Les avocats d’affaires savent mieux que tous les parties prenantes du procès quel était son vrai sujet.
La déclaration émue et émouvante de la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, concluant ce procès hors normes montre en tout cas qu’elle a très bien compris pourquoi, elle, était assise là, pendant deux mois et demi : pour parler du travail et des modes de management qui le détruisent, lui et les personnes qui tentent de bien faire leur boulot. A l’opposé de cette manière morbide de penser, de voir le monde, que les hauts-dirigeants de France Télécom ne sont pas les seuls à incarner, loin de là.
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