C’est le début, très concret, de l’ouverture à la concurrence du réseau de transport francilien. Les trois premiers lots de bus, jusqu’ici sous l’égide de la RATP, viennent d’être attribués dans le cadre d’appels d’offres. Les agents seront transférés courant 2025, sans garantie aucune que leurs droits sociaux ne seront pas revus toujours plus à la baisse. Décryptage.
Les trois premiers lots du réseau de bus francilien, découpés dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, ont été attribués. CAP Ile-de-France, la filiale privée de la RATP créée spécialement pour participer à ces appels d’offres, s’est vu attribuée les lots 42 et 45 (sites d’Asnières et Pleyel ; et de Neuilly-Plaisance, Saint-Maur, Neuilly-sur-Marne). Tandis que le groupe Keolis, filiale de la SNCF, s’est vu attribuer le lot 9 à Bussy.
C’est le premier pas, très concret, de l’ouverture à la concurrence du réseau de transports urbains d’Île-de-France, définie par la loi du 8 décembre 2009. D’abord les bus. Puis, dans quelques années, les lignes de métro, tramways, transiliens, RER. Ces premières attributions doivent être définitivement validées par le conseil d’administration d’Ile-de-France mobilités, l’autorité régulatrice des transports de la région, le 12 novembre. La CGT RATP bus-tram appelle d’ores et déjà à un rassemblement ce jour-là devant le siège d’IdFM.
« Il faut qu’on se batte, tous ensemble. Sinon, ça va être chacun dans son dépôt, attaqué tous les quatre à six mois d’intervalle. C’est bien fait pour éviter que tout le monde se rebelle en même temps », épingle Ahmed Berrahal, machiniste, élu CGT RATP. Une trentaines de centre bus, répartis en plusieurs lots, vont être attribués entre ce mois de novembre 2024 et octobre 2025. Le transfert et la mise en service effective sous l’égide du nouveau repreneur s’effectuera, à chaque fois quelques mois après, pour un calendrier allant de novembre 2025 à novembre 2026. Or, ces transferts ont de quoi inquiéter les agents.
Contrats transférés : droits des agents renégociés
Prenons l’exemple des trois premiers lots dont la vente va être validée le 12 novembre. C’est le 1er novembre 2025 que tous les agents RATP concernés basculeront sous l’égide de leur nouvel employeur – Cap Ile-de-France, ou Keolis, donc. Leur contrat va être transféré chez ce nouvel employeur. Dès le début de l’année prochaine, les salariés recevront un courrier recommandé les informant du transfert à venir.
Avec une règle stricte : « le refus de transfert entraîne le licenciement », écrit le groupe RATP dans sa brochure de communication interne aux salariés. « On met 20 000 salariés au pied du mur. On vous transfère et si vous ne signez pas, vous êtes licencié. Mais quelle personne va dire : je ne signe pas ? Il y a des gens ici qui ont des enfants, des maisons, 15, 20 ans de boîte… On nous met le couteau sous la gorge », fustige Ahmed Berrahal, qui travaille pour sa part depuis 2004 pour la RATP.
Dans son communiqué interne, le groupe RATP assure que « les agents conserveront les garanties négociées par le Groupe, quel que soit le repreneur : maintien sur site, garantie de rémunération, garantie de l’emploi pour les agents sous statut, et pour les agents concernés le maintien de l’affiliation au régime spécial de retraite RATP ». Un package surnommé « sac à dos social ».
Or, dans les faits, « on ne sait pas réellement ce que le nouveau repreneur va nous retirer : des repos ? Notre 13ème mois ? Ou encore nos primes ? » , s’enquiert Ahmed Berrahal. Des craintes plus que fondées : il suffit de regarder ce qu’il s’est passé du côté de la SNCF. Le groupe public a aussi créé des filiales de droit privé pour y transférer ses salariés, dans le cadre de l’ouverture à la concurrence du ferroviaire. Ces derniers « conservent leur salaire, mais tout le reste des droits sociaux est renégocié », résume Stéphane Crespin, délégué Unsa ferroviaire en région Paca, à nos confrères de Reporterre. « Psychologiquement, c’est un vrai choc pour les personnels en place. »
« Le vrai but de l’ouverture à la concurrence, c’est de revoir les droits sociaux des salariés »
« Le vrai but de l’ouverture à la concurrence, c’est de revoir les droits sociaux des salariés du transport public », expose Laurent Kestel, intervenant auprès des CSE en santé du travail, auteur de l’ouvrage En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres (2018, Éditions Raisons d’Agir). La création de filiales de droit privé comme CAP Ile-de-France, « ce n’est pas par plaisir de multiplier les organisations ou de créer une pyramide juridique. C’est parce que derrière, via les mécanismes de transfert, cela se traduit par des réductions des droits sociaux, syndicaux, ainsi qu’une organisation du travail fondée sur plus de contraintes et de polyvalence des agents. »
Dès fin 2021, la direction de la RATP avait dénoncé les accords d’entreprise sur les conditions de travail des machinistes-receveurs (conducteurs). Le réseau de surface, donc les bus et les tramways, avait été touché par des changements dans l’organisation et la rémunération du travail, malgré une forte mobilisation. La justification ? Être le plus offrant pour les futurs appels d’offres… Donc, le moins-disant socialement.
Entre autres mesures régressives, les machinistes-receveurs avaient perdu 6 jours de repos. La moyenne de service est désormais de 7h34, lissée sur trois mois – contre 7 heures maximum par jour auparavant en été ; et 6h38 en hiver. « On travaille une heure de plus en moyenne par jour, sans contrepartie », témoignait en octobre 2022 Ahmed Ouhab, machiniste-receveur au dépôt RATP de Lagny, syndiqué à Solidaires. « Par exemple hier, j’ai commencé à 12h09 au dépôt, j’ai fini à 19h39 au dépôt. Ce qui fait plus de 7 heures de service ! Avant, on ne pouvait pas conduire au-delà de 7 heures ». Autre exemple : les services en deux fois (matin puis après-midi) sont depuis imposés sans contrepartie. La prime de 14 euros brut par jour qui y était associée a été supprimée.
Tous ces changements pour qu’au bout du compte, Cap Ile-de-France, donc la filiale de la RATP elle-même !, récupère la majorité des lots soumis à appel d’offres. « Ce sont les mêmes acteurs, les mêmes directeurs, le même PDG. On sera transféré, mais on aura le même patron, le même directeur de centre bus », insiste Ahmed Berrahal. Avec des droits sociaux déjà revus à la baisse ; et que le nouveau contrat pourra abaisser encore. « Nous, on appelle ça un plan social déguisé ».
Plus de mandat syndicaux au moment de la reprise
Avec la reprise, les mandats des élus syndicaux vont tomber. Tout devra être réorganisé. Or, le repreneur n’est pas obligé de mettre immédiatement en place des élections. Durant ce moment crucial de découverte des nouveaux contrats, « on va donc vous envoyer un courrier chez vous, est-ce que vous signez, oui, non ? Si c’est non, vous êtes licenciés… Et tout se jouera ainsi, individuellement, entre un salarié et un patron, point », pressent Ahmed Berrahal.
Dès 2022, la RATP a été marquée par les effets de ces mesures préparatoires : suppressions de bus, démissions, problèmes de recrutement, impliquant des difficultés à remplir l’offre de service escomptée. Là encore, le miroir tendu côté SNCF est instructif. Depuis la suppression du statut de cheminot en 2018 – toujours au nom d’une nécessaire adaptation à l’ouverture à la concurrence -, la SNCF peine à recruter. Le manque de main d’oeuvre se fait particulièrement ressentir dans les secteurs de la maintenance et de la conduite. « Aux difficultés de recrutement, dues à des métiers moins attractifs, s’ajoute une explosion du nombre de démissions. C’est un phénomène général dans le secteur des transports publics, pour la simple et bonne raison que l’ouverture à la concurrence attaque les droits sociaux des salariés », synthétise Laurent Kestel.
Face à la pénurie croissante, la direction de la RATP (comme la SNCF avant elle) a été obligée de mettre la main à la poche et d’augmenter les salaires. Même si la contrepartie a été l’allongement du temps de travail, des suppressions de RTT… « Le principe d’ouverture à la concurrence et la transformation néolibérale des services publics répond à un impératif financier : il s’agit de faire de l’argent. Les directions ne lâchent de la rémunération salariale que s’il y une pression par rapport aux impératifs de production. Quand elles se disent : « là, on a vraiment besoin de conducteurs, ou d’agents de maintenance ». Mais ce qu’ils lâchent d’un côté, ils le reprennent de l’autre. Tout se paie en conditions de travail, en polyvalence accentué, en « inter-métiers » », décrit Laurent Kestel.
Des collègues « paniqués », des mobilisations catégorielles à venir ?
Pour obtenir ces rattrapages, fin 2018, les agents de maintenance de la SNCF s’étaient mobilisés et avaient obligé la direction à se mettre à la table des négociations. Puis, en décembre 2022, les contrôleurs ont fait de même. « C’est l’un des enseignements de l’ouverture à la concurrence de la SNCF, qui se posera sans doute pour les syndicats RATP : on se dirige davantage vers des mobilisations catégorielles », souligne Laurent Kestel.
Ces dernières années, certains syndicalistes de la RATP évoquaient la difficulté de mobiliser des collègues sur ces enjeux, encore abstraits pour eux. Cette fois, avec l’attribution de ces premiers lots, tout devient concret. « Maintenant, les gens sont paniqués de cette ouverture à la concurrence », décrit Ahmed Berrahal. « Ils se rendent compte qu’ils vont perdre beaucoup. Les collègues prennent conscience que Cap Ile-de-France ou Keolis, ce sont des boîtes privées, là pour tirer nos conditions de travail vers le bas ».
Une prise de conscience que le récit « néolibéral et enchanteur, qui consiste à dire que la concurrence va améliorer la qualité de service et baisser les prix, est un message éhonté », conclut Laurent Kestel. « D’ailleurs, il suffit de regarder le marché de l’énergie pour vous en rendre compte : les plus grands lésés en sont désormais les usagers. Sans parler des conditions de travail des agents ».
Photo : O Phil des Contrastes
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