Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau et le ministre de la Justice Didier Migaud étaient en déplacement à Marseille ce vendredi 8 novembre pour annoncer leur plan de lutte contre le « narcotrafic ». Les éducateurs de prévention spécialisée, fins connaisseurs de leurs territoires et des problématiques sociales touchant les jeunes, observent avec distance et scepticisme ce battage politique et médiatique.
Suite à la fusillade de Poitiers qui a fait un mort et trois blessés parmi les mineurs d’un quartier, et un autre enfant blessé à Rennes sur fond de trafic de drogues, l’Intérieur a multiplié les déclarations tout au long de la semaine. Hier, aux côtés du ministre de la Justice, Bruno Retailleau a déroulé un plan de lutte contre le « narcotrafic ». Entre autres mesures annoncées, certaines visent les jeunes : revenir sur l’ « excuse de minorité », principe fondamental de la justice des mineurs depuis 1945, et permettre les comparutions immédiates des mineurs à partir de 16 ans. Quelques jours plus tôt, sur Sud Radio, le ministre de l’Intérieur déclarait : «Ceux qui tuent et ceux qui sont tués sont de plus en plus jeunes. Face à cette jeunesse en dérive, moi je serai pour une solution éducative-militarisée dans des établissements, qui auraient une discipline militaire ». Face à cette séquence politico-médiatique, Sébastien*, dix ans d’expérience en Seine-Saint-Denis et Lise*, quinze ans d’expérience en Haute-Savoie, membres du collectif national des éducateurs de prévention spécialisée et syndiqués Sud, livrent leur analyse.
Que vous inspire le narratif politique et médiatique de ces derniers jours, autour de l’implication des jeunes dans le « narcotrafic » ?
Lise : d’abord, ce terme de « narcotrafic » est nouveau. En 15 ans, je ne l’avais jamais entendu. C’est un lexique qui renvoie aux cartels, à l’Amérique du Sud, aux séries Netflix : bref, un terme qui fait du buzz. Alors que sur le terrain, aucun jeune ne se dit « on est des narcotrafiquants ».
Sébastien : depuis 10 ans que je travaille en prévention spécialisée, le nombre de termes que l’on pose sur les gamins des quartiers… Il y a quelques années, ils étaient tous « radicaux islamistes », là il est question de « narcotrafic » des jeunes… Nous, on évite de regarder les médias dans ce genre de séquences. Bien sûr que parfois, on connaît les auteurs et les victimes. Mais nous, on intervient à l’inverse du fait divers, de ces grands moments d’actualité qui mettent tous les habitants et toutes les violences – fusillades liées au trafic, règlements de compte inter-individuels pour d’autres motifs, bagarres entre gamins qui dégénèrent – dans un même sac. Alors que la rue est beaucoup plus complexe que ça !
Les jeunes que vous accompagnez, comment vivent-ils ce genre de séquences ?
Sébastien : Dans de tels moments politico-médiatiques, ils perçoivent très bien que l’on parle beaucoup d’eux. Ils ont l’habitude : la stigmatisation fait partie de leur vie. Alors que ces gamins, quand on les écoute, ils ne trouvent pas ça normal non plus qu’un gamin de leur âge ait un flingue dans les mains ou qu’un autre se fasse buter : ils vivent le fait divers comme les autres.
Lise : Tous ces mots, là, qui sont employés ces dernières années pour les désigner ou pour nommer les opérations de l’État dans les quartiers, les jeunes ça les fait flipper. À nous, ils nous disent : « vous croyez en ce qu’on dit. Là où personne, les politiques, la conseillère d’orientation, ne croient en nous ». On est là pour leur rappeler que l’on est jamais prédestinés à quelque chose.
Sébastien : En fait, là où les politiques renvoient l’idée que tous ces jeunes veulent être des narcotrafiquants, nous, on leur laisse le temps de grandir. Peut-être qu’à 14 ans l’un va nous dire : « ouais je veux vendre du shit et être Pablo Escobar ! » puis trois ans après : « ohlala mais qu’est-ce que je te racontais, je sais pas comment t’as fait pour me supporter… » Parce que nous on est là à leurs 15 ans, à leurs 17 ans, potentiellement à leurs 20 ans. Là où ces jeunes sont découpés dans tous les sens par les institutions, nous sommes là pour rassembler les pièces du puzzle. Et les écouter.
Quelles sollicitations vous sont adressées, dans ce genre de moments ?
Sébastien : Dès qu’il y a une fusillade, on nous ressort les mêmes discours au niveau local comme national. Soit on nous dit « vous voyez, la prévention spécialisée, ça sert à rien ». Soit à l’inverse : « il faudrait mettre plus de moyens pour les éduc’ de rue, ça éviterait ce genre de choses ». Comme si la corrélation était évidente. Comme si on pouvait y faire quelque chose… Alors que quand un jeune va mal, il y a tellement de problématiques sociales derrière. Nous n’avons pas le pouvoir d’empêcher des groupes de gamins vulnérables, mis en difficulté par le lieu où ils grandissent, le racisme qu’ils reçoivent au quotidien, les difficultés familiales ou scolaires, de basculer dans ce type d’actes. On peut faire en sorte, autant que possible, qu’ils prennent d’autres chemins ; mais pas empêcher un mort dans un quartier.
Lise : Nous avons en premier lieu des missions de protection de l’enfance. Pas de prévention de la délinquance. Il faut le rappeler. Or, c’est vers cela que l’on voudrait nous amener. De plus en plus, les politiques nous disent : on vous finance, alors vous devriez faire de la prévention de la délinquance, on veut des chiffres, des résultats là-dessus.
Ce glissement entre vos missions de protection de l’enfance et cette injonction à prévenir la délinquance, comment s’incarne-t-il concrètement ?
Lise : pour moi, ça a commencé avec l’arrêté de 1972 qui a voulu institutionnaliser les éducateurs de prévention spécialisé, historiquement très indépendants et autonomes. Mais cela s’accélère aujourd’hui. Prenez l’exemple des « bataillons de la prévention » créés en 2021 – le terme de « bataillons », d’ailleurs, en dit long aussi. C’est uniquement de la prévention de la délinquance, avec des emplois précaires, des recrutements de gens qui débarquent sans se poser la question de nos principes d’action historique. À savoir : la libre adhésion – les gamins n’ont aucune obligation de venir bosser avec nous. La non-institutionnalisation, ce qui pour nous s’incarne par le fait de toujours interroger nos pratiques. L’anonymat : ne pas faire de dossier sur les jeunes que l’on accompagne ; ne jamais parler d’eux, ni à leurs familles ni à personne, sans qu’ils soient eux-mêmes acteurs de cela. Enfin, l’absence de mandat nominatif : on intervient sur un territoire, on ne cible pas une seule problématique ou certains jeunes.
Sébastien : autour de moi je le constate : beaucoup de leurs postes en CDD n’ont pas été pérennisés, parce que ces « bataillons de la prévention » c’était un coup d’éclat de la part de Macron et de sa ministre de la Ville Nadia Hai. C’est comme aujourd’hui : il se passe un fait divers, on répond médiatiquement et politiquement au fait divers. Et on balance beaucoup d’argent pour du néant. Car dire à quelqu’un : tu vas devenir éducateur de rue, sans venir du terrain, sans formation correcte et sans emploi durable, ce n’est pas constructif. En fait, c’est même destructeur.
Destructeur dans quel sens ? Quels sont les effets sur votre accompagnement social ?
Lise : Cela nous dessert complètement. La prévention spécialisée se base sur un travail éducatif de long terme. On ne fait pas n’importe quoi avec les gens. Il faut instaurer un rapport de confiance. Si les jeunes nous considèrent tout de suite comme des balances, en lien avec ce type de grosses opérations éclair, ils ne vont pas rentrer dans l’accompagnement. C’est à eux de nous accepter : on est sur leur terrain. On arrive pas dans la rue comme on arrive dans un foyer où ils sont obligés d’être là. Donc il faut y aller avec des principes fort : amener de l’anonymat, amener la protection de l’enfance. Et puis dans ces moments-là, le lien social est attaqué ; le gros boulot que l’on a à faire, c’est d’en recréer, de faire en sorte que les gens n’aient pas peur les uns des autres.
Sébastien : Car toute réponse sécuritaire, si on l’observe bien, ne détruit pas que notre travail : elle détruit le tissu social des quartiers. Aujourd’hui on dit : « narcotrafic », « les gamins se tirent dessus », « est ce que les éduc’ ont assez de moyens ? ». Mais moi, dans le 93, j’observe que ça se tire beaucoup dessus surtout depuis les « opérations place nette » de Gérald Darmanin. Celles-ci ont déstructuré le trafic de drogues. Les flics sont venus en masse puis repartis, ça a mis tout le monde sur les dents. Je ne dis pas qu’il ne faut rien faire face au trafic, je dis que ce type de réponses est inadapté. C’est comme avec ces « bataillons de prévention spécialisée » : on ne peut pas dire aux populations « on vous envoie des super héros mais par contre dans six mois ils ne sont plus là ».
Quels autres types de réponse faut-il privilégier ?
Sébastien : Être là en permanence, au quotidien, aux côtés de ces jeunes qui sont dans des vulnérabilités multiples. Quand il y a un mort dans le quartier où je travaille, parfois personne ne t’en parle, ou alors des adultes, puis ce sont les enfants qui te glissent : « ohlala, la dernière fois, il y avait du sang partout ». Et nous on est là pour leur dire : c’est lourd à porter, tu vis dans un quartier où tous les 2 ou 3 ans il y a un mort… On a des jeunes dont il faut prendre soin de la santé mentale. Entre la violence sociale au quotidien, le fait que as vu quelqu’un se faire tuer, et qu’ensuite, on t’envoie des hordes de CRS qui viennent contrôler tout le monde… Cela fait plusieurs couches de violence.
Lise : le problème c’est que des moyens sont mis sur le répressif mais qu’à l’inverse, on déshabille complètement les services de suivi éducatif, de protection judiciaire de la jeunesse, de protection de l’enfance. Les réponses judiciaires ou éducatives n’étant pas suffisamment dotées, c’est difficile d’avoir un discours cohérent autour du respect de la loi. Nous, on fait le tampon, avant que les services prennent le relais. Mais on ne peut pas dire qu’on a une vraie réponse à leur proposer. Chez nous en Haute-Savoie, le centre médico-psychologique, c’est deux ans d’attente. La pédopsychiatrie est saturée. Il est donc d’autant plus nécessaire que l’on reste au quotidien avec eux : comme ça, si la question ou le traumatisme arrive 6 mois, 1 an, 5 ans après, et bien on sera au moins là pour l’écouter et le verbaliser avec eux.
Face à un quotidien prenant, et à des coupes budgétaires touchant régulièrement des associations de prévention spécialisée, comment arrivez-vous à être entendus ?
Sébastien : On se bat pas mal car depuis des années, il y a une tendance à faire fermer des petites associations, qui sont fusionnés avec de grosses associations, là où notre action a plus d’intérêt à une échelle locale. Avant, ces petites associations faisaient remonter le terrain au politique, et aidait le politique à faire ses choix. Alors que les grosse associations se mettent à répondre à des appels à projets, ce qui renverse complètement le paradigme. On ne peut pas à la fois partir de ce que nous disent les jeunes, et à la fois répondre à des injonctions du type « occupez-vous des gamins qui se radicalisent ». Déjà, parce que les gamins ne montrent pas du tout ça. Ou quand bien même certains nous le montrent, ce n’est pas la seule chose qu’ils nous font voir et que l’on doit retenir d’eux. L’approche de la prévention spécialisée, c’est de l’or, à la base. C’est utile pour tout le champ social. Mais c’est de l’or que l’on laisse rouiller. Avec notre collectif national, on fait ce qu’on peut pour le défendre. C’est important de garder cette flamme. En ce moment c’est dur, mais le métier est beau.
Lise : Nous avons historiquement un rôle d’analyse sociale, mais on veut de moins en moins nous entendre. Les politiques voudraient plutôt des chiffres de sortie de situations difficiles. Le CTPS, comité technique de prévention spécialisé, permettait de faire remonter ces analyses au gouvernement : il avait été créé en 72, mais il a disparu il y a quelques années. Aujourd’hui, plus aucun d’entre nous ne peut échanger en direct avec des techniciens au niveau national. C’est dommage. En début d’année, avec notre collectif, on va mener une auto-formation en direction des éduc’ de rue pour réapprendre à écrire et à diffuser ces analyses sociales. On a surtout voulu créer ce collectif pour être capable de réagir rapidement en cas d’alerte sur des grosses réductions de budget, comme récemment à Poitiers. À Grenoble cette année, à l’occasion du Comité national des acteurs de prévention spécialisés, la grande messe des directeurs et financeurs, nous nous sommes mobilisés. Par contre après, on a du mal à transformer l’essai, car on est complètement happés par le quotidien. Quand on dit que la situation sociale est compliquée, elle est compliquée pour tout le monde, y compris pour nous, travailleurs sociaux. La mobilisation sur le long terme reste à construire.
Faisons face ensemble !
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