Après des mois de mobilisation, les travailleurs sociaux (handicap, protection de l’enfance, hébergement, insertion…) ont décroché l’extension des 183 euros net du Ségur à leurs secteurs. Mais des insatisfactions demeurent : mise à l’écart de franges de salariés, flou des investissements dans la formation… Surtout, la réforme des conventions collectives, corrélée à cette extension du Ségur, inquiète plus que jamais.
C’est une annonce qui résonne comme une victoire. Les travailleurs sociaux toucheront désormais la revalorisation salariale du Ségur, jusqu’ici réservée aux soignants. Lors de la Conférence nationale des métiers de l’accompagnement social et médico-social, le 18 février, le Premier ministre Jean Castex a assuré que les 183 euros net s’étendront à ces secteurs. L’annonce fait suite à une série de grèves des travailleurs sociaux, depuis les accords du Ségur signés à l’été 2020. Celle du 7 décembre 2021 avait rassemblé entre 55 000 et 80 000 salariés, un chiffre alors inédit.
Il règne donc une certaine satisfaction. « D’un côté, nous sommes contents… On a l’impression que nos mobilisations ont permis de ne plus être les oubliés du Ségur », avance Thibault Nachin, éducateur en prévention spécialisée, membre de la commission de mobilisation du travail social Île-de-France et syndiqué CGT. Mais d’un autre côté, « on est très loin du compte de ce qu’on nous doit », nuance-t-il.
D’abord, les 183 euros supplémentaires seront versés au maximum sur la paie de juin, avec une rétroactivité depuis le mois d’avril. Mais pas davantage. « Si on considère que nous avons été oubliés du Ségur, dans ce cas, il fallait rattraper depuis l’été 2020 », soupire-t-il.
Ensuite, la revalorisation est insuffisante, aux yeux de plusieurs syndicats et collectifs. « Nous on estime qu’il faut une revalorisation de 400 euros net. Car il y a eu un décrochage de notre pouvoir d’achat de plus de 20 % en vingt ans » martèle Ramon Vila, secrétaire fédéral SUD Santé Sociaux.
Veilleurs de nuit, secrétaires ou agents d’entretien laissés de côté du Ségur
Enfin, l’annonce du Premier ministre laisse encore de côté des franges entières du travail social et médico-social. 140 000 salariés de structures non-lucratives sont concernés par la revalorisation (éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, conseillers en économie sociale et familiale…). S’y ajoutent près de 30 000 agents de la fonction publique exerçant dans la filière socio-éducative (protection judiciaire de la jeunesse, éducateur de jeunes enfants, assistantes sociales…).
Mais les volets logistiques, administratifs ou techniques ne sont pas pris en compte. Autrement dit : les veilleurs de nuit, secrétaires administratives, agents d’entretien, de restauration… « Typiquement, cette augmentation n’inclut pas la secrétaire de mon service. Alors qu’on a besoin de tout le monde dans nos structures », pointe Thibault Nachin.
L’extension envisagée du Ségur aux travailleurs sociaux coûtera 540 millions d’euros à l’État et aux départements en 2022. Puis 720 millions les années suivantes, prévoit le gouvernement. Mais il y a un revers à la médaille.
Un « chantage » à la convention collective de plus en plus concret
Le gouvernement le répète dans son communiqué, suite à la conférence nationale : il y aura une réforme des conventions collectives. Objectif affiché : « parvenir dans les meilleurs délais à la négociation d’une nouvelle convention collective unique ». Cela implique la fusion des conventions principales du médico-social (entre autres, la 51 et la 66). Depuis le rapport de la mission Laforcade en mai dernier, les syndicats et collectifs dénoncent un « chantage ». Les investissements publics en matière de salaires et de formation sont, à leurs yeux, conditionnés à l’avancée de cette réforme.
De fait, le gouvernement promet de débloquer une enveloppe supplémentaire de 500 millions d’euros, pour le moment « sanctuarisée », afin d’accompagner la fusion des conventions. L’État et les départements se porteraient alors garants d’un « investissement historique à hauteur de 1,3 milliard d’euros » par an pour le médico-social (les 720 millions promis, plus les 500 millions en suspens).
Le gouvernement assure qu’il s’agit, par cette réforme, de « résoudre des difficultés largement établies qui structurellement freinent l’engagement des professionnels dans ce secteur ». Et ce, « alors qu’il est le 4ème employeur privé en France et que ses besoins vont augmenter fortement sous l’effet des départs en retraite et du vieillissement de la population ».
Les syndicats de salariés et collectifs, eux, craignent une convention collective unique au rabais. C’est ce que laissent entrevoir les premiers éléments émanant de deux des principales fédérations d’employeurs, NEXEM et la FEHAP. Ces dernières ont produit un document témoignant de leurs orientations pour les négociations. Elles envisagent la mise en place de salaires individualisés, basés sur l’évaluation des compétences.
Dans ce cas de figure, il y aurait un socle commun de rémunération, auquel s’ajouterait – ou non – une part variable… En fonction de critères dont seul l’employeur déterminera s’ils sont remplis ou non. « Avec ces critères, on sort du travail égal, salaire égal », fustige Thibault Nachin. « Cela favorise la mise en concurrence des salariés », estime Ramon Vila.
Des contours encore flous
La plupart des syndicats (CGT, SUD, CFDT…) sont plutôt favorables à une convention collective unique… À condition que les salariés soient gagnants. Ces syndicats ont dans leurs tiroirs un modèle de convention prêt à être défendu. De son côté, FO refuse toute fusion des conventions collectives. Les contours de la négociation nationale devront apparaître plus clairement dans les prochaines semaines, avec les concertations entre syndicats de salariés et fédérations d’employeurs.
De même, le flou demeure quant aux annonces du 18 février. Seuls les décrets définiront avec précision les modalités des investissements promis, et leur périmètre. « Entre les annonces et la réalité concrète au moment des décrets, il peut y avoir un décalage », note avec prudence Thibault Nachin.
C’est le cas pour la revalorisation salariale du Ségur, mais aussi pour les efforts en matière de formation. Le ministère annonce par exemple 15 millions d’euros pour former des cadres intermédiaires. « Un coup d’épée dans l’eau », juge l’éducateur en prévention spécialisée. « La qualité de vie au travail, ce n’est pas que payer des managers ; c’est mettre les moyens pour assurer comme il faut nos missions ».
Une future réforme des diplômes ?
Pour lui comme pour beaucoup, de nombreuses questions de fond n’ont pas été abordées lors de cette conférence nationale. « La politique austéritaire et le management libéral ont conduit à cette situation. Il fallait en tirer des enseignements : augmentation des rémunérations, des postes, révision du management, embauche de contrats pérennes et pas d’intérimaires ou de contractuels qui se multiplient… » liste Ramon Vila.
Non seulement ces problèmes de fond « n’ont pas été traités, mais ils vont être amplifiés » craint Thibault Nachin. D’abord, par la convention collective unique qui s’esquisse. Mais aussi par la réforme de la formation qu’envisage le ministère. Jean Castex a annoncé la mise en place d’un Comité des métiers socio-éducatifs, « d’ici avril ». Ce comité pilotera, entre autres, « la rénovation de l’architecture des qualifications et des diplômes ».
Une précédente réforme des diplômes avait été effective à la rentrée 2018. Elle avait marqué une évolution vers davantage de transversalité entre les filières. Et une volonté d’aller vers un diplôme unique du travail social. Les syndicats et collectifs craignent la poursuite de cette logique. Se baser sur les compétences, plutôt que sur les métiers… Cela revient à créer « une employabilité, plutôt qu’une polyvalence. Par exemple, si un service n’a pas d’assistante sociale, on demande à un éducateur de faire le boulot », résume Thibault Nachin.
Après des mois de mobilisation, les responsables des syndicats et collectifs restent donc vigilants. Et prennent le pouls de leurs collègues. En dehors des initiatives locales du 15 mars, journée mondiale du travail social, il n’y a pas encore de rendez-vous national fixé par ces organisations. L’heure est à la construction. Les rencontres nationales du travail social, le week-end du 12 et 13 mars à Poitiers, aideront à définir la suite.
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