Fait rare : les éducateurs de la prévention spécialisée, aussi appelés éducateurs de rue, se mobilisent nationalement ce lundi. Rendez-vous est donné en Ardèche, dans un territoire où la pérennité du service de prévention spécialisé est menacée. Ici comme ailleurs en France, le métier disparaît en silence. Ou se transforme, avec un glissement de l’accompagnement des jeunes vers le contrôle de la « délinquance ».
C’est une première. Les éducateurs de la prévention spécialisée, communément appelée éducateurs de rue parce qu’ils accompagnent des jeunes en difficulté, à leur rythme et sur leurs lieux de vie, restent d’ordinaire discrets. Jusqu’ici, ils avaient bien sûr rejoint les cortèges de travailleurs sociaux, à l’occasion des grèves nationales qui ont émaillé l’année écoulée. Mais la prévention spécialisée n’avait pas lancé de mobilisation dédiée à son seul secteur depuis des mois – voire des années.
C’est chose faite, avec un appel à manifestation nationale ce lundi, soutenu par la Fédération Sud Santé Sociaux et Solidaires. L’appel a été largement relayé lors des rencontres nationales du travail social en lutte les 8 et 9 octobre.
Rendez-vous est donné en Ardèche. Le territoire n’a pas été choisi au hasard. Le service de prévention spécialisée y est lourdement menacé depuis fin 2021. Le 15 décembre 2021, l’association employant les 10 éducateurs de rue du territoire, l’ADSEA, annonce à son équipe qu’en raison de coupes budgétaires du département, le service doit être entièrement supprimé… Sous quinze jours. Cette annonce brutale « a créé un émoi au niveau local. Le 22 décembre, on a lancé une mobilisation, qui a amené un rétropédalage du département », retrace Guillaume, l’un des éducateurs de ce service.
« Nos collègues partent en burn-out »
Dans la foulée, l’ADSEA a finalement promis que les emplois seraient maintenus, au moins jusqu’à fin 2022. Mais « on a le sentiment que c’est du sursis. On sait qu’à plus ou moins long terme il y a le risque que les postes sautent », éclaire Sylvère Henriot, responsable de Sud Santé Sociaux coordinateur de la mobilisation du jour. De fait, pour 2022, l’ADSEA a signé une nouvelle convention avec le département, qui divise son budget quasiment… Par trois.
Pendant ce temps, Guillaume assiste au délitement de son service. « Nos collègues partent en burn-out, démissionnent… On a eu 5 départs sur 10 salariés ces derniers mois. L’incertitude totale fait que des postes disparaissent ».
Ce 17 octobre, le conseil départemental (qui a basculé chez Les Républicains à l’été 2021) vote son budget 2023 consacré à la prévention spécialisée. Un moment de vérité pour l’avenir du service. Il s’avère que ce 17 octobre marque justement les 50 ans de l’arrêté ministériel de 1972 qui « reconnaît l’utilité publique de la prévention spécialisée et de ses principes d’action », rappelle les syndicats mobilisés.
Ce même jour, le conseil départemental vote également pour une expérimentation visant à obliger les bénéficiaires du RSA à travailler 10 heures par semaine. Les deux événements sont liés. « Le président du département est en train de s’attaquer à tout le social. Et on ne sait pas où il va s’arrêter », craint Sébastien Nicolas, secrétaire de l’union départementale CGT Action Sociale. La CGT organise un cortège contre cette expérimentation autour du RSA. Ce cortège rejoindra celui des éducateurs de rue.
« Cela concerne toute la France »
L’Ardèche est loin d’être le seul territoire où la menace plane sur le service de prévention spécialisée. Dans certains départements, des fermetures ont déjà été exécutées. C’est le cas dans le Calvados. L’Association calvadosienne pour la sauvegarde de l’enfance de l’adolescence (ACSEA) vient de fermer, le 15 septembre, son service de prévention spécialisée. La Fédération Sud Santé Sociaux est en train de dresser un recensement national. « On est au courant d’autres services qui ont fermé ailleurs. Cela concerne toute la France », soutient Sylvère Henriot.
Les schémas se répètent. En amont des menaces de fermetures, « il y a toujours des transformations dans les missions des éducateurs. Les services s’institutionnalisent, les horaires de travail ne sont plus compatibles avec l’accompagnement mené jusque-là… », décrit Sylvère Henriot. La prévention spécialisée est censée être une compétence des départements, puisqu’elle relève de la protection de l’enfance.
Mais de plus en plus, les collectivités y prennent leur part, voire d’autres types de financeurs. En Ardèche par exemple, l’ADSEA envisage de recourir à un fonds social européen afin de combler le désinvestissement du département. Pour l’heure, peu d’éléments concrets ont été donnés sur le calendrier, ou sur les contreparties que cela impliquera.
Entre les coupes budgétaires de certains départements et l’arrivée de nouveaux financeurs, les « comptes rendus chiffrés, quantitatifs se multiplient. Or, la prévention spécialisée est basée sur une relation éducative avec une temporalité particulière, respectant le principe de libre adhésion du jeune », expose Guillaume. Ce principe est fondamental, puisque le lien de confiance avec les jeunes se tisse à force de souplesse et de patience. Il est de plus en plus mis à mal, et « l’expertise de terrain des éducateurs de rue n’est plus écoutée », regrette Sylvère Henriot.
« La prévention spécialisée devient un moyen de répression »
Les nouvelles contraintes ne sont pas que comptables. On assiste à l’émergence de nouvelles logiques, axées sur la sécurité publique plutôt que sur la protection de l’enfance. C’est notamment le cas lorsque des collectivités prennent davantage de poids décisionnaire. « La prévention spécialisée devient un moyen de répression ou de surveillance. Les éducateurs remplissent des fiches de renseignement, en articulation avec la préfecture… Ce qui est incompatible avec les valeurs d’origine du métier », déplore Sylvère Henriot.
Ces dernières années, le vocabulaire guerrier et sécuritaire s’est renforcé autour de la profession. En témoigne l’expérimentation de « bataillons de prévention » lancée à l’été 2021 par le gouvernement. La ministre déléguée chargée de la Ville, Nadia Hai, résumait ainsi l’état d’esprit de cette expérimentation : « l’écoute de l’éducateur est tout aussi importante que la peur du gendarme ».
Dans ces bataillons, on ne trouve pas d’éducateurs de rue ; mais plutôt des éducateurs spécialisés et une majorité de moniteurs sociaux. « Ce sont souvent des contrats précarisés… », soupire Guillaume. « Il y a une dégradation de nos diplômes. Sous prétexte d’arguments budgétaires, on est sur de l’idéologie ».
Un premier « rendez-vous » national
Ces logiques de dégradation touchent globalement le travail social. Durant un an et demi, les travailleurs sociaux se sont mobilisés comme rarement auparavant pour ces raisons. « La prévention spécialisée est un secteur qui donne une alerte. Les éducateurs de rue sont en lien avec d’autres établissements : hôpitaux, services de psychiatrie, écoles… Ils se confrontent à tous les obstacles, les manques de places », rappelle Sylvère Henriot.
Guillaume espère que la mobilisation du 17 octobre aura cette portée. « Ce qu’il se passe est révélateur : nos financeurs ne semblent plus capables de considérer les bénéfices du travail social qu’à travers le prisme de bilans comptables ». Mais comme souvent dans le travail social, l’enjeu est de rassembler des professionnels isolés, précarisés, pris dans les problématiques de leurs propres établissements.
Ceci étant, les éducateurs de prévention spécialisée échangent de plus en plus entre territoires. Noureddine, éducateur de rue en Seine-Saint-Denis, nous racontait en février la constitution d’un collectif d’éducateurs de rue du 93. En Ardèche, le collectif « Le social castagne » met en avant les problématiques de la prévention spécialisée. En complément des syndicats, ces travailleurs se rassemblent lors des rencontres nationales du travail social en lutte.
Le 17 octobre sera donc « un premier rendez-vous » pour les éducateurs de rue, parie Guillaume. Un rendez-vous pour initier« un travail de fond afin de réagir plus collectivement, à l’échelle nationale » à ce qu’il se passe dans le secteur, et sortir des seules mobilisations locales comme dans le Calvados il y a un mois.
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