Depuis la rentrée, le jaune des Métrovélo est en train de virer au rouge voire à l’écarlate. Le 7 septembre, 35 des 38 salariés de ce service de location de bicyclettes grenoblois, existant depuis une vingtaine d’années, se sont mis en grève. Pour la première fois de son histoire. Dans la capitale du Dauphiné, les vélos couleur citron sont une institution et la flotte de 9000 véhicules est l’emblème de l’essor de ce mode de locomotion dans l’agglomération. Depuis 2015, sa gestion se fait en délégation de service public (DSP) au privé : d’abord sous la coupe de l’entreprise lyonnaise Vélogik, elle est passée en 2020 sous celle de Cykleo, filiale de Keolis et de la SNCF, qui a remporté l’appel d’offres face à l’ancien prestataire.
Une victoire que Cykleo doit à une promesse : la digitalisation. « On nous a vendu monts et merveilles », relate Claude*, qui a connu la gestion semi-publique d’avant 2015. Pour les usagers, il s’agissait de pouvoir tout faire en ligne : gérer son abonnement, réserver une machine, une consigne… L’outil informatique associé, le logiciel Phoenix, existe déjà dans la dizaine d’agglomérations où le groupe est déjà présent, mais avec des flottes moins importantes. « Nous n’étions pas du tout contre le fait de moderniser le logiciel », exprime Camille*, une autre employée. « Au contraire, notre première réaction c’était : ” Chouette ! On va encore avoir quelque chose de moderne.” » À Grenoble, le prototype de Phoenix arrive en mars 2020. « Ce n’était pas du tout dimensionné pour notre service », analyse Claude. « À l’été 2020, nous avons fait un tableau avec tous les points qu’il faudrait changer », poursuit Camille. « Mais aujourd’hui encore, certains de ces problèmes ne sont pas réglés. »
« Ce logiciel nous rend dingues ! »
Malgré la somme d’alertes remontées, la phase de test se termine en mai 2021, à peine deux mois après le départ en arrêt maladie du responsable d’exploitation. « Ce logiciel nous rend dingues ! » s’emporte Alix*, qui doit travailler en agence face à des usagers quotidiennement mécontents. « Les gens arrivent en agence en ayant loué en ligne un long tail [vélo rallongé à l’arrière, pour transporter plusieurs enfants comme passagers, NDLR]. Sauf que le logiciel leur a attribué un vélo électrique à la place… Ils viennent parfois de loin, pour la journée, et trouver un arrangement n’est pas toujours possible, car ce sont des machines que nous n’avons pas beaucoup en stock. Cela crée des situations très embarrassantes. » Le nœud du problème semble pourtant plus humain que technique : « C’est un peu un management oppressant. L’ambiance est très lourde, très pesante », décrit Camille. « On se sent dessaisi de nos missions. En face, il y a un manque d’écoute, d’empathie. On ne comprend pas la façon de nous manager. On a l’impression qu’on essaye de nous pousser à la faute. »
« Là où je deviens fou », continue Alix, « c’est quand j’entends dire que le logiciel est 100 % fonctionnel par la bouche du responsable d’exploitation [le remplaçant depuis mars 2021, NDLR]. » Depuis la grève de septembre, une demi-douzaine de réunions ont eu lieu entre ce dernier et les salariés de Métrovélo à une fréquence quasi hebdomadaire. « Beaucoup de mots, peu d’écrits », résume amèrement Claude. Notre bref échange par mail avec cette personne est à ce titre éloquent. Son seul message – outre les formules de politesse – tient en trois phrases : « Je ne comprends pas bien l’objet : “le mouvement social qui s’y déroule depuis le mois de septembre”. Il y a effectivement eu un mouvement social, mais il s’est arrêté le 14 septembre, dernier jour de grève partielle. Je suis désolé, mais je ne suis pas du tout disponible cette semaine, et je ne voudrais pas, dans la précipitation, entretenir de correspondance épistolaire avec vous sur ce sujet. »
MétroVélo : une direction sourde
Yann Rudermann, le directeur général de Cykleo, a été plus prolixe. Moins de trois minutes après une seconde sollicitation par mail, il est au bout du fil : pour lui, la situation qui oppose l’entreprise et ses employés grenoblois « n’est pas réglée ». En outre, il estime que leur point de vue n’est « pas légitime » : « [Cette situation] fait suite à la mise en œuvre d’un logiciel qui a forcé un tout petit peu les gens à faire les choses correctement. […] Mais Cykleo, c’est 140 salariés et ça fonctionne partout. Tout le monde l’a pris en main [le logiciel Phoenix] et tout le monde travaille avec. […] Nous gérons des flottes longue durée un peu partout en France. Ça va très bien partout. » En clair, le logiciel précédent étant (trop) permissif, le nouveau l’est effectivement moins : « ça contraint, mais ça contraint pour le bien du service. Il a gagné le client. »
Yann Rudermann met ainsi sur le dos des salariés grenoblois un manque de volonté de la part de ses équipes grenobloises : « Quand vous avez un nouveau logiciel entre les mains, faut s’y faire, faut s’y adapter. Faut juste vouloir s’y adapter. […] Si on en est arrivé à cette situation-là, c’est qu’il y avait surtout des freins mis par des historiques de Métrovélo qui étaient des ex de Semitag [Société d’économie mixte des transports publics de l’agglomération grenobloise, qui a géré le service de location entre 2004 et 2015 et a perdu l’appel d’offres face à Vélogik en 2015] qui ne souhaitaient pas connaître une évolution, tout simplement. La plupart des grévistes, et les meneurs sont des personnes qui étaient anciennement Semitag. […] À un moment donné, il ne faut pas rejeter la faute sur des systèmes. Les systèmes ne sont certes pas toujours là à vous faciliter la vie, mais ils sont là pour, quelque part, réguler un process : le process, il faut le prendre de bout en bout. Si l’équipe n’a pas voulu faire un inventaire – c’est un truc classique à faire quand on a 9000 vélos – on peut pas tout faire à leur place. À un moment donné, il faut faire son boulot. Tout simplement. Et c’est ce que demande le logiciel : que le travail soit fait. »
« Cette délégation de service public (DSP) on la subit »
Des propos qui font rire (jaune) Dominique : « Phoenix paraît assez bien adapté pour des vélos en libre-service [comme le Vélib parisien, NDLR]. Ailleurs, ils peuvent avoir des locations longue durée, mais pas autant qu’à Grenoble où il y en a plus de 8000. » Quant à l’argument de l’inventaire : « Il nous a fallu coller des étiquettes sur chaque vélo pour ensuite les scanner et les répertorier. Sauf que les machines à scanner n’ont jamais marché… On continue de coller les étiquettes, mais ça ne sert à rien. »
Dominique n’a pas connu l’ère Semitag, à l’inverse de Claude : « On a bien senti la différence. La Semitag n’avait pas pour but de faire du profit. L’enveloppe pour commander des pièces était correctement dimensionnée. Elle a été rationnée à l’arrivée de Vélogik, ce qui nous a obligés à commander des produits moins chers et de moins bonne qualité. Semitag avait aussi son siège à Grenoble, ce qui permettait une plus grande réactivité. Cette DSP, on la subit. Et la Métro aurait tout intérêt à reprendre son service : nous avons toutes les capacités pour le faire tourner seul, sans payer 9 millions [montant du marché lors de l’appel d’offres remporté fin 2019, NDLR]. Surtout que cette DSP est remise en cause tous les 4 ans. À chaque fois, les employés sont cédés au même titre que les vélos et que les murs, ce qui est source de stress. Notre salaire est conservé, mais nous changeons à chaque fois de convention collective : de celle des transports, nous sommes passés à celle de l’automobile en 2015, puis à celle des prestataires de services en 2020. On a bien perdu à chaque fois, notamment 12 jours de RTT. Mais ça, on n’en parle même pas ! On ne demande pas de hausse de salaire ! On veut juste faire notre travail, avec des outils qui fonctionnent. »
Des arrêts de travail qui se multiplient chez Métrovélo
Toutes les personnes interrogées (Alix, Camille, Claude, Dominique et d’autres) témoignent aussi de leur attachement à ce travail et de la fierté de le faire. Mais elles ne voient pas d’issue au conflit devant l’inflexibilité à laquelle elles font face. Alerté par la médecine du travail – six arrêts ont été comptabilisés rien que sur le mois d’octobre – , le Comité social et économique a demandé par deux fois une réunion extraordinaire à la direction. Ce qui lui a été refusé. Les salariés ont également demandé à rencontrer Sylvain Laval, le président du Syndicat mixte des mobilités de l’agglomération grenobloise, qui remplace depuis 2020 la Semitag avec l’élargissement de ses missions de transport aux intercommunalités voisines. La réunion a eu lieu le 19 octobre : l’élu s’est dit très attentif à la situation. Engagement qu’il a renouvelé auprès de Rapports de force par le biais du service de presse. La DSP courant jusqu’en 2024, celle-ci n’est pour l’heure pas remise en cause. Du moins sans élément nouveau. Ce qui pourrait survenir : la semaine prochaine, suite à l’arrivée à échéance de cinq contrats non renouvelés, l’agence du campus universitaire sera fermée pour plusieurs semaines. Avec quelles conséquences ?
Florian Espalieu
* Les prénoms ont été changés pour préserver leur anonymat. Ce qui est le cas de toutes les personnes salariées de Métrovélo interrogées. N.B. : cela n’avait pas été le cas lors de la grève de septembre. Depuis, elles assurent que des sanctions ont été prises par la direction contre certains de leurs collègues.
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.