Après 22 mois de lutte, dont 8 de grève, 20 femmes de chambres de l’Hôtel Ibis Batignolles arrachent des avancées salariales colossales à leur patron. Une victoire trop rare pour qu’on ne s’attarde pas à son sujet, trop rare pour qu’on ne prenne pas le temps d’essayer de la comprendre.
« Je vous rappelle plus tard, je suis avec BFM. » En ce jour de victoire, le téléphone de Sylvie Kimissa n’en finit plus de sonner, et les interviews face caméras s’enchaînent. La femme de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles répète les mêmes mots, inlassablement. Ça fait 22 mois qu’elle rêve de les prononcer. « En France il faut lutter pour ses droits, ce n’est pas facile, ça ne tombe pas du ciel, mais aujourd’hui on l’a fait », exulte-t-elle.
Ce mardi 25 mai est en effet à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire des victoires ouvrières. Après 22 mois de lutte, dont 8 de grève et 14 de chômage partiel, 20 femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles arrachent à leur employeur, la société de sous-traitance STN, des augmentations de salaire et une amélioration de leurs conditions de travail historiques.
Les avancées profiteront à la soixantaine de salariées de STN et pourraient même affecter la politique salariale française du groupe Accor, qui requiert les services de STN notamment pour nettoyer les chambres de son hôtel Ibis Batignolles. « Accor y réfléchira désormais à deux fois avant de faire appel à des sous-traitants », ose croire Claude Levy de la CGT-HPE, syndicat auquel ont adhéré les grévistes.
Victoire historique à l’Ibis Batignolles
Historique, leur victoire l’est à plusieurs titres. Peut-être avant tout parce que sa durée, près de deux ans, est démesurément longue et que son histoire s’est intimement nouée avec celle du mouvement social. Les habitués des manifestations parisiennes ont pu croiser les femmes de chambre de l’hôtel Ibis dans les manifestations contre la réforme des retraites, dans celles du 8 mars pour les droits des femmes mais aussi dans des conflits plus locaux comme ceux de Monoprix, Chronopost ou encore de la RATP.
Historique encore, parce qu’elle est la victoire de David contre Goliath. Au départ 34 salariées de STN, puis 24, puis 20, ont réussi à faire plier une des plus grandes multinationales de l’hôtellerie qui pèse 12 milliards d’euros de capitalisation, et compte près de 300 000 employés dans le monde. À noter également, les 20 salariées à avoir mené la lutte à son terme se situent au carrefour des oppressions de classe, de race et de genre puisque ce sont toutes des femmes issues de l’immigration africaine, souvent considérées par leurs patrons comme une main-d’œuvre silencieuse et corvéable à merci.
Historique enfin, l’ampleur des conquêtes sociales obtenues : entre 250 et 500 euros d’augmentation mensuelle grâce au doublement des primes de repas, l’augmentation de la qualification et du temps de travail. Les salariées auront également plus de temps pour nettoyer les chambres. Pour ces travailleuses, qui œuvrent bien souvent en temps partiel subi et dont les salaires mensuels dépassent difficilement 1000 euros, c’est une nouvelle vie qui commence.
Si le groupe Accor n’a pas accepté leur internalisation, ce qui était pourtant la revendication première des femmes de chambre, il a toutefois été contraint d’intercéder auprès de son sous-traitant pour qu’il concède ces avancées salariales. « Accor prépare un PSE de 800 personnes, c’est pour ça qu’on n’a pas pu obtenir l’internalisation », avance de son côté Claude Levy de la CGT-HPE. « Aujourd’hui nous allons être payées comme si nous étions internalisées », résume Sylvie Kimissa.
Femmes de chambre déterminées et soudées
Quand on leur demande ce qui, selon elles, a permis la victoire du jour, les porte-paroles des femmes de chambre Sylvie Kimissa et Rachel Keke répondent en cœur : « la détermination ».
« On n’a rien lâché. Même pendant le confinement on a toujours trouvé un moyen de s’éclipser pour aller faire des actions. Ensuite, dès qu’on voyait qu’un hôtel reprenait de l’activité on y allait, pour chanter, pour jeter des confettis, pour montrer qu’on était toujours en lutte. Les patrons n’ont pas aimé ça. Avec la levée actuelle du couvre-feu, de plus en plus d’hôtels réouvrent. Ils n’ont pas voulu que nos actions continuent pendant cette période », raconte Rachel Keke.
« Bien sûr que ça a été dur de lutter aussi longtemps. Mais à chaque fois on s’est demandé : qu’est-ce qui est le plus dur ? Arrêter la grève ou repartir au travail ? Si on retourne au travail dans ces conditions, on peut être sûr que le patron va être encore plus dur avec nous. Ce n’était pas acceptable pour nous car nous luttons pour la dignité. Vous savez, les femmes qui ont mené cette grève ont un caractère fort », avance Sylvie Kimissa.
Quand la stratégie préférée des patrons consiste bien souvent à laisser les grévistes s’épuiser dans la lutte et la division, les femmes de chambre ont, elles, réussi le difficile pari de l’endurance et de la solidarité. « Avec nous la stratégie du pourrissement n’a pas fonctionné », conclut Rachel Keke.
Trouver du soutien
« Mais on n’a pas gagné seules », tiennent à préciser les deux porte-paroles. L’histoire de la grève de l’hôtel Ibis est aussi celle de jonctions. « Les féministes nous ont beaucoup aidées, surtout les Rosies qui sont souvent venues danser lors de nos actions », explique Rachel Keke. « On a eu des soutiens de partout, des députés, du NPA, de Sud-Rail… Ils ont toujours été présents et ont contribué à la caisse de grève », énumère à la volée Sylvie Kimissa.
Du soutien, certaines grévistes ont aussi pu en trouver dans leur famille. « Pour les enfants, ça n’a pas été facile de comprendre ce que je faisais. Alors je les ai emmenés avec moi, pour qu’ils voient à quoi ressemblaient les journées, pour qu’ils voient que je me battais pour leur avenir. Au bout d’un moment, ils ont compris », raconte Rachel Keke. Sylvie Kimissa, dont le fils a eu 10 ans le jour de la signature de l’accord victorieux, raconte à peu près la même histoire : « Je lui ai expliqué que si je gagnais, on vivrait mieux, ça a mis deux ou trois mois mais il a compris. »
La grève de l’hôtel Ibis Batignolles aura sans conteste été une histoire de famille, une chanson en soutien aux grévistes a ainsi été interprétée par le mari de l’une d’entre-elles (voir ci-dessous).
La caisse de grève
La caisse de grève a également été un atout majeur de la lutte puisqu’elle a permis de verser 42 euros par jour aux grévistes privées de leur salaire. « Le syndicat a récolté près de 284 000 euros et a reversé environ 218 000 euros (ndrl : à peu près équivalent à 8 mois de grève pour 20 personnes) en soutien aux salarié-e-s, dont 15 000 euros d’honoraires d’avocat, frais d’huissier et l’organisation d’événements divers », expose la CGT-HPE sur le site de sa cagnotte en ligne. De nombreux particuliers mais aussi organisations militantes, partis et syndicats ont donné de leur poche pour que la lutte tienne. « Dans toutes les manifestations où nous allions, nous emportions toujours la caisse de grève », rappelle Rachel Keke.
Outre la caisse de grève, la lutte des femmes de chambre doit également sa victoire à l’appui qu’elle a reçu de la CGT-HPE et, entre autres, au savoir-faire syndical de Claude Lévy, qui a déjà mené et gagné de longues batailles dans l’hôtellerie restauration comme celle de l’Holliday In de Clichy (111 jours de grève) ou celle des hôtels Campanile et Première Classe du Pont de Suresnes (32 jours de grève). Ses méthodes sont cependant largement contestées au sein même de la CGT-HPE et le tribunal judiciaire de Nanterre a suspendu Claude Lévy de ses fonctions de secrétaire général. Des affaires internes qui n’auront pas eu raison de la lutte des femmes de chambre.
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