journal de bord

Journal de bord des chômeurs : toute ressemblance avec le film Moi Daniel Blake ne saurait être que purement fortuite


 

Dans le cadre de la réforme de l’assurance chômage, Pôle emploi va expérimenter un journal de bord pour les demandeurs d’emploi. Les chômeurs devront indiquer tous les mois leurs démarches de recherche d’emploi. Parallèlement, les sanctions pour insuffisance de recherche seront renforcées.

 

Comment ne pas penser à Moi Daniel Blake avec la mise en place d’un journal de bord pour les chômeurs ? Le film de Ken Loach raconte l’histoire d’un menuisier au chômage, atteint d’une maladie cardiaque, en butte aux pratiques déshumanisantes des Jobcenter anglais visant à radier les chômeurs à tour de bras. Certes, les différences entre la France et l’Angleterre en matière de contrôle sont importantes. Mais pour combien de temps ?

La ministre du Travail doit présenter son projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » en conseil des ministres le 27 avril. Le texte qui comprend 67 articles et s’attaque à la formation et à l’assurance chômage doit être voté d’ici le mois du septembre. Dans le volet chômage, le chapitre III vise « à instaurer un accompagnement plus personnalisé des demandeurs d’emploi », et prévoit « une meilleure effectivité des obligations liées à la recherche d’emploi ». Cette partie comprend trois articles. Le premier prévoit l’expérimentation dans quelques régions pour une durée de 12 mois à partir du 1er juin 2019 d’un journal de bord pour les demandeurs d’emploi. Les chômeurs des régions concernées devront y consigner l’ensemble des démarches effectuées au cours du mois. L’objectif annoncé dans le texte est de remobiliser les chômeurs.

Mais les deux articles suivants dessinent une cohérence assez différente des intentions affichées à ce chapitre III. En effet, l’article 35 supprime les limites réglementaires d’une offre raisonnable d’emploi au bénéfice de critères retenus individuellement entre le chômeur et son conseiller. Ainsi l’incitation à prendre un emploi éloigné de son domaine d’activité, de son domicile et de son ancienne rémunération, devient possible. Les limites collectives sautent. Le refus de plus de deux offres dites raisonnables d’emploi expose à la suspension des allocations chômage. Enfin en complément, l’article 36 transfère à Pôle emploi la compétence en matière de sanction, jusque-là dévolue aux préfets. Le gouvernement a par ailleurs signifié son intention d’augmenter les sanctions pour recherche insuffisante d’emploi. La boucle est bouclée.

 

« Il est fait porter au chômeur la responsabilité de sa condition »

 

Le contrôle des chômeurs a été mis en œuvre dans tous les pays européens, de façon plus ou moins coercitive depuis les années 90. Ce contrôle social est plus important en Allemagne ou au Royaume-Uni. « Initialement, la prise en charge du risque chômage était pensée comme socialisée puisque la responsabilité était collective », rappelle Sabina Issehnane, maître de conférence en économie à l’université Rennes 2 et chercheuse au Centre d’étude de l’emploi et du travail. Pour elle, le fond du problème demeure le manque d’emplois de qualité pour les six millions d’inscrits à Pôle emploi.

« Aujourd’hui, c’est une responsabilité individuelle où il faut activer les chômeurs. Les droits sont donnés, mais avec des devoirs en contrepartie. » Pour l’enseignante, cette vision « fait porter au chômeur la responsabilité de sa condition », sans remettre en cause les politiques économiques et de l’emploi. D’où le carnet de bord individuel présent dans le nouveau projet de loi et la définition personnelle, avec un conseiller de Pôle emploi, de l’offre raisonnable d’emploi. Pourtant, loin de la suspicion d’un chômage volontaire, distillée dans les discours du gouvernement, les problèmes posés à l’assurance chômage restent ceux d’une faible couverture des droits et d’une discontinuité de l’emploi. En réalité, plus de 40 % des chômeurs ne perçoivent aucune indemnité. Par ailleurs, le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie B et C (emplois temporaires ou à temps partiel) a quasiment doublé depuis la crise de 2008.

Certes, en Angleterre, où le contrôle est poussé à son paroxysme, le taux officiel de chômage est bas. Mais à quel prix. « Les populations qui se situent aux frontières du chômage, correspondant aux catégories B et C de Pôle emploi, sont pratiquement invisibles dans les chiffres à l’étranger », explique Sabina Issehnane. Le but de ces politiques est de pousser, selon elle, les individus à accepter n’importe quel petit emploi à n’importe quel salaire. Au Royaume-Uni, les chômeurs perçoivent une indemnité forfaitaire dérisoire. Pour les moins de 25 ans : 64 € par semaine. Pour les plus de 25 ans : 81 €. Moins que le RSA ou l’allocation spécifique de solidarité. Par conséquent, une partie des demandeurs d’emploi ne s’inscrivent pas dans les Jobcenter. D’autres, lorsqu’ils s’y inscrivent, sont très vite poussés à accepter un emploi au rabais. Tous ceux-là sortent des statistiques.

Les mesures inscrites dans le projet de loi du gouvernement s’inspirent en partie du modèle anglo-saxon. Comme en Angleterre, elles pourraient conduire à une augmentation des radiations ou à une acceptation accrue de petits boulots mal payés. Et ainsi nous rapprocher fortuitement du film de Ken Loach.