La reprise du travail : une autre bombe sanitaire ?

 

Alors que tous les regards se portent sur les risques d’une réouverture des écoles, la reprise de l’activité économique a tendance à passer en dessous des radars. Pourtant, des millions de salariés vont utiliser les transports en commun et les équipements individuels de protection font encore défaut. Professionnels de la santé au travail et fonctionnaires chargés du contrôle dans les entreprises s’inquiètent de cette reprise, malgré la publication d’un Protocole de déconfinement pour les entreprises.

 

Combien de millions de salariés vont-ils retourner sur leur lieu de travail à partir du 11 mai ? Dans quelles conditions de sécurité ? Avec quel impact sur la circulation du Covid-19 ? Ce sont quelques-uns des enjeux, mais aussi des inconnues du déconfinement. « À ce stade, nous ne sommes pas en mesure d’avoir ces éléments chiffrés », admet le ministère du Travail. Pourtant, sans connaître le nombre de salariés concernés par la reprise de l’activité économique, pas de réelle évaluation possible de l’impact sanitaire d’un retour sur les lieux de travail. Selon qu’ils seront 5, 10 ou 15 millions, le nombre de points de contact en sera profondément modifié.

« Dans mon secteur, je n’ai pas vu d’entreprises qui disent qu’elles ne reprendront pas », explique Camille Planchenault. L’inspecteur du travail et délégué syndical Sud-Travail s’attend à voir repartir près de 70 % de l’activité économique du pays : « les chantiers reprennent, les services et l’industrie aussi ». Même constat pour Jean-Michel Sterdyniak : « dans le bâtiment, il est prévu que le travail reprenne progressivement le 11 mai. Je pense qu’il y aura une période d’observation. Les salariés et les employeurs vont essayer de voir comment cela se passe ». Le médecin du travail et président du syndicat national des professionnels de santé au travail imagine cependant qu’un tiers des salariés du BTP pourraient reprendre le travail, dès le 11 mai.

Rien de surprenant à ce que la plupart des entreprises tentent de redémarrer leur activité. Le gouvernement comme le patronat défendent ardemment cette option. « Nous devons retourner au travail », indiquait Bruno Le Maire le 29 avril. « Maintenant, ce qui compte, c’est recréer de la richesse », affirmait en écho le lendemain Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef. Une volonté également affichée à de nombreuses reprises par Muriel Pénicaud. La ministre du Travail n’a d’ailleurs pas attendu la perspective d’un déconfinement le 11 mai pour inciter à une reprise de l’activité économique. Début avril, elle vilipendait la fermeture des chantiers par le patronat du BTP qu’elle accusait de défaitisme.

 

Plus de 75 % des salariés ne télétravailleront pas

 

Le gouvernement a beau inciter les entreprises à faire un usage massif du télétravail, l’enjeu d’une reprise d’activité est d’abord un enjeu en présentiel, surtout pour les ouvriers et employés. Depuis le 17 mars, le travail à distance n’a en effet concerné que 25 % des salariés selon les données de la DARES, majoritairement des cadres. Soit environ 5 millions de personnes aux dires de la ministre du Travail. À la fois beaucoup, et en même temps peu, ramenés aux 26 millions de personnes pourvues d’un emploi en France. Sans oublier les chômeurs pouvant être amenés à chercher plus activement du travail à partir du 11 mai.

Et encore, le nombre de 5 millions de télétravailleurs devrait décroître. Même en région parisienne où la circulation du Covid-19 est très importante, une charte entre les collectivités locales et les organisations patronales envisage qu’une partie des salariés en télétravail retrouve le chemin des bureaux. Le 11 mai, leur nombre serait limité à ceux n’utilisant pas les transports en commun ou à qui l’isolement pèserait trop. Mais dès le 18 mai, 10 % d’entre eux pourraient reprendre une activité en présentiel, puis 20 % ensuite. Sur le reste du territoire, pas de charte à notre connaissance. Et ce, malgré son caractère pourtant non contraignant, et n’exposant à aucune sanction en cas de non-respect.

 

Des transports à hauts risques

 

Même si la région parisienne réussit à éviter un retour dans les transports de celles et ceux qui ont télétravaillé pendant le confinement, la question des trajets domicile-travail est loin d’être résolue à Paris comme dans les grandes villes. « La question des transports partout où il y a des métros est une question qui n’a pas été résolue », prévient le docteur Jean-Michel Sterdyniak. Une étude du Massachusetts Institute of Technology pointe effectivement le rôle du métro dans la propagation de la maladie dans la ville de New York. « Imaginer une reprise d’activité étendue, c’est exposer un grand nombre de travailleurs d’abord dans les transports et ensuite dans leur lieu de travail » critique le Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).

Dans la capitale, la RAPT a annoncé le 24 avril qu’elle passerait de 30 à 70 % de ses capacités le 11 mai pour accueillir 8 millions de voyageurs au lieu de 12 en temps normal, tout en précisant qu’en cas d’obligation de distanciation physique ce chiffre pourrait être ramené à 2 millions. De son côté, la SNCF se concentre sur les liaisons de proximité et annonce 50 à 60 % de son trafic au 11 mai avec une place sur deux condamnées pour respecter une distanciation physique. Soit potentiellement la prise en charge de près d’un quart des 5 millions de voyageurs jour qu’elle enregistre habituellement.

L’inquiétude monte à propos de la probable grande affluence dans les transports à partir du 11 mai, et des risques qu’elle implique. Et ce même chez les patrons des entreprises de transport. Ceux de la SNCF, de la RATP, de Keolis et de Transdev ont écrit le 30 avril au Premier ministre, selon les informations du journal Le Monde, pour l’alerter d’une impossibilité à faire respecter les mesures de distanciations physiques. Autre problème : des syndicalistes de ces entreprises dénoncent des désinfections loin d’être systématiques et généralisées.

 

Un protocole plutôt qu’une ordonnance pour déconfiner

 

Pour ce qui relève des conditions de reprise sur les lieux de travail, le ministère du Travail a édité dimanche 3 mai un Protocole national de déconfinement. Celui-ci vient compléter 48 fiches de recommandation par métiers publiées au cours du mois précédent. Le protocole donne un mode d’emploi et fixe des obligations à chaque entreprise pour organiser son déconfinement. Il rappelle que le télétravail « doit être la règle chaque fois qu’il peut être mis en œuvre » pour éviter les risques d’exposition au virus. Lorsqu’il n’est pas possible, ce qui est finalement le cas dans la majorité des situations de travail, les entreprises doivent évaluer les risques et privilégier les mesures de protection collectives sur les équipements de protection individuels.

La liste des dispositions à prendre est conséquente. Par exemple : organiser des horaires décalés et limiter le nombre de personnes présentes en respectant un mètre entre chaque personne, soit 4 m2 par salariés, même si certains pays européens préconisent une distance supérieure. Les gestes barrières (lavage des mains, tousser dans son coude, etc.) sont rappelés comme restant la base de la doctrine du gouvernement en matière de lutte contre le virus. Y sont ajoutés diverses mesures comme l’aération toutes les trois heures des pièces fermées, la désinfection régulière des surfaces ou encore des recommandations pour les salariés suspectés d’être malades.

Mais comment comprendre que le télétravail doit être la norme, et qu’en même temps, une charte soit négociée entre le patronat et les collectivités en région parisienne pour ce même télétravail ? « Ce [le protocole – NDLR] n’est pas du droit. Si une entreprise ne respectait pas les 4 m², au final, il n’y aurait pas de sanction. Cela pourrait appuyer un référé devant un tribunal d’un salarié, mais ce n’est pas une infraction », s’agace Camille Planchenault, notre inspecteur du travail du syndicat SUD. Une interprétation à laquelle souscrit son collègue Julien Boeldieu de la CGT : « Le ministère présente des recommandations au lieu de rappeler quels sont les textes applicables, les sanctions encourues par les employeurs, et rappeler les droits des salariés ». Pour tous les deux : une sorte de « soft law », à la place du cadre contraignant du Code du travail en matière d’obligations des employeurs vis-à-vis de la santé de leurs salariés. Et clairement « un vieux rêve libéral d’avoir des normes à la place des réglementations » selon Camille Planchenault.

 

Hors de contrôle

 

« Il n’y aura pas des masques et du savon ou du gel hydroalcoolique partout. La distanciation physique n’est pas toujours possible », s’alarmait le Syndicat national des professionnels de la santé au travail le 30 avril. Pour les masques, il n’y en aura pas du tout, en tout cas des FFP2 ou chirurgicaux, toujours réservés aux professionnels de santé dans le protocole de déconfinement des entreprises édité dimanche. Seuls des « masques alternatifs » pourront être utilisés. « Ces masques n’ont pas été testés, il n’y a pas de norme. Si c’est mieux que rien, nous sommes très loin d’une protection pour les gens qui les portent » ne décolère pas le docteur Sterdyniak pour qui cette mesure n’est dictée que par la pénurie. Autre problème avec ce protocole pour le médecin du travail : « le ministère du Travail n’a prévu aucun contrôle de la réalité des mesures en entreprise ». Un rôle qui ne rentre pas dans ses attributions.

Alors, qui pour vérifier ? Les salariés ? « C’est très compliqué quand on est dans une petite entreprise de dire à son patron que les mesures ne sont pas respectées » objecte Julien Boeldieu, le secrétaire général du syndicat CGT au ministère du Travail. Alors, un représentant du personnel peut-être ? « Il n’y en a pas partout. La majorité des entreprises n’ont pas de représentant du personnel, car elles n’y sont pas assujetties » explique-t-il. Et même dans celles où il y en a, leurs moyens ont été drastiquement diminués avec la mise en place du Comité social et économique (CSE).

Que reste-t-il ? Normalement, l’inspection du travail ! Elle dont 50 % des observations portent en temps normal sur la santé et la sécurité au travail, déjà mal respectés par bien des employeurs. « Les consignes sont de ne pas trop aller chercher la petite bête auprès des employeurs pour ne pas freiner la relance de l’activité. On nous dit que notre rôle est de contribuer au soutien de l’activité économique », se désole Julien Boeldieu. Cerise sur le gâteau, alors que le gouvernement s’est bien gardé de rappeler les droits des salariés en matière de santé au travail, celui-ci aurait une oreille plus attentives aux demandes du patronat d’adapter le cadre de leur responsabilité pénale sur le sujet. Le 30 avril, les présidents du Medef, de la CPME et de l’U2P ont écrit une lettre commune au ministère du Travail en ce sens.