Suppression de tournées : La Poste invente le facteur qui traverse les murs


 

Avec moins 12 442 emplois entre 2015 et 2018, les effectifs de l’opérateur postal continuent de fondre. À la distribution du courrier, les suppressions de tournées se multiplient au gré de réorganisations qui s’enchaînent au rythme bien rodé d’une tous les 18 à 24 mois. Mais parfois, la machine à détruire des emplois s’enraye.

 

C’est la cerise sur le gâteau. Dans le cadre d’une réorganisation laborieuse lancée en 2018 à la plateforme de distribution du courrier de Dieppe, la direction a fourni un document dans lequel elle fait traverser des murs d’immeuble à ses facteurs. C’est ce que montre le GPX, cet outil postal de mesure des distances, du temps et de la vitesse, sur une tournée de la commune de Neuville-lès-Dieppe. Ici, le véhicule du facteur, un « Quadéo », ne contourne pas les obstacles, il les traverse.

Une anomalie qui a laissé perplexe le juge du tribunal d’instance de Dieppe saisi par le comité d’hygiène et sécurité (CHSCT) et le cabinet d’expertise mandaté par celui-ci pour contester une réorganisation supprimant sept tournées sur une cinquantaine. Mais le juge n’a pas été au bout de ses surprises. Un autre document GPX montre un trajet passant au-dessus d’un des bassins du port de Dieppe, sans qu’il n’existe de pont à cet endroit-là. Un magistral tout droit qui, là aussi, fait fi de tous les obstacles présents sur son chemin.

Autre anomalie encore, toujours sur une fiche GPX : une tournée a été chronométrée avec une durée de 20 h 58. Cette perle a été trouvée au milieu du torrent de fichiers, 7000 au total, fournis tardivement par la direction de La Poste, pour satisfaire ses obligations d’information du CHSCT et du cabinet d’expertise. Ici, l’application mesurant le temps de travail du facteur n’a tout bêtement pas été éteinte en fin de tournée. Pourtant, La Poste n’a pas hésité à donner ces documents farfelus. Pas plus qu’elle n’a eu de scrupule à donner des milliers de mesures inutiles issues de localités très éloignées de Dieppe, pour que le cabinet d’expertise évalue la pertinence de sa réorganisation dans cette ville.

 

La réorg n’est pas passée, elle ne passera jamais !

 

Au-delà de ces éléments grand-guignolesques, c’est l’ensemble des 14 mois écoulés, depuis l’annonce de sa réorganisation, qui sont entachés d’une mauvaise volonté manifeste de la part de la direction de La Poste. Reprenons les faits dans l’ordre chronologique. Acte 1 : la direction du bureau de distribution de Dieppe présente une nouvelle organisation de travail en septembre 2018. Le CHSCT procède à une délibération demandant une expertise pour éclairer son avis sur le projet. Rétropédalage de La Poste qui retire immédiatement sa copie, avant même un vote de l’instance représentative du personnel.

Acte 2 : deux mois plus tard, en novembre 2018, la direction présente un nouveau projet. Ce coup-ci le CHSCT vote une demande d’expertise et mandate le cabinet Axium. Une cinquantaine de documents sont réclamés à l’entreprise afin d’évaluer comment la charge de travail a été calculée par La Poste pour sa réorganisation. Faute d’un certain nombre de documents expliquant les résultats obtenus par La Poste, l’affaire se poursuit en justice. Acte 3 : le 23 janvier 2019, le tribunal de grande instance de Dieppe condamne La Poste à remettre les documents permettant d’évaluer son projet, sous peine d’une astreinte de 2000 € par jour de retard.

Acte 4 : La Poste conteste la décision, mais sa condamnation est confirmée par la Cour d’appel de Rouen en octobre 2019. Acte 5 : La Poste fournit enfin de nouveaux documents au cabinet d’expertise, mais ce ne sont pas les bons. Ils portent sur des normes nouvelles qui ne correspondent pas au projet initié en 2018. Acte 6 : retour devant le tribunal de grande instance de Dieppe qui rend son verdict le 7 février 2020. Celui-ci condamne l’opérateur postal à verser 60 000 € au cabinet d’expertise au titre des liquidations d’astreintes précédentes. Par ailleurs, le juge a ordonné une nouvelle astreinte de 2000 € par jours de retard.

Dénouement : La Poste arrête les frais. Le 14 février, elle annonce le retrait de son projet. Dans le sillage de celui-ci, cinq autres réorganisations sont abandonnées dans les alentours de Dieppe. Cependant, l’opérateur postal compte revenir à la charge et présenter un nouveau projet de réorganisation avant la fin de l’année.