Vendanges en Champagne

Vendanges en Champagne : en finir avec les « raisins de la misère »


Les vendanges du Champagne s’achèvent, en cette fin septembre, sous haute surveillance, un an après les décès de cinq travailleurs. Dans ce secteur qui pèse plus de 6 milliards, les abus en matière de droit du travail sont légion, du fait d’un recours croissant à des prestataires embauchant une main-d’œuvre immigrée. Reportage dans la Marne en collaboration avec Bastamag.

Sous les yeux soupçonneux des habitants, la camionnette rouge de la CGT traverse la place du village. Deux voitures l’escortent. En cette journée ensoleillée de mi-septembre, une dizaine de syndicalistes forme « la caravane des vendanges ». Le dispositif est pensé pour aller à la rencontre des travailleurs saisonniers du secteur. Par moments, quand la caravane passe, un habitant décroche son téléphone. Histoire de prévenir le voisin vigneron de l’arrivée imminente de la troupe.

« La dernière fois qu’ils ont vu des communistes, ici, c’était à la Libération ! » lance José Blanco, hilare. Le secrétaire général de la CGT Champagne est une figure de la région. Il est aussi passionné de son vignoble champenois, où il vit depuis toujours, remonté contre les scandales qui l’éclaboussent. « En Champagne, la vie d’un homme vaut moins qu’un kilo de raisins », répète-t-il à qui veut bien l’entendre. 

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Lors des dernières vendanges, en septembre 2023, cinq travailleurs sont décédés en Champagne. Le plus jeune d’entre eux, Rèda Najib, habitant de Reims, a été victime d’une crise cardiaque avant de tomber d’un engin agricole dans une vigne. Il était âgé de 19 ans. Après enquête, le parquet a conclu que la surexposition à la chaleur avait causé son décès. Les autres enquêtes sur les décès, en revanche, ont été classées sans suite. Le surnom de « vendanges de la honte » s’est depuis imposé aux syndicalistes du secteur, relayé par la presse locale.

Alors, les vendanges 2024 sont scrutées par tous : pouvoirs publics, médias, syndicats. Comme chaque année, près de 120 000 travailleurs affluent dans la région pour couper le raisin pendant une dizaine de jours. Une large majorité sont des travailleurs immigrés, venus d’Europe de l’Est ou, de plus en plus, d’Afrique.

« C’est notre première année ici », introduit Kacper, un jeune Polonais, la vingtaine, mains gantées, marcel blanc sur les épaules et tatouages dans le cou. « Pour tout le monde », précise-t-il en désignant de la tête ses camarades. Un à un, tous descendent la pente où s’alignent les vignes pour s’approcher des syndicalistes garés à leur hauteur. « Voici un rappel des tarifs horaires légaux, de vos droits par rapport aux pauses, au temps de travail… Pour vérifier vos contrats et vos fiches de paie », explique un militant en leur tendant un tract.

Ces fiches d’information, traduites en de multiples langues, se glissent facilement dans la poche des vendangeurs… Et font fureur : « On voit des photos de tracts circuler partout sur les réseaux sociaux entre les saisonniers, sourit José Blanco. Au moins, grâce à ça, les gars savent de quoi on parle. Ils peuvent aller voir leur patron et lui dire “voilà, c’est la loi”. »

Vendanges en Champagne
José Blanco, secrétaire général de la CGT Champagne, suit la caravane des vendanges. Epernay le 19 septembre 2024.

« On est payés 19 centimes le kilo », indique Kacper, curieux de savoir si ce tarif est correct, ou s’il se fait avoir. « C’est en dessous du minimum qui doit être à 24 centimes brut le kilo », soupire José Blanco. Sauf que sur leur déclaration de pré-embauche auprès de la Mutualité sociale agricole (MSA), il est indiqué une rémunération à la tâche de 19 centimes brut… la minute. Soit 11,40 euros brut de l’heure. Or, le Smic horaire est à 11,65 euros brut de l’heure. Qu’il s’agisse d’une rémunération à la journée ou au rendement (les deux existent pour les vendangeurs), un taux inférieur au Smic est évidemment illégal.

« On travaille dix heures par jour », témoigne aussi Kacper. La journée démarre à 7 h du matin. Or, à partir de 43 heures de travail hebdomadaire, les ouvriers doivent être rémunérés en heures supplémentaires (payées 50 % de plus). Les jeunes écarquillent les yeux : en une semaine de vendange, ils dépassent largement ce seuil.

Ces vendangeurs polonais apprennent également que la durée du transport, géré par leur employeur, constitue du temps de travail. Idem pour les repas : « On achète toute notre nourriture nous-mêmes », indique Yulia, une jeune vendangeuse qui découvre que son employeur a l’obligation légale de couvrir ce type de frais.

Autant de droits grignotés alors que la tâche est « très difficile », souligne Yulia. Il faut se baisser sans cesse pour ramasser les grappes, remonter encore et encore les pentes entre les rangées de vignes.

L’échange est interrompu par la brusque arrivée d’un camion blanc. Deux hommes, allure robuste et visage fermé, en descendent. Après de brèves présentations sous tension, les syndicalistes détalent. Le prestataire de main d’œuvre qui a recruté ces jeunes Polonaises et Polonais et envoyé ses hommes de main est bien connu dans le coin. « Et il n’est pas en odeur de sainteté », euphémise José Blanco.

Cette parcelle est pourtant celle d’un vigneron « qui livre chez Moët&Chandon », prestigieuse maison de Champagne (et propriété du groupe de luxe LVMH), affirme l’équipe de la CGT. « Les raisins de la misère arrivent chez Moët, résume José Blanco. Mais ce n’est pas Moët qui commande cela directement », nuance-t-il. De fait, c’est bien le vigneron qui a recours à un prestataire de main d’œuvre lequel, ensuite, rogne sur le Code du travail.

Là est tout l’enjeu : qui est responsable ? En 2018, 48 vendangeurs afghans ont été découverts dans des logements insalubres. À quelques kilomètres de là, au même moment, 77 autres travailleurs étaient entassés dans un café désaffecté. Un vaste trafic de « traite d’êtres humains », selon la justice, qui a identifié 200 victimes et condamné, quatre ans plus tard, deux prestataires. Mais pas les donneurs d’ordre. Il est difficile de retracer les responsabilités face à un système en « poupées russes : une société délègue à une autre, et ainsi de suite », décrit José Blanco. 

Vendanges 2024
Des travailleurs venant de Bulgarie, pendant les vendanges, dans la campagne près de la ville d’Epernay.

Les prestataires se sont multipliés : d’abord des entreprises locales, puis, depuis une décennie, de plus en plus des prestataires étrangers : turcs, géorgiens, sri-lankais… « Il n’y a pas de prérequis : n’importe qui peut ouvrir une société de prestation de services, sans rien connaître au Champagne ni au droit du travail », déplore Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de la CGT Champagne. 

« Nous sommes revenus au 19e siècle. Des gens attendent sur des parkings, au petit matin, on leur propose des sommes dérisoires pour travailler à la journée », décrit-il. Ainsi l’industrie champenoise, très réglementée, a continué de trouver des moyens de réduire les coûts de la main d’œuvre et d’engranger des bénéfices plus importants.

Logé sur les hauteurs de la commune de Chouilly (Marne), le château de Saran offre une vue imprenable sur le vignoble champenois. Une immense verrière laisse entrevoir le salon VIP dans lequel le milliardaire Bernard Arnault reçoit les plus prestigieux clients de Moët & Chandon ou Veuve Cliquot, propriétés du groupe LVMH.

« Vole pas le raisin de Bernard ! » lance un syndicaliste à un autre, pris la main dans le sac à empoigner une grappe de raisin, juste en face de la propriété. Tous deux s’esclaffent. Au bout de la chaussée, un agent de sécurité vient à leur rencontre. Maintenir l’image de luxe du Champagne à l’international est un enjeu fort. Car l’industrie pèse lourd. En 2023 comme en 2022, la filière a dépassé le seuil des six milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Un record.

Le Chateau de Saran, propriété de LVMH ( Bernard Arnaud ) surplombe les vignobles .

Le secteur tente donc de calmer les polémiques. « C’est la réputation d’une région et d’un savoir-faire reconnus dans le monde entier qui est menacée », reconnaît le Comité Champagne, regroupant plusieurs organisations de vignerons et grandes maisons de vin. « Il n’y a pas eu de défaillance collective en 2023, il n’y en aura pas davantage en 2024 : il est hors de question que des comportements individuels inadmissibles menacent la sécurité des travailleurs et la réputation de toute une filière », estime le Comité.

En juin, ce dernier a tout de même publié le plan d’action « Ensemble pour les vendanges de Champagne ». Il y rappelle les dispositions légales régissant le travail saisonnier, notamment en cas de fortes chaleurs : accès à l’eau, à des zones d’ombre, pauses adéquates… Surtout, le Comité rappelle aux viticulteurs que « le recours à un prestataire de services ne peut coûter moins cher que l’emploi direct ». Et alerte : « des prix trop bas peuvent être le signe de pratiques douteuses et doivent attirer votre attention ».

Les dérogations se multiplient, pourtant. Le 9 juillet, l’ex Premier ministre Gabriel Attal signait un décret autorisant la suppression du repos hebdomadaire obligatoire pour les travailleurs saisonniers. Ce décret concerne les régions agricoles à appellation d’origine contrôlée, dont la Champagne.

Quatre mois plus tôt, en mars 2024, l’ex gouvernement publiait aussi un arrêté catégorisant la filière Champagne et plus largement le secteur viticole dans la liste des “métiers en tension”. Cette liste permet de faciliter la venue de travailleurs étrangers hors Union européenne. De quoi accentuer la mise en concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est et ceux d’Afrique de l’Ouest, craint l’union locale CGT d’Épernay.

« On tire les salaires vers le bas, les travailleurs sont exploités, mal logés, mal nourris, au détriment des travailleurs locaux. Les Français, bien sûr, ne veulent pas travailler à genou et pour quatre euros de l’heure. Après on dit qu’on ne trouve plus personne, fustige José Blanco, qui milite pour que tout le monde ait les mêmes conditions de travail dignes ».

Sur le terrain, la volonté affichée de faire place nette n’en est pas moins palpable. Sur une parcelle d’un vigneron livrant chez Veuve Cliquot, une vingtaine de travailleurs lituaniens prennent leur pause. Parmi eux, Ingrid fait cliqueter un sécateur dans sa main, tout sourire. Cette mère de famille a l’air détendu. Cela fait douze jours qu’elle fait les vendanges.

Vendanges 2024 en Champagne
Julia, originaire de Pologne, travaille pour la première fois en Champagne. Comme ses collègues, elle n’est pas au courant de ses droits.

« C’est la cinquième année que je reviens. Parfois, j’emmène mon fils et ma fille avec moi », raconte-t-elle. Par rapport à ses premières années, « les conditions sont meilleures aujourd’hui, assure-t-elle. Avant, on dormait dans des campements, avec des tentes. Il y avait beaucoup de bruit autour, trop de gens… C’était difficile de dormir. Maintenant, on dort dans un appartement, dans une petite ville . »

L’hébergement sous tente des travailleurs saisonniers est strictement interdit par la loi. Cette année, nombre de prestataires et vignerons ont opté pour des chambres d’hôtels, ou des Airbnb. « Il y a beaucoup moins de tentes dans les bois que nous avions repérées l’année dernière. Certains ont essayé de s’adapter ; d’autres essaient de planquer les saisonniers ailleurs », observe José Blanco. Le prestataire de services viticoles G2V a pour sa part ouvert un hébergement collectif pour 350 travailleurs, dans une ancienne base aérienne : la Base 112, à Bétheny. Avec l’appui de maisons de champagne et des autorités de la région. 

Derrière les Lituaniens en pause s’alignent trois hommes en cravate. Ce sont des représentants de la maison Veuve Cliquot, présents pour vérifier le travail du prestataire WM (l’un des plus gros de la région) chez ce vigneron qui les livre. « C’est une très bonne chose ! C’est ce qu’on leur demande : qu’ils prennent leurs responsabilités », se satisfait José Blanco.

Assiste-t-on à un tournant dans le secteur ? Pas si sûr. Juste en face des vignes des Lituaniens, on aperçoit au loin, tout en haut d’une colline, un petit campement informel. Quelques heures après, la caravane de la CGT passe devant des tentes entassées sous un barnum bien visible, en bord de route. « Le maire, la police, la communauté de communes le savent bien, mais ne disent rien. On pourrait signaler… Ça va faire un signalement parmi tant d’autres », soupire José Blanco.

Tous les signalements sont transmis à l’Inspection du travail, voire au préfet. La veille encore, les syndicalistes ont découvert sur le terrain privé d’un vigneron, à Mancy, au sud d’Épernay, plusieurs tentes abritant des travailleurs tchèques, sous un hangar. Le vigneron les a repérés et menacés, selon leurs témoignages : « Vous êtes des bâtards, on vous retrouvera ». Dès le lendemain, les tentes avaient disparu. Idem sur un grand parking sablonneux où se trouvaient une trentaine de vendangeurs en tentes et caravanes. Aujourd’hui : plus de traces de campement. Fuite organisée par les prestataires ? Ou intervention rapide de l’Inspection du travail ?

Quoi qu’il en soit, la pratique illégale des campements perdure : sur la commune de Vize, cachées dans les bois, des tentes s’alignent dans le dépôt d’un viticulteur. Pas d’installation électrique ni de sanitaires suffisants en vue. Les syndicalistes s’approchent en essayant de ne pas se faire repérer. Ce jeu de cache-cache, dans une triangulaire entre syndicalistes, inspection du travail et prestataires, caractérise ces vendanges 2024.

Dans la forêt, cachées des regards, des tentes sont installées. C’est un campement qui abrite des vendangeurs.

Aux alentours de 18 h, alors que la caravane de la CGT est rentrée au bercail, la lumière du soir tombe sur la gare d’Épernay. Le square en face est occupé par une dizaine d’immigré.es d’Afrique francophone. Certains forment un cercle assis dans l’herbe, ou récupèrent des affaires dans les buissons. D’autres arrivent en marchant, comme Youniss, tout juste de retour de leur journée de vendange. C’est la troisième année que le jeune homme vient ici pour la saison. « Cette année il y a moins de raisins, donc il n’y a pas de travail tous les jours » , explique-t-il.

Lorsqu’on lui demande où il va dormir ce soir, Youniss reste évasif : « Dehors, dans la ville. » C’est que les forces de l’ordre circulent désormais, tôt le matin. Le ballet des prestataires récupérant les nouveaux arrivants à la gare s’en trouve entravé. Et les travailleurs africains qui dorment là sont à chaque fois vite évacués.

Faire place nette. La semaine dernière, néanmoins, certains s’entassaient bien le soir sur des cartons, enroulés dans une simple couverture, comme en témoignent plusieurs photos. Youniss et les autres feront de même cette nuit. Un peu plus dispersés que d’habitude, mais toujours là, quelque part, dans la capitale du Champagne.


Crédit photos : Valentina Camu