Dans les Pyrénées espagnoles, la vallée d’Arce abrite plusieurs villages occupés par des collectifs autogestionnaires depuis de nombreuses années. Coupés de la moindre petite ville par plusieurs heures de voiture, ils y vivent en autarcie et s’organisent selon leurs propres règles. Entre construction d’une alternative réelle à la société capitaliste et fuite hors du monde, quelles sont les forces et les limites de ce modèle ? Reportage.
L’entrée du village est là, devant nos yeux, mais la galère n’est pourtant pas terminée. Notre pauvre twingo vient de s’avaler deux heures de trous, de rochers, de graviers, de boue, et patine désormais sur de courtes herbes, tondues par les chevaux. « Il fallait pas vous mettre là, on s’embourbe tout le temps », nous fait remarquer très à propos un petit espagnol à boucle d’oreille, jailli de derrière un fourré. Sur ces entrefaites, une amazone de la montagne déboule à dos de mule et nous propose de nous remorquer avec sa bête. « Vous êtes légers, ça va passer crème. »
Uli Alto, « le trou du cul de la montagne » d’après le petit guide pratique que les occupants mettent à la disposition des visiteurs. Caché au milieu des Pyrénées navarroises, ce vieux village abandonné est squatté par un collectif franco-espagnol depuis maintenant dix ans. Le lieu apparaît comme un savant mélange de hameau en ruine, de campement de fortune et d’aire de jeu géante. Sur le chemin, on passe à côté de caravanes abandonnées, on croise un tipi transformé en salle de jeu, une maisonnette faite à partir d’un caisson de camion et un bâtiment en pierre encore en cours de reconstruction. Au centre du village, inratable, un grand toboggan de trente-deux mètres de long qui se termine en piscine, autour duquel chevaux et poules se baladent librement. Enfin tout en bas, on trouve l’ancienne église, seul bâtiment d’origine encore sur pied. Elle sert désormais de garde-manger, de bibliothèque et de dortoir pour les invités. C’est là qu’on passera la nuit.
Dans la vallée en haut
« Ici le socialisme, on le vit », nous avaient juré les Espagnols du village. Alors nous qui ne faisions qu’en rêver, on était bien curieux. Faut dire qu’en terme de socialisme, quelques trucs avaient déjà été faits dans le coin. « L’église, c’est la seule propriété privée de la vallée, tout le reste appartient à l’État », nous déclare Matéo en nous faisant visiter le village. Le mystère persistait pourtant : pourquoi diable « le socialisme » avait-il donc élu domicile dans cette minuscule vallée dépeuplée ?
« Dans les années 80, le gouvernement de Navarre a entamé la construction du barrage d’Itoiz, au sud de la vallée. Il est alors devenu propriétaire de toute la zone. Ceux qui ont refusé de vendre ont été expropriés. Il n’y a que l’église d’Uli qui lui a échappé. ». Matéo, jeune brun de vingt-sept ans qui se trimballe en short et en sandales malgré le froid et la pluie, en connaît un rayon sur la vallée, puisqu’il était venu y faire son mémoire de sociologie sur les occupations rurales. Il a finalement décidé de « vivre l’expérience plutôt que de l’étudier » et habite à Uli depuis cinq ans.
« Les propriétaires de l’église ne voulaient pas qu’on l’utilise, mais ce qui n’est pas utilisé on considère qu’on peut s’en servir, détaille Matéo. C’est la base d’un squat. » Pour notre espagnol aux oreilles percées, Pico, « Toute occupation est légitimée par l’abandon. »
Son isolement et son statut de propriété de l’Etat font de la vallée d’Arce un lieu propice aux occupations rurales. En Navarre, on recense plus d’une cinquantaine de villages abandonnés depuis le milieu du vingtième siècle. Une dizaine d’entre eux au moins ont été ou sont actuellement squattés dans la petite vallée. La municipalité d’Arce, qui englobe tous ces villages, compte cent soixante-dix habitants pour cent quarante-cinq kilomètres carrés. Environ un tiers vivent dans des villages squattés. Lakabé, le plus ancien d’entre eux, compte plus d’habitants que Nagore, où se situe le siège de la municipalité. Si les occupants sont objectivement peu nombreux, à l’échelle locale, ils pèsent lourd. Pourtant, les autorités restent indifférentes face aux occupations rurales.
« Le gouvernement ne peut rien faire de toutes ces terres, explique Léo, c’est pour ça qu’on nous laisse vivre là. La première fois que des policiers sont montés jusqu’au village, ils nous ont demandé si on coupait des arbres. Sur le moment, j’étais pas serein du tout. Maintenant, quand ils viennent, je leur réponds : tu crois que je me chauffe avec de la bouse? », s’amuse Matéo.
Uli, le socialisme en coloc’
Les habitant d’Uli n’étaient pas arrivés dans la montagne avec leur « Manuel du bon squatteur » ou autre « Construire le socialisme pour les nuls. » La vie en collectif, ils l’avaient apprise sur le tas. Fils du chef machiniste de l’Opéra de Paris, Léo, le plus ancien occupant du village, ne semblait d’ailleurs pas destiné à mener la vie d’un Robinson des montagnes.
« J’étais apprenti à l’Opéra, j’étais doué pour le métier, j’avais du piston, par mon père, forcément, tout le monde me voyait occuper un haut poste assez rapidement. » Le déclic s’est fait après un séjour de plusieurs mois en Afrique. « C’est là que j’ai compris que la richesse occidentale était construite sur la misère de l’Afrique et ça m’a complètement dégoûté. Je suis rentré en me disant que je ne pouvais plus participer à ce système. » Et il n’avait pas fait les choses à moitié. Après de brefs séjours dans des squats urbains, il pose sa yourte à Uli, où il finit par se construire un chez lui en dur. Il partage désormais sa vie avec quatre autre occupants permanents, et une dizaines de « visiteurs ». La bouffe est commune, et les tâches partagées sur un mode totalement aléatoire. « Si tu as envie de faire la vaisselle tu la fais, pareil pour le repas etc, on fonctionne sur la confiance et ça fait dix ans que c’est comme ça. »
Avec ses longs cheveux en gribouillis et son air ravi d’être là, on l’imagine bien Léo passer ses journées à méditer en tailleur et ses nuits à jouer du yukulélé devant un feu de bois. Mais son délire à lui et aux autres joyeux lurons du village, c’est plutôt la mécanique et la maçonnerie.
« Quand on est arrivés ici, c’était la survie. Vous ne pouvez pas vous en rendre compte maintenant. Les trois premières années, on n’avait vraiment rien. Il a fallu construire une pompe hydraulique pour remonter la flotte de la rivière jusqu’ici, cent vingt mètres plus bas. On a l’eau au robinet seulement depuis cette année. On a aussi installé des panneaux solaires. » Situés juste au dessus d’un immense hangar qui sert d’atelier de menuiserie et de garage, ils alimentent tout le village. « L’indépendance énergétique a toujours été la priorité, même avant l’indépendance alimentaire. Grâce à ça on peut dire qu’on vit dans le confort. »
C’est vite dit. Pour des citadins comme nous, Uli Alto, c’est le retour à l’âge de pierre. Pas de chauffage, excepté le poêle de la salle commune, une seule douche, bizarrement située dans le garde-manger, et surtout pas de toilettes. « On a des toilettes sèches », corrige Matéo. C’est donc en petite forme et franchement enrhumés qu’on décide d’opérer notre retour à la civilisation en descendant au village d’Aritzkuren, à quelques kilomètres de là.
S.O.S. Itoiz
Quitter Uli pour Aritzkuren, c’est passer de l’âge de pierre à l’âge du bronze. Premier signe de civilisation : des toilettes avec quatre murs autour, et même une porte. Après trois jours passés sans voir une cuvette, notre émotion est palpable. De l’extérieur, le village ressemble à n’importe quel hameau perdu des Pyrénées. Seule la vieille église, dernière ruine en chantier, laisse entrevoir l’état du village quand les occupants s’y sont installés en 1995.
A la différence d’Uli, l’occupation avait été mûrement réfléchie par de jeunes espagnols, venus des centres sociaux des grandes villes du pays, et prêts à changer radicalement de vie.
Sandra était de ceux-là. « Quand on est arrivé, on avait un projet d’occupation, qu’on est même allé déposer aux autorités. Ils l’ont refusé et nous ont envoyé les flics. On a fait appel, depuis plus de nouvelles, ça fait vingt-trois ans. » Pour cette ancienne comédienne et circacienne, l’occupation, c’était l’aventure d’une vie. Elle avait fondé sa famille ici, et dans la vallée, on se souvenait encore du jour où elle avait dû se faire évacuer en hélico pour accoucher.
« Au départ on était quarante, mais seulement quinze personnes prévoyaient vraiment de s’installer. L’idée, c’était de créer un village auto-géré et sans hiérarchie dans un lieu abandonné. »
Le souci avec les occupations hors-sol, pensées depuis la ville, c’est que, malgré un projet bien pensé, on fait forcément face à des difficultés inattendues. Et vu qu’ils n’avaient pas Léo, le McGyver des montagnes, avec eux, il leur avait bien fallu descendre demander de l’aide.
« On est allé au village d’Artozki, qui était plus bas dans la vallée. Il était encore habité par de vieux paysans. Tous les jeunes étaient déjà partis. Au départ, ils se méfiaient de nous, mais à force de venir les aider, un lien très fort s’est créé. De leur côté, ils nous ont transmis beaucoup de leur savoir. Ils sont même venus jusqu’ici quand il a fallu tuer le cochon et qu’on s’est rendu compte que personne ne savait comment s’y prendre. C’était très important pour nous, cette transmission entre générations. »
– Et ce village, qu’est-ce qu’il est devenu ? On demande, naïfs.
– Il a été enfoui sous un barrage, le barrage d’Itoiz.
Et les petits vieux, aimablement expropriés.
Le barrage d’Itoiz, c’était la grande cause perdue des occupants de la vallée. Quand ceux qui étaient là à l’époque nous en parlent, c’est toujours la colère qui domine. En particulier chez Txiki, qui déboule dans la conversation à peine le mot Itoiz prononcé.
« Ce barrage, ça a été un scandale du début à la fin! Corruption, favoritisme, dissimulation de risque sismique, ils nous ont tout fait! » La justice avait même fini par déclarer le chantier illégal, mais ça n’avait pas empêché le gouvernement de poursuivre les travaux. Lorsque Txiki arrive à Aritzkuren en 1997, le chantier est bloqué depuis un an à cause d’un acte de sabotage des opposants. Immédiatement, il entre aussi dans la lutte, et ira même jusqu’à s’enchaîner aux maisons d’Artozki pour empêcher les bulldozers de tout raser.
« C’est vraiment la double dimension du projet qui m’a attirée ici, à la fois l’énergie du collectif qui se déployait pour créer un village auto-géré, et la lutte en cours contre le barrage », se remémore Txiki
Tout restait à construire au village, mais pour Sandra comme pour les autres occupants, il n’était pas question de rester bien sagement dans leur nouveau chez eux :
« Ce barrage, c’est vraiment l’incarnation de ce contre quoi ce village s’est construit, le système capitaliste et ses abus, la destruction de l’agriculture traditionnelle et l’expulsion des populations locales. A ce moment-là, tout était à construire ici, mais on devait aussi agir là dehors. Environ la moitié des occupants étaient engagés dans la lutte, l’autre restait ici pour bâtir. »
« On a surnommé le barrage d’Itoiz le « barrage le plus surveillé d’Europe ». C’est drôle non? Ils tournent toujours tout à leur avantage, ricane Txiki, mais si un jour il y a une secousse, ce ne sont pas tous leurs détecteurs qui vont empêcher le barrage de céder. »
Et juste en dessous, la ville d’Aoiz d’être submergée. Les villages occupés, eux, ne risquent rien, à part peut-être de voir l’unique route qui les relie au monde extérieur disparaître à son tour sous les eaux.
L’indifférence générale
Quand les habitants d’Uli s’installent en 2008, le barrage fonctionne depuis trois ans, et la vallée d’Arce semble être devenue ce lieu reculé où rien ne se passe, une zone qui n’est plus à défendre, et qu’on peut donc occuper dans l’indifférence générale. Ce n’est pas le cas des multiples occupations rurales qui ont fleuri en Espagne ces trente dernières années. Léo nous raconte qu’il y a peu, un village d’Aragon a été menacé d’expulsion.
« J’aurais bien aimé aller les soutenir, mais à ce moment-là, on était trop peu ici, il fallait que je reste pour m’occuper des bêtes et du reste. Quand on est une quinzaine, ça va, mais il arrive qu’on soit deux, et on se retrouve bloqué. »
Mais, même en étant quinze, descendre de la montagne, ce n’est pas si évident que ça pour Léo et les autres.
« On pourrait aller manifester, à Pampelune ou ailleurs, mais ça nous prendrait énormément de temps. Et c’est ce dont on manque le plus, ici, de temps, et de bras pour faire avancer les chantiers en cours. »
D’argent, aussi. Un simple aller-retour au commerce le plus proche, c’est 30 € d’après le petit guide d’Uli. Alors mieux vaut rentabiliser le déplacement : quand Matéo descend, c’est pour aller bosser un mois ou deux comme saisonnier histoire d’avoir de quoi manger, pas pour militer.
On finit par leur demander s’ils pensent quand même que ça a un impact, leur mode de vie. Parce que pour nous, vivre tout seul dans sa montagne perdue, c’est pas forcément ça qui qui va permettre de détruire le capitalisme. Autour de la grande table de la cuisine, ça débat et ça s’invective. Comme souvent à Uli, personne n’est d’accord et tout le monde est d’accord pour le dire.
– On peut quand même dire qu’on est des privilégiés. On vit ici tranquille, et on fait pas grand chose d’autre.
– Ici, c’est notre vie qui devient notre mode d’action. Pour moi, c’est la façon la plus efficace de lutter. A Uli, je suis complètement en accord avec mes principes. Je n’alimente plus le capital, je ne pense pas que les citadins qui militent puissent en dire autant.
– On pourrait dire que notre mode d’action est intéressé. On vit certes en dehors du système, mais d’abord parce que c’est ce qui nous rend heureux. Les syndicalistes et les militants, eux, ils ont une action désintéressée, pour moi c’est bien plus estimable.
– Vous devriez parler de ça avec Manuelo*, souffle Léo. Il va souvent à Nantes, il est impliqué dans plein d’actions, il aura un point de vue différent.
Manuelo*, jeune espagnol de vingt-six ans, nous accueille dans la vieille église qu’il squatte depuis trois ans. Accompagné de sa chèvre, il nous fait visiter ce petit hameau abandonné au bord d’une départementale. Après ce « tour du propriétaire », on claque la porte au nez de la chèvre et on se cale au chaud dans la cuisine, pendant qu’il nous prépare des empanadas. Sur les murs, stickers antifascistes et féministes, et sur la porte une affiche « Détruit le capital, plante des patates ».
« Pour moi, c’est essentiel d’occuper et de vivre dans un collectif, nous explique-t-il, un collectif rural, parce que j’ai besoin d’être au contact de la nature. Mais ce n’est pas une fin en soi. »
Il faut l’avouer, on est complètement fans de Manuelo. Le type sait tout faire. Avant de se lancer dans les occupations, il a appris la mécanique et deux trois autres trucs de survie en regardant des tutos Youtube. Il est aussi parti vivre avec des vieux bergers pour apprendre leur savoir-faire. Il milite un peu partout, et dans trois jours il part à Notre Dame Des Landes pour soutenir la ZAD. C’est comme ça qu’il occupe ses week-ends.
Dans la vallée, il impressionne, d’ailleurs, en bon chasseur de tête, Léo aimerait le recruter à Uli.
« J’adore les gens d’Uli mais je ne pourrais pas vivre là-bas, c’est trop loin de tout. J’ai besoin d’être en contact avec des gens, de pouvoir me rendre en ville facilement pour pouvoir participer à d’autres actions que la simple occupation. »
Quand on lui demande ce qu’il en pense, de la vallée et de ses différentes occupations, il préfère rester prudent. Pour lui, mieux vaut ne pas compter sur les occupants pour faire la révolution. « Ce qu’ils veulent, c’est surtout vivre tranquille. » Sa copine Elena*, qui nous rejoint dans la soirée, a un avis plus tranché. « A l’époque de la création de Lakabé, l’occupation rurale était vraiment un mode d’action. Mais chaque type d’action a une durée de vie limitée et évolue dans le temps. Aujourd’hui, pour moi, on ne peut plus parler d’action politique quand on parle des villages occupés. Il faut chercher ailleurs une nouvelle forme d’engagement. »
Construire un réseau des villages occupés
« A l’époque de la création de Lakabé… »
En entendant ça, on s’est rendu compte que ça faisait presque quarante ans qu’il existait ce village. En années d’occupation, ça équivalait clairement à des siècles. Et quand on arrive là-bas, on comprend tout de suite que c’est carrément un autre niveau : l’âge de fer du squat.« Vous risquez d’être mal reçus, ils n’aiment pas trop les étrangers, on nous avait prévenus, ils sont très attentifs à ce qu’on dit sur eux, ils ont une image à préserver ». Une image de marque, qui est aussi leur instrument politique : premier village occupé de Navarre, Lakabé est connu dans toute l’Espagne, et on vient de loin pour voir à quoi ressemble ce modèle d’autogestion. Malgré les visites importunes de quelques badauds, qui passent faire des selfies, cette forte visibilité est plus souhaitée que subie.
Figure de proue de l’occupation, Lakabé a été un moteur pour les collectifs qui se sont installés dans la vallée. Le village est notamment à l’origine de la red – le réseau en espagnol, une tentative de réunion des différents collectifs de la vallée.
« L’un des buts de la red, c’était d’organiser des auzolan, des grands chantiers collectifs, nous avait expliqué Léo. Avant la dictature, ça se faisait beaucoup dans les villages. Par exemple, si on avait besoin d’un pont, les gens du coin se rassemblaient et s’organisaient pour le faire ensemble, sans attendre que l’État veuille bien s‘en charger. Ça a disparu sous Franco. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais on est arrivés à Uli au plus fort de l’occupation dans la vallée. Il y avait une centaine d’occupants en comptant les sept villages de la Red, dont une cinquantaine à Lakabé. Quand on convoquait un auzolan, on réunissait quarante personnes. Une fois par mois, on se retrouvait dans un des villages et on bossait à fond pour faire progresser chaque projet en cours. »
Mais Lakabé, qui portait une grosse part du projet, a fini par se retirer. A la place d’une organisation collective, des « alliances bilatérales » se sont mises en place entre les villages, chacun décidant avec qui il voulait bien s’associer, qui il était prêt à aider.« Aujourd’hui, il n’y a plus que trois villages dans la red, Uli, Rala, et le village de Manuelo qui est hors de la vallée. En tout, ça fait quinze personnes. »
Maintenant que les deux gros villages sont partis, le rythme et l’envergure des chantiers ont forcément diminué, mais Léo ne se décourage pas pour autant.
« Le plus important pour moi, c’est que les collectifs se multiplient dans la vallée. Dès qu’il y en a un nouveau qui s’installe, on essaie de l’aider du mieux qu’on peut. J’aimerais aussi qu’on fasse une caisse de résistance pour aider ceux en difficulté. C’est ça le but de la red et de l’action qu’on veut mener dans la vallée, soutenir l’occupation rurale. »
C’était sans doute aussi le but de départ de Lakabé et d’Aritzkuren, qui avaient aussi quitté le projet, faute de temps à y consacrer selon Sandra : « Il y a clairement un ralentissement dans la dynamique d’occupation depuis quelques années. On a perdu beaucoup de gens, et on a besoin de se recentrer sur le village, de lui consacrer toute notre énergie, ce qui fait qu’on ne peut plus s’investir dans la red. »
Le constat est le même dans tous les collectifs, Uli excepté. La population décroit depuis quelques années, signe peut-être, comme le disait Elena, que les occupations de la vallée amorcent une période de déclin.
Entrer dans le rang
Effectivement, à Lakabé, c’est pas la grosse ambiance, et on n’est pas ravi de nous voir débarquer. Peut-être parce qu’on abuse un peu avec notre visite improvisée des lieux, alors que des gens sont capables de payer 100€ pour venir passer la journée à remplir des boîtes de conserve avec Mabel, doyenne et figure médiatique du village.
En parlant de Mabel, on finit par atterrir chez Alfré, son mari, après avoir erré dans le village désert. « Personne ici ne voudra vous parler, on ne vous dira rien sur Lakabé. » Pour se débarrasser de nous, il nous refourgue à Sylvie, une lyonnaise arrivée dans la vallée dans les années quatre-vingt. Elle est occupée à faire de la poudre de charbon de bois dans la serre du village. « Avant j’étais boulangère. On produit du pain qu’on vend sur les marchés. Maintenant, je suis jardinière, en attendant la retraite ! »
A Lakabé, chacun a une profession bien définie, selon une organisation dite « en pétales ». Sous la serre, on se retrouve donc en compagnie du pétale jardinage.
Tout en continuant de privilégier des collaborations avec certaines occupations « amies », le village a également entamé un lent processus de normalisation de ses relations avec les institutions. Depuis quelques années, il s’implique ainsi activement dans la politique locale avec le soutien d’Aritzkuren. En Espagne, pas besoin de justificatif de domicile pour s’inscrire sur les listes électorales, une simple déclaration en mairie suffit. Même les squatters peuvent s’ils le souhaitent remplir leur devoir de citoyen.
Ils ne se contentent d’ailleurs pas d’aller voter mais participent activement à la vie politique locale. Mabel s’est ainsi faite élire conseillère municipale et fait partie des commissions Cadastre et Relations avec les institutions. Au départ village refuge pour des jeunes insoumis fuyant le service militaire – un autre élément souvent mis en avant dans les discours des occupants – Lakabé semble, sur les plans politiques et économiques, revenir dans les rangs.
Malgré toutes les réserves qu’on peut avoir sur l’évolution du village, pour les occupants d’Uli, Lakabé reste une figure incontournable de l’occupation rurale. « Toute occupation est amenée à évoluer avec le temps, philosophe Matéo. Pour l’instant, à Uli, on n’a pas de règles, pas d’organisation et de planification du travail, mais un jour, peut-être, qu’on devra aussi en arriver là si on veut continuer à exister. »
Les habitants d’Uli, en terme de développement et d’organisation, sont pour l’instant très loin d’avoir les mêmes objectifs que Lakabé. Ils viennent à peine de s’installer l’eau au robinet, alors monter une entreprise ou devenir politiciens, c’est pas pour demain.
Fly me to the Moon
– Dis, Matéo, si vous deviez développer une activité économique, vous aussi, ce serait quoi? Des stages de yoga?
– Non, je ne pense pas, il rigole. On pourrait plutôt proposer des stages de mécanique ou des choses comme ça. Apprendre aux gens à se servir de leurs mains. Mais moi, mon rêve, ce serait d’accueillir des gamins, de faire d’Uli un village pour enfants.
Vu l’immense toboggan qui traverse le village, on aurait pu deviner. Uli Alto, c’est déjà le village des sales gosses de la vallée. Contrairement aux autres occupations, ici il n’y a ni règles, ni tâches attribuées, ni horaires. Un joyeux bordel qui dure maintenant depuis dix ans, l’occasion de faire une exception à la règle qui veut que rien ici ne soit planifié, et d’organiser une semaine de grosses festivités.
« Dommage que vous ayez raté ça, il y avait plein de monde! Manuelo, Elena, tous nos potes des autres collectifs sont venus. On a fait un super spectacle pour les enfants. Vous voyez la vieille camionnette juste à côté de l’église? », s’enjaille Matéo. Une camionnette avec des ailes fixée sur des rails, c’était difficile à rater.
– C’est la cochete, une voiture-fusée. Grâce à elle, on est partis coloniser la Lune avec les enfants pour que les zadistes puissent venir s’y réfugier et faire leur vie tranquilles là-bas. »
– C’est génial comme histoire! Mais l’idée de la zad, c’est pas justement de rester là même si on se fait emmerder? Si tout le monde se barre sur la Lune, ça marche pas, non ?
– Mmmh… C’est pas faux.
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
F. B. et Guillaume Bernard
Reportage effectué en mai 2018.
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