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France Travail : l’injonction à la « remobilisation » des personnes en situation de handicap

Le projet de loi pour le plein emploi est examiné depuis lundi 18 septembre à l’Assemblée nationale, après avoir été adopté en première lecture par le Sénat en procédure accélérée. Au-delà de ses volets les plus connus, notamment sa réforme du RSA, le projet de loi soulève des craintes en donnant la main à France Travail sur les orientations des personnes en situation de handicap et en faisant planer une injonction redoublée à se mettre au travail.

 

La commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale examine depuis lundi 18 septembre le projet de loi « pour le plein emploi ». Le texte, en procédure accélérée, a déjà été adopté en première lecture par le Sénat. L’ensemble des allocataires (chômage, RSA, contrat jeune, allocations liées au handicap) seront regroupés au sein d’un même organisme aux compétences élargies, remplaçant Pôle Emploi : France Travail.

Connu notamment pour son volet RSA, la réforme amène aussi de nouvelles dispositions sur le travail des personnes en situation de handicap. Et attise là aussi les craintes : « cette réforme amène non à produire de l’autonomie par le travail, mais à subordonner davantage les personnes handicapées aux impératifs de production de valeur marchande », alertent les sociologues Pierre-Yves Baudot et Jean-Marie Pillon dans une tribune parue en juillet dans Le Monde

Pourquoi un constat si sévère ? « La question du handicap dans ce projet de loi doit être replacée dans une perspective plus large », explique Pierre-Yves Baudot auprès de Rapports de Force : « celle d’une transformation générale du marché de l’emploi, visant à mettre en place une société dite de plein emploi, sans s’accompagner d’une augmentation du coût du travail pour le patronat ». La logique : augmenter statistiquement le nombre de demandeurs d’emploi, poussés dès lors à accepter des postes mal rémunérés, avec moins de marge de négociation salariale ; et peu de protection sociale – les dernières réformes de l’assurance chômage et des retraites sont passées par là. 

 

 « Si les personnes handicapées peuvent le faire, alors vous aussi »

 

 

La logique pourrait se résumer en un credo : « nul n’est inemployable » martelait Muriel Pénicaud en 2018. Un credo depuis répété à l’envi par Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées. « La catégorie du handicap s’est construite sur la démarcation entre pauvres illégitimes et légitimes, entre ceux qui peuvent travailler et ceux qui ne le peuvent pas », rappelle Lili Guigueno, militante anti-validiste.

Or, « Quand vous dites « nul n’est inemployable » en direction des personnes handicapées, cela active un levier validiste. Ce levier consiste à dire : « si les personnes handicapées peuvent le faire, alors vous aussi », argumente-t-elle. Le lien se fait ici avec la réforme du RSA détaillée dans le projet de loi, visant notamment à instaurer une obligation de 20 heures d’activité hebdomadaire pour continuer de percevoir son allocation. 

Avec cette phrase de Sophie Cluzel, « un tournant se met en place », abonde Pierre-Yves Baudot. « Bien sûr que les personnes concernées se battent pour accéder à l’emploi, contre les discriminations et les licenciements abusifs : le but n’est pas de dire que les personnes handicapées ne peuvent pas travailler… mais qu’elles ne soient pas forcées de le faire ! » Et pas à n’importe quel prix, ni dans n’importe quelles conditions. 

 

France Travail prend la main sur les MDPH

 

France Travail aura la main sur les orientations des demandeurs d’emploi en situation de handicap, vers le milieu ordinaire ou protégé, prévoit le projet de loi. Jusqu’ici, seules les MDPH (maisons départementales des personnes handicapées) géraient ces orientations. Désormais, France Travail émettra ses préconisations. L’évaluation bascule « des institutions administratives du champ du handicap à celles du champ de l’emploi… Ces dernières priorisant les impératifs du marché du travail », décrit Pierre-Yves Baudot.

Sur le même terreau idéologique, le Royaume-Uni avait mis en place, dans les années 2010, une politique visant à tester plus largement la capacités des personnes en situation de handicap à se mettre au travail. Ces changements ont eu « des conséquences sociales et économiques, voire vitales, assez fortes : on estime à plusieurs milliers des personnes déclarées “fit for work” [aptes à travailler, ndlr] qui sont mortes dans les années qui ont suivi », souligne Pierre-Yves Baudot. 90 décès par mois, entre 2011 et 2014, précisait alors une étude gouvernementale. « L’un des plus grands échecs de politique sociale des temps modernes », qualifie aujourd’hui l’autrice et activiste britannique Frances Ryan

Les travailleurs en situation de handicap davantage confrontés à la pénibilité

De même que les demandeurs du RSA seront automatiquement inscrits à France Travail, les MDPH informeront France Travail de toute RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé) délivrée à une personne exprimant son souhait d’être accompagnée. À l’été 20222, déjà, un décret autorisait Pôle Emploi à collecter des données de santé concernant des demandeurs d’emploi en situation de handicap. « La boîte de Pandore était ouverte », souligne Lili Guigueno, pour qui ces mesures relèvent du « fichage sur la base du handicap ».

En outre, des organismes publics ou… privés du réseau France Travail seront chargés « du repérage des personnes les plus éloignées de l’emploi ou qui ne sont pas en contact avec les acteurs institutionnels de l’insertion sociale et professionnelle » et de leur « remobilisation ». Le ton est donné. 

 

La reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé élargie et transmise à France Travail

 

En parallèle de cette batterie de mesures, le public susceptible d’avoir une RQTH s’élargit. L’article 8 du projet de loi prévoit la délivrance d’une RQTH à tout jeune de 16 à 20 ans concerné par une allocation d’éducation d’un enfant handicapé, une prestation de compensation du handicap (une aide départementale) ou un projet personnalisé de scolarisation. Idem pour toute personne orientée vers un ESAT (établissements ou services d’aide par le travail) : la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé lui sera attribuée d’office.

Si la RQTH ouvre des droits non négligeables, élargir l’attribution permet surtout aux entreprises de recruter plus largement afin de respecter leurs obligations en matière d’emploi de personnes en situation de handicap. La loi exige que toute entreprise de 20 salariés ou plus engage au moins 6 % de travailleurs en situation de handicap. Or, la moyenne actuelle stagne à 3,5 %. « Plus vous ouvrez les RQTH, plus vous pouvez augmenter vos quotas… Mais tout en continuant à discriminer les handicaps lourds », explique Lili Guigueno. 

Délivrer davantage de RQTH élargit aussi le panel de main d’oeuvre pour les ESAT et les entreprises adaptées. « Actuellement en ESAT et globalement dans le milieu protégé, le recrutement se fait souvent en direction de personnes suivies déjà dans des structures du médico-social. Là, on va élargir à des demandeurs d’emploi qui ont des situations plus larges », expose Mireille Stivala, la secrétaire générale de la Fédération CGT Santé et action sociale. Les titulaires d’une pension d’invalidité ou les victimes d’accidents du travail auront des droits similaires aux titulaires d’une RQTH et pourront, eux aussi, être orientés vers le milieu protégé.

 

ESAT sous le feu des critiques : « l’État ne cherche qu’à gagner du temps »

 

Le gouvernement assure que France Travail priorisera les orientations en milieu ordinaire plutôt que vers le milieu protégé. Mais ces déclarations d’intention ne suffisent pas à balayer les inquiétudes. Pour Lili Guigueno, ouvrir à de nouveaux publics le milieu protégé, dont les ESAT, est une façon pour le gouvernement de « pérenniser le modèle ».

Or, d’un point de vue pragmatique, la capacité des ESAT à accueillir davantage se pose. Dans le secteur psychiatrique au sein duquel elle exerce comme aide-soignante, Mireille Stivala indique avoir « déjà du mal à trouver assez de place pour orienter tous nos patients vers le milieu protégé. S’il n’y a pas de moyens supplémentaires, comment va-t-on pouvoir absorber un public supplémentaire ? » Les professionnels du médico-social s’y trouvent déjà en tension. 

Mais surtout, les ESAT sont décriés depuis des années par les militants anti-validistes. Leur fonctionnement a récemment été dénoncé par le menu dans le livre d’enquête « Handicap à vendre » du journaliste Thibault Petit. Par ailleurs, la tendance actuelle dans les ESAT est à « l’exigence, de plus en plus forte, d’un certain rendement » de la production en direction des entreprises avec lesquels les contrats sont passés, décrit Mireille Stivala de la CGT.

Certes, le projet de loi prévoit des avancées. Entre autres : l’obtention du droit de grève, du droit de retrait, ou encore d’une participation aux CSE. Autant de droits basiques du Code du travail… Dont les travailleurs en ESAT étaient jusqu’ici privés. Rien sur le droit au minimum salarial, en revanche. Ces travailleurs n’ont qu’une rémunération garantie de 55 % à 110 % du SMIC.

Rien qui ne remette en cause, surtout, ces institutions en tant que telles. « Les ESAT doivent disparaître : ce sont des structures de travail ségrégué », martèle pourtant Lili Guigueno. « Le gouvernement est censé connaître le droit international qui l’engage. Au lieu de cela, il produit un texte de loi qui vise de simples ajustements, et ne touche pas à la discrimination de fond ».

De fait, le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies a réitéré, dans une observation parue en septembre 2022, sa demande de fermeture de ces lieux, « progressivement et rapidement ». Face à cet horizon de désinstitutionnalisation prôné par le Comité, « l’Etat ne cherche qu’à gagner du temps, avec une stratégie réformiste, visant à saupoudrer des droits… Droit de grève, de retrait, mais toujours pas droit au salaire minimum : est-ce que les gens se rendent bien compte ? On est en 2023… », épingle la militante anti-validiste.

 

Logement, transports : l’accessibilité oubliée

 

Le Comité des droits des personnes handicapées conclut que « lemploi ségrégué, dont les ateliers protégés sont un exemple, ne doit pas être considéré comme un moyen d’assurer progressivement aux personnes handicapées le plein exercice du droit au travail : seul un emploi librement choisi ou accepté, exercé sur un marché du travail ouvert et inclusif vient attester la réalisation de ce droit ».

Ouvert et inclusif ? Le marché du travail en milieu ordinaire est loin de l’être encore. Mais dans le texte de loi, en l’état, nulle trace de réflexion globale sur les multiples freins à l’emploi pour les personnes en situation de handicap : difficulté à se loger dignement, inaccessibilité des transports publics, retard d’adaptation du milieu ordinaire…

« Il n’y a rien dans ce projet de loi qui soit relatif à l’accessibilité ou à l’aménagement des postes de travail, rien non plus sur les obligations des employeurs, rien, enfin, sur l’accessibilité des zones d’activité », regrettent les sociologues Pierre-Yves Baudot et Jean-Marie Pillon dans leur tribune.

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