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En Turquie, les étudiants sont au cœur du plus gros mouvement contre Erdogan depuis 10 ans

Depuis l’arrestation du maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, principal opposant à Erdogan, les étudiants manifestent massivement en Turquie. Face à ce mouvement, le pouvoir réplique par la répression. Près de 2000 personnes ont été arrêtées, dont des étudiants, des journalistes et l’avocat d’Ekrem İmamoğlu. Témoignages.

Article initialement publié sur Basta! le 31 mars 2025 et écrit par Rachel Knaebel

Le 19 mars, le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, membre du principal parti d’opposition à Erdogan, le Parti républicain du peuple (CHP), rival du chef de l’État, a été arrêté par la police turque. La veille, l’université d’Istanbul avait retiré au maire son diplôme, ce qui l’empêche de se porter candidat aux prochaines élections présidentielles. En vertu de la Constitution turque, les candidats à la présidence doivent en effet être titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur.

Les deux attaques arrivent alors que le parti d’opposition s’apprêtait à designer le populaire maire d’Istanbul comme son candidat pour défier le président Erdogan lors des élections présidentielles de 2028. Depuis, les étudiants turcs sont descendus dans la rue contre cette nouvelle dérive autoritaire du président Erdogan, au pouvoir depuis 2003. C’est le plus gros mouvement contre le pouvoir turc depuis dix ans.

Près de 2000 personnes ont été arrêtées, dont des étudiants, des journalistes et l’avocat du maire d’Istanbul, le 28 mars.

Irem, 25 ans, étudiante en droit à Istanbul, était dans la rue dès les premiers jours de la contestation. « Le gouvernement fait des choses très anti-démocratiques depuis longtemps. Quand la possibilité d’élections s’est rapprochée, nous savions que le président allait avoir peur. On s’attendait donc à ce qu’il fasse quelque chose pour éviter de perdre les élections, dit-elle. Moi, je n’ai pas connu d’autre président depuis que j’ai deux ans. Je suis descendue dans la rue contre l’arrestation d’İmamoğlu mais aussi contre toutes les actions antidémocratiques du gouvernement depuis deux ans, les journalistes arrêtés, la mainmise sur les médias. »

« Ce sont les étudiants qui font tout dans ce mouvement, et qui organisent les manifestations », explique un enseignant d’université à Istanbul. Le trentenaire s’était mobilisé en 2013 lors du vaste mouvement social de Gezi. « Au début, quand İmamoğlu a été arrêté, l’organisation du CHP appelait les gens à venir manifester devant le bâtiment de la mairie d’Istanbul. Pendant six ou sept nuits, il y avait des milliers de manifestants là-bas, mais c’était organisé par le CHP. Les étudiants y étaient présents et restaient le soir, quand les plus âgés ou les gens du CHP partaient. Et alors, les étudiants se confrontaient à la police, poursuit l’universitaire. Maintenant, les étudiants s’organisent eux-mêmes. Ce sont eux et elles qui mènent le mouvement. Nous, les enseignants, nous avons suspendu les enseignements et donnons des cours ouverts. Parfois, les étudiant·es nous invitent à leurs forums, et nous y allons pour les soutenir. »

Irem pointe la détérioration des conditions de vie des étudiants depuis plusieurs années. « Il est très difficile d’avoir une place en dortoir universitaire. Il n’y en a pas assez, et tout est très cher. » La Turquie est touchée par une inflation à 40% sur un an. « Et nous ne nous sentons pas en sécurité en général, ajoute Irem. Surtout en tant que femme, parce que nos droits ne sont pas protégés. On ne peut pas faire confiance au gouvernement, qui a décidé de retirer la Turquie de la Convention de l’ONU sur l’élimination des discriminations à l’égard des femmes. S’il nous arrive quelque chose, nous ne pouvons pas faire confiance à la police. »

Le professeur d’université observe que ce sont des étudiants très jeunes, qui n’étaient pas forcément politisés avant, qui sont dans la rue aujourd’hui. « Je pense que beaucoup d’étudiants ne protestent pas parce qu’ils aiment spécialement İmamoğlu, mais contre Erdogan, même si İmamoğlu est très populaire en ce moment, dit-il. Et puis, la première attaque du gouvernement contre le maire d’Istanbul a été de lui retirer son diplôme. Et pour les étudiants, c’était très important. Leur réaction a été de se dire, nous étudions, mais notre diplôme peut être annulé par le gouvernement de manière arbitraire, alors à quoi ça sert. »

L’étudiante en droit Irem confirme que « les jeunes sont là parce qu’ils veulent vivre dans un pays démocratique et veulent que leurs droits soient protégés. L’attaque contre Ekrem İmamoğlu leur a montré que tout peut arriver. Beaucoup de gens ont été arrêtés, de très jeunes gens. Il y a trois personnes de mon université qui ont été arrêtées. Et le traitement que leur réserve la police est très abusif. Des femmes, très jeunes, ont été agressées sexuellement. C’est effrayant. Mais il est important de montrer notre soutien et d’être courageux. »

Pour l’enseignant, le mouvement actuel a aussi pour effet de faire bouger le CHP, « qui a toujours été un parti de salon » : « Ils n’aiment pas aller en manifestation. Mais aujourd’hui, le CHP apprend des étudiants. Maintenant, à chaque manifestation, un leader du CHP demande aux étudiants “qu’est-ce que vous voulez ?” et leur donne le micro. »

En attendant, des personnes sont toujours arrêtées. « Elles sont parfois accusées de terrorisme en lien avec le mouvement kurde, alors même qu’il y a un processus de paix qui a été lancé avec le PKK, note l’enseignant. Certains de nos étudiants ont été arrêtés, et sont en prison aujourd’hui. Nous avons peur pour eux. »