Kaina fait partie de ces plus de 300 personnes blessées à la tête, par les forces de l’ordre, pendant le mouvement des gilets jaunes, comptabilisées par le journaliste David Dufresne. Un an après avoir été touchée par un tir de lanceur de balle de défense, et à la veille de la quatrième marche des blessés le 12 janvier, elle raconte sa vie mise sur pause et une lente dégringolade depuis sa blessure.
« Depuis un an, ma vie a changé. Avant je ne pleurais pas, très peu. Depuis j’ai tout perdu. J’ai perdu mon travail, mon appartement, ma petite sœur dont je n’ai toujours pas fait le deuil ». Pour la première fois depuis le 29 décembre 2018, jour où elle a été touchée au front par un tir de lanceur de balle de défense (LBD), Kaina parle des blessés gilets jaunes à la première personne. Devant une vingtaine de personnes réunies fin décembre pour une conférence de presse réclamant l’interdiction des armes mutilantes, elle est venue témoigner de sa descente aux enfers. Une mise à nu pour braquer les projecteurs sur ce que vivent les blessés.
« Tout est compliqué. Faire un papier est compliqué, manger est compliqué, dormir est compliqué », souffle-t-elle dans un sanglot. En plus de ses difficultés de concentration et de pertes de mémoire, elle dévoile une à une les conséquences du choc qu’elle a subi. « J’ai perdu du poids. Il a fallu que je mette des oreillers en dessous moi, parce que je n’arrivais plus à dormir, mes os me faisaient mal », explique-t-elle. Elle qui se voit et est vue comme forte, comme une grande gueule, est la première surprise. Jamais elle n’aurait imaginé que sa blessure à la tête ayant entraîné huit points de suture sur une cicatrice de sept centimètres au front, sans traumatisme crânien, produise un tel traumatisme.
Le samedi 29 décembre 2018, les gilets jaunes investissent la gare de Montpellier. Ils en sont délogés par les forces de l’ordre qui font usage de grenades lacrymogènes sur les quais. En sortant de la gare en courant, des tirs de lanceurs de balle de défense claquent. Plusieurs personnes sont touchées à la tête. Kaina, une primo-manifestante gilet jaune, est une de celles-là. « Je me suis pris un LBD à six mètres. Je ne l’ai pas vu, ça m’a sonné. Nous étions les premiers blessés à Montpellier », se rappelle-t-elle. Malgré tout, elle estime avoir eu de la chance : elle n’a pas perdu un œil. Pour autant, elle n’a pas échappé au traumatisme et à la dépression qui a suivi.
La solitude
Car la blessure ne se limite pas aux douleurs physiques : « malgré tous les gens qui peuvent être autour de nous, on est seul. Dès qu’on est impacté par une arme de guerre, un fossé se creuse avec notre famille, ils ne comprennent pas ». Elle se remémore les phrases entendues alors : « il ne fallait pas y aller » ou « il ne faut pas y retourner ». Comme si la responsabilité de sa blessure lui incombait plus qu’au policier qui a tiré. Au-delà des proches, il faut supporter les jugements suspicieux ou à l’emporte-pièce : « tu es peut-être une black bloc », « il ne fallait pas être devant ». Un mur d’incompréhension. Le soutien dans le mouvement des gilets jaunes la porte, mais de retour chez elle, c’est le face à face avec soi-même.
Et puis la chute. La perte de confiance en soi, le manque d’énergie pour gérer le quotidien, la dépression qui guette et s’installe. Le boulot perdu définitivement, puis les factures impayées jusqu’à l’expulsion du logement où elle vivait avec sa fille. « On a des problèmes de sentiments », lâche-t-elle pudiquement. S’accepter, recevoir de l’amour, en donner, les contacts corporels, tout est perturbé et l’ensemble de l’entourage en pâtit. « Ma fille a fait des cauchemars, elle a peur de la police. Elle se rend compte à 12 ans qu’à cause de la police ma vie a changé, que j’ai changé, que sa vie n’est plus la même ». Un jour, sa fille lui lâche « en un an tu as pris dix ans ». Le choc.
Pourtant Kaina n’est pas restée inactive. Elle est retournée immédiatement en manifestation, se bat contre les armes qui l’ont blessée, et fait partie du collectif des mutilés pour l’exemple dont la prochaine marche nationale aura lieu à Montpellier le 12 janvier. Depuis des mois, elle essaie de convaincre d’autres blessés de les rejoindre pour déposer une plainte collective. « Malgré ma dépression, j’ai préféré me battre, que d’aller me suicider », s’excuse-t-elle. « Il y a des blessés qui pensent au suicide parce que cela n’avance pas, nous ne sommes pas reconnus ». Depuis peu, elle s’occupe un peu d’elle en plus des autres et voit une psychologue.
Être reconnue comme victime pour se reconstruire
Malgré tout, sa vie reste arrêtée sur le bouton pause. Ses difficultés : « personne ne s’en rend compte », et n’imagine vraiment tout ce qu’implique d’avoir été blessée. « Tant que nous n’aurons pas une reconnaissance, nous n’arriverons pas à vivre », explique-t-elle. Aujourd’hui, les pouvoirs publics passent sous silence cette réalité. Au printemps dernier, le chef de l’État a réfuté le mot « répression », pour qualifier l’usage de la force par la police dans les manifestations, et le ministre de l’Intérieur a déclaré ne pas accepter l’expression « violences policières ». Sans mots du pouvoir pour nommer ce que vivent les blessés, leur réalité s’évapore.
« Que Macron et Castaner disent : oui vous êtes victimes de violences policières. » C’est une des conditions de la reconstruction pour Kaina. Une reconnaissance qui ne vient pas, pas plus que n’est évoqué un dédommagement qu’elle juge pourtant légitime : « nous avons perdu beaucoup de choses ». Kaina pense seulement aujourd’hui à porter plainte. Avant, elle en était incapable. Mais même si sa plainte lui apportait cette reconnaissance tant attendue des souffrances endurées, « pour cicatriser les plaies intérieures », elle en est sûre : il lui faudra du temps.
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