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Laurent Mauduit : « sur trois personnalités politiques, le patronat en cite deux d’extrême droite ! »

Laurent Mauduit, journaliste et cofondateur de Médiapart, vient de publier Collaborations, enquête sur l’extrême droite et les milieux d’affaires (La Découverte). Dans ce livre, il revient sur les dynamiques d’union entre le patronat et l’extrême droite française. Il montre aussi comment la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024 et l’émergence du capitalisme libertarien outre-Atlantique accélèrent ce mouvement, faisant craindre une arrivée au pouvoir imminente de l’extrême droite en France.

Il y a d’abord eu une attirance très forte pour Fillon en 2017. Mais après son naufrage, le patronat a développé une admiration et un engouement pour Emmanuel Macron. Cela s’est fortement dégradé avec la dissolution, car Macron leur est apparu totalement imprévisible et aventureux. Or les patrons aiment la stabilité. Cela a accéléré l’intérêt que les grands patrons avaient pour la droite radicale. Cet intérêt avait commencé un peu avant. En 2022, alors que Zemmour défendait déjà la théorie raciste du grand remplacement, il a été le chouchou de certains grands patrons pendant un petit bout de temps. Si on remonte encore en arrière, les symptômes de ce changement de climat remontent à l’absence de barrage républicain de la part du patronat depuis 2022

Désormais, les digues ont sauté. Il faut écouter l’interview qu’a donnée Patrick Martin, président du MEDEF, à Radio Classique fin août. A l’issue du débat qui a opposé de nombreux représentants politiques de droite et de gauche [lors du débat de clôture de l’université d’été du MEDEF, ndlr], il cite les trois personnes qui d’après lui ont pris conscience « des périls économiques » : Gabriel Attal, Bruno Retailleau et « dans une certaine mesure Jordan Bardella ». Le fait que, sur trois personnalités politiques, le patronat en cite deux qui sont d’extrême droite, sans même citer la gauche socialiste, c’est très révélateur d’un changement total de conviction du patronat !

Le RN était trop étatiste et souverainiste pour les grands patrons. Ils ont souvent reproché à Marine Le Pen et à Jordan Bardella de ne pas être, comme ils disent dans leur jargon, « pro-business » et pro-Europe. Mais le RN a médité cette situation et on sent bien qu’il a  réorienté son discours public. L’arrière-salle n’a pas changé, c’est resté le parti xénophobe et inégalitaire que l’on connaît. Mais en façade, ils ont modifié leur discours pour attirer les grands patrons qui étaient séduits par Zemmour. Et ça a marché.

Je ne mesure pas la part de sincérité dans les positions pro-patronales de Marine Le Pen. Mais je pense qu’elle a très bien compris une leçon de l’histoire : jamais l’extrême droite n’est arrivée au pouvoir dans le monde sans l’aide ou le consentement actif ou tacite du patronat. C’était le cas en 1922 pour Mussolini, en 1933 pour Hitler et c’était le cas au Chili plus récemment encore. Je pense que le RN a bien médité la leçon et tente de se mettre le patronat dans la poche.

Détaillons. Il y a d’abord le clan des patrons ouvertement d’extrême-droite. Vincent Bolloré, avec son groupe de médias néofascistes, est un danger majeur pour la démocratie. Il me fait vraiment penser à ce qu’était la presse d’extrême droite de l’entre-deux-guerres, qui a essayé de renverser la République le 6 février 1934. 

Il y a également Pierre-Edouard Stérin celui qui, comme l’a révélé l’Humanité, a mis 150 millions d’euros sur la table avec son plan PERICLES pour essayer de faire gagner l’extrême droite, en alliance avec les courants les plus ultra réactionnaires de la droite. Il y a enfin, toujours dans cette première catégorie, un groupe qu’on oublie souvent mais qu’il faut citer : le groupe Dassault.

Le président de la holding Dassault, Éric Trappier, est également président de la fédération patronale de la métallurgie (UIMM), qui a beaucoup joué au sein du MEDEF pour une prise de contact avec le Rassemblement National. Leur filiale de presse, Le Figaro, a aussi joué un rôle. Son directeur de la rédaction, Alexis Brézet, vient de Valeurs Actuelles et a été la plume secrète de Jean-Marie Le Chevallier, l’ancien maire RN de Toulon. Pendant les élections législatives de 2024, Le Figaro a fait campagne pour « l’union des droites », c’est-à-dire l’intégration de l’extrême droite dans un gouvernement de droite et d’extrême droite.

Dans le second groupe, il y a des patrons qui ont de la sympathie pour l’extrême droite, mais qui l’appuient en sous-main. Parmi eux : Bernard Arnault, patron de LVMH. Il est très proche de Vincent Bolloré et apporte un appui publicitaire massif à sa presse, notamment au JDD et au JD News, qui est son nouveau magazine et ne vit que grâce aux publicités de LVMH. On peut aussi compter Rodolphe Saadé, patron de CMA-CGM, qui détient de nombreux médias dont le groupe BFMTV-RMC. Il a récemment passé un gros contrat avec les États-Unis de Trump. 

Enfin, le dernier cercle que j’identifie, c’est celui qui a de l’indifférence, sinon de la complaisance pour toutes les passerelles qui sont en train d’être construites entre certains patrons et l’extrême droite. Par exemple, lorsque Pierre-Edouard Stérin fait des projets, il est parfois soutenu financièrement par Eurazeo, qui est le grand fonds d’investissement français, 50 milliards d’actifs, créé par la banque Lazard. C’est une des plus vieilles banques d’affaires françaises, elle est au cœur du capitalisme parisien. 

De même, Sophie de Menthon, qui est une entremetteuse entre l’extrême droite et le patronat, évolue sans problème dans le monde capitaliste français. Elle préside un petit mouvement patronal, ETHIC, et dans son conseil d’administration il y a une dame qui s’appelle Maya Atig, patronne de la Fédération Bancaire Française. Sophie de Menthon tient parfois des colloques. Qui y défile ? François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France ou encore Patrick Pouyanné, le PDG de Total Energies. C’est pour cela que je parle maintenant de système poreux.

Il faut quand même se rappeler qu’il y a 20 ans à peine, un patron qui se serait affiché à l’extrême droite, était le mouton noir du CAC 40 et du grand patronat. Enfin, ce qui soude tout ce petit monde, c’est aussi la détestation de la gauche. Le président du Medef, Patrick Martin, le dit sans arrêt : le programme du Nouveau Front Populaire (NFP) est, pour lui, beaucoup plus inquiétant que le programme de l’extrême droite.

Effectivement, on vit en ce moment l’émergence d’un nouveau capitalisme, le capitalisme libertarien. Ses symptômes ont été la victoire de Jair Bolsonaro au Brésil, puis celle de Javier Milei en Argentine et enfin celle de Trump, qui a nommé Elon Musk haut conseiller.

L’un des théoriciens les plus importants de cette doctrine, c’est Peter Thiel, fondateur de PayPal, ex membre du conseil de Meta. C’était l’un des grands financiers des campagnes de Trump. Il y a 20 ans, sur son blog, il écrivait déjà : « j’en suis arrivé à la conviction que la liberté est incompatible avec la démocratie ». La liberté, au sens où lui l’entend, c’est la liberté du commerce, celle de faire du profit. A l’époque, il s’inspire beaucoup d’un blogueur californien qui s’appelle Curtis Yarvin et qui, lui, écrit : « que reproche-t-on aux nazis ? »… On voit à quel point, aujourd’hui, Elon Musk et son salut nazi, se situe dans cette filiation. Ce qui est inquiétant, c’est que les grands patrons français regardent ces évolutions avec fascination. Bernard Arnault, Rodolphe Saadé n’ont pas été choqués par le salut hitlérien de Musk. De même, dans le livre, je rappelle que certains secteurs de la tech française, qui étaient très pro Macron il y a 5 ou 6 ans, commencent à tendre l’oreille et à faire des réunions de travail avec le Rassemblement National.

J’ai été très frappé par les travaux de l’historien Johann Chapoutot, qui analyse les circonstances d’accession au pouvoir d’Hitler. Il montre bien que ce dernier ne prend pas le pouvoir mais qu’on le lui donne, ce qui est totalement différent. A l’époque, la gauche allemande est totalement divisée, essentiellement du fait du parti communiste allemand (KPD), staliniste, qui obéit aux injonctions de Moscou et qui considère que l’ennemi d’époque ce sont les socialistes, les socio-fascistes comme ils disent. Les socialistes ont aussi du sang sur les mains puisque, dix ans avant, ils ont assassiné Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les cofondateurs du KPD. Mais c’est cette division qui fait que la gauche allemande, qui est la plus puissante d’Europe, ne bouge pas du tout lorsque Hitler arrive au pouvoir.

Je trouve que cette leçon doit être méditée. En France on a eu une unité heureuse au moment de la dissolution, avec la constitution immédiate du Nouveau Front Populaire. Mais ça a duré à peine 3 semaines avant que l’on ne sombre à nouveau dans une situation de division. 

Dans les années 1980 il y avait clairement, dans la sphère privée du moins, des patrons de gauche. Antoine Riboud, de Danone et Jérôme Seydoux, patron de Pathé cinéma, font partie des visiteurs du soir de Mitterrand. Mais ce monde-là est fini. Le capitalisme néolibéral a donné un très grand poids aux marchés financiers et les patrons ont été sommés de se comporter en perroquet et de répéter sans arrêt ce que les marchés financiers attendaient qu’ils disent. Le discours patronal s’est totalement homogénéisé, il n’y a pas de grands patrons qui, sur les questions économiques, voient les choses différemment. Le seul patron anti-fasciste que j’ai rencontré, c’est le président de Safran, Ross McInnes, qui est franco-australien et qui m’a dit que s’il avait à choisir entre ses convictions économiques et ses convictions démocratiques, il choisirait les secondes. Mais c’est bien le seul ! C’est quand même assez stupéfiant quand on sait que, par contraste, les plus grands patrons allemands l’an dernier ont pris position contre l’extrême droite allemande l’AfD, dans un texte intitulé « Debout pour nos valeurs ».

Il y a deux explications. La première est assez simple : le patronat allemand manquait de main d’œuvre dans les années 2010 et a soutenu la politique d’accueil d’Angela Merkel dans les années 2015-2017. A l’époque, il s’est heurté très violemment à l’AfD qui était anti-immigration. Je pense que cette hostilité a laissé des traces. Deuxième explication, qui est plutôt une hypothèse : est-ce que le patronat allemand, compte tenu de son passé de collaboration avec les nazis, ne regarde pas ce passé en face ?  Mais dans ce cas pourquoi le patronat français ne fait pas de même ? Il a quand même un passé très sulfureux vu son engagement dans Vichy… alors pourquoi ne garde-t-il pas ses distances vis-à-vis d’un parti qui est quand même l’héritage d’un parti fondé par un tortionnaire en Algérie et un SS ?

Photo : Vincent Bolloré lors d’une conférence à l’UNESCO en 2013. Crédit : CC.