En 2019, plusieurs dirigeants de France Télécom ont été condamnés pour harcèlement moral institutionnel. Le procès n’aurait jamais eu lieu sans action syndicale. À l’occasion de l’ouverture du procès en appel le 11 mai, retour, avec plusieurs protagonistes de l’époque, sur la mobilisation et la stratégie adoptées.
« On s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser faire sans réagir », se remémore simplement Patrick Ackermann, ancien délégué syndical central Sud PTT chez France Télécom. Des représentants du personnel de l’entreprise publique en pleine mutation avaient déjà interpellé la direction sur la souffrance au travail. Et sur les premiers suicides au début des années 2000. En vain.
En 2007, deux ans après son arrivée à la tête de l’entreprise, Didier Lombard lance le plan Next. L’objectif : supprimer en trois ans 22 000 postes, soit un travailleur sur cinq, sans licenciement. La solution retenue : un management aux forceps ordonné par la hiérarchie. « En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte », avait lâché Didier Lombard en octobre 2006 devant des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom. La souffrance au travail se répand et, au cours des années 2008 et 2009, 35 salariés se suicident.
Alors, en 2008, la mobilisation syndicale prend un autre tournant. Elle débouchera onze ans plus tard sur un procès. Les cas de 39 salariés (19 se sont suicidés, 12 ont tenté de le faire, et huit ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail) y seront examinés, l’entreprise et plusieurs de ses anciens dirigeants condamnés pour harcèlement moral institutionnel. Comment ce tour de force a-t-il pu avoir lieu ?
« En panne de stratégie »
Dans ce contexte si particulier de réorganisation, « les mouvements syndicaux commençaient à être en difficulté, avec le départ de militants et les collectifs de travail bouleversés », raconte Patrick Ackermann. Il poursuit : « Les syndicats étaient en panne de stratégie et en panne de grévistes, avec des taux de mobilisation descendus à 50 % en 2007 ». Une analyse contestée par Rachel Beauséjour, déléguée syndicale centrale adjointe CGT : « Nous appelions à des débrayages et les gens sortaient. Il y avait bien des rassemblements en bas des services ! », assure-t-elle.
Pour autant, les suicides s’accumulent. Et à l’époque, alors que France Télécom se mue en entreprise privée, devenant ultérieurement Orange, les nouvelles instances représentatives du personnel (IRP) ont du mal à fonctionner. En résumé, « le droit des fonctionnaires avait disparu et le droit privé avait du mal à se mettre en place », explique Patrick Ackermann. Ce que confirme Sébastien Crozier, à l’époque élu CFE-CGC du comité central : « d’une part, les instances étaient très jeunes et non maîtrisées et d’autre part elles n’avaient pas de majorité ». Certains syndicats, historiquement plus présents dans la fonction publique, découvraient à peine les rouages des CHSCT du secteur privé (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, supprimé depuis 2017 par les ordonnances dites Macron).
Divisions syndicales à France Télécom
En 2007, les syndicats Sud PTT et CFE-CGC, dont l’alliance peut surprendre, lancent ensemble l’observatoire du stress et des mobilités forcées. « La création de cet outil commun résulte de l’impossibilité que nous avions à nous coordonner dans les instances », justifie Sébastien Crozier. Il explique : « Il était la résultante de deux courants de gens qui faisaient le même diagnostic. Cela ne signifie pas que la façon dont on voulait résoudre les problèmes était identique. Mais il y avait bien une analyse partagée de la situation et des conséquences que l’organisation déployée avait ».
Aujourd’hui, Sud PTT et la CFE-CGC se disputent la paternité de l’observatoire. En tout cas, « cette alliance a bien fonctionné », commente Patrick Ackermann. Selon Sébastien Crozier, « c’était une richesse d’avoir des points de vue différents ». Sud PTT se fait écho des expériences concrètes des agents, notamment techniciens, et la CFE-CGC, comme elle représente l’encadrement, collecte des informations lors des réunions de managers notamment.
Mais tout n’est pas rose. « Il y avait des divisions syndicales, cela ne simplifiait pas les choses », raconte Patrick Ackermann. De fait, les autres organisations, pourtant invitées, ne souhaitent pas participer à l’observatoire du stress et des mobilités forcées. Pourquoi ? « La CFDT misait sur les CHSCT et la CGT sur la grève », raconte Patrick Ackermann. « FO et la CFDT étaient dans une forme de déni de la situation. La CGT avait des relations épouvantables avec Sud », croit résumer Sébastien Crozier. « Nous n’étions pas pour. Pour nous, le stress ne s’observe pas, mais se combat », justifie Rachel Beauséjour de la CGT, qui assure pour autant que « toutes les ficelles ont pu être tirées. Nous avons, nous, ressorti les cahiers revendicatifs, exigé des négociations et imposé des ordres du jour à la direction ».
L’Observatoire chez France Télécom
En tout cas, l’observatoire permet de comptabiliser les morts. Au total, 60 personnes se sont suicidées entre 2006 et 2009, dont 35 entre 2008 et 2009. Fort de cette vigie, les élus demandent une expertise CHSCT à chaque suicide. Mais « 30 % des demandes d’expertise ont été contestées par la direction au Tribunal de Grande Instance et déboutées, dont un cas de risque grave avec suicide », observera le cabinet Technologia, cabinet mandaté par les organisations syndicales et la direction en 2009. Lors du procès, des mails prouveront la politique délibérée de l’entreprise pour enrayer les demandes d’expertise. Si Patrick Ackermann parle d’entrave aux IRP, ce sujet n’a pas été retenu par la justice.
Face à l’hécatombe qui se poursuit, l’idée d’une plainte au pénal germe dans la tête des élus de Sud PTT. « Mais tous les avocats consultés nous l’ont déconseillé. Ils nous expliquaient que ce serait impossible de faire reconnaître la responsabilité patronale d’un mort vu le nombre de niveaux hiérarchiques au-dessus ». Puis ils rencontrent Sylvie Catala, inspectrice du travail, destinataire de plus en plus de saisines de différents syndicats. L’agent transmet un procès-verbal au procureur de la République dénonçant des faits de harcèlement moral, mise en danger de la vie d’autrui et entraves aux IRP. « Elle nous dit : ” Si vous voulez que mon PV ne soit pas classé sans suite, il faut qu’un syndicat porte plainte », rapporte Patrick Ackermann. Le syndicaliste aujourd’hui à la retraite synthétise : « Nous n’avons pas choisi le terrain juridique, nous y avons été contraints ” ».
D’ailleurs, cette stratégie ne fait pas l’unanimité au sein de son syndicat. « Un grand nombre disait : ” on se bat contre un patron, mais on ne porte pas plainte contre lui “. Certains étaient contre la juridicisation à cause du temps très long que cela impliquait. Mais on se disait qu’il fallait au moins faire cela pour mettre la pression sur l’entreprise et en mémoire des victimes ». Finalement, Sud PTT se lance dans cette bataille fin 2009, suivi par les autres syndicats ensuite. Le procès aura bien lieu. En 2019.
Temps long
Patrick Ackermann tente l’autocritique : « Rétrospectivement, je dirais que nous avons eu tort de ne pas envisager cet angle d’attaque plus tôt. Cela aurait peut-être économisé des vies. Mais ce n’était pas notre ADN. Peu de syndicats l’ont. En partie parce que le temps judiciaire est long et que les équipes syndicales ont le temps de changer ».
Et effectivement. Dix ans de procédures. De secret de l’instruction. De « syndicats spectateurs », d’après les mots de Patrick Ackermann. De plus, « la gestion de l’attente des parties civiles, qui trouvaient le temps long et venaient nous voir pour cela, était du temps et de l’énergie consommés non utilisables pour gérer les situations d’urgence », analyse Sébastien Crozier. Pourtant, « nous les avons quand même gérées », fait remarquer le syndicaliste de la CFE-CGC.
Mythe de Sisyphe
« La santé au travail est un sujet exigeant pour les militants. En matière d’emploi ou de salaire, les mobilisations sont sur un temps court. Les questions de conditions de travail demandent un engagement sur la durée et nécessitent d’être imaginatif », analyse Éric Beynel, qui donne l’exemple de l’observatoire du stress et des mobilités forcées chez France Télécom. Mais aussi la collaboration avec des collectifs de riverains dans le combat des salariés de Triskalia, exposés aux pesticides par leur employeur, une coopérative des Côtes-d’Armor.
Quelle leçon, celui qui animait la commission conditions de travail de Solidaires à l’époque de la crise, tire-t-il de la mobilisation chez France Télécom ? « Il y a toujours cette opposition entre les questions d’emploi et de salaires et les questions de santé au travail », observe-t-il. Il poursuit : « Faire émerger le sujet pour qu’il soit pris en compte au même niveau que les autres est difficile. Il suffit qu’il y ait une crise financière et des suppressions d’emplois pour que ces questions soient reléguées au second plan ». Par conséquent, pour un syndicaliste, « c’est un peu le mythe de Sisyphe. Il faut régulièrement remonter la pierre ». D’après lui, agir en intersyndicale est particulièrement difficile sur ce sujet ; certains syndicats acceptant les compromis salariaux proposés par les directions.
Aussi, sur ces sujets, les salariés sont moins reconnaissants de l’activité syndicale. La mobilisation autour des suicides chez France Télécom témoigne, selon lui, de l’importance de s’associer à d’autres acteurs pour traiter des questions de santé au travail (experts, sociologues, médecins du travail…). Solidaires a appris de son expérience avec l’affaire France Télécom, ou encore Renault et a depuis mis sur pied des outils pour ses équipes syndicales. Eric Beynel résume : « Le travail sur ces questions existait dans certaines organisations de Solidaires, mais était clairsemé. Ces affaires ont permis de donner une impulsion ».
Pauline Chambost
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