Près de 3 ans après les faits, les policiers qui ont cassé les dents d’Arthur Naciri, jeune barman lyonnais, vont enfin être jugés. Commissaire divisionnaire qui se tait, agents de la bac qui nient, l’audience qui se tient ce 22 septembre à Lyon braque les projecteurs sur un cas d’école d’omerta policière.
Premier avril 2022. Une fois encore, Arthur Naciri va sortir de la salle d’audience sans qu’aucun verdict ne soit prononcé. Mais ce jour-là, le procès est reporté pour des raisons particulièrement absurdes. Une autre affaire médiatique doit être jugée le même après-midi, dans la même salle. Le tribunal judiciaire lyonnais ne l’avait pas anticipé, mais il est évident que les magistrats n’auront jamais le temps de boucler les deux procès dans la même journée. Arthur Naciri et sa famille se sont donc déplacés pour rien, si ce n’est pour convenir d’une nouvelle date. « Début septembre 2022 ? », propose la juge. Non. Un des deux policiers secoue la tête, il n’est pas disponible ce jour-là, mais ne prend pas la peine de préciser pourquoi. Arthur Naciri contient sa colère.
Voilà 2 ans et demi qu’il attend que l’agent de la brigade anti criminalité (BAC) qui lui a cassé neuf dents, fracturé la mâchoire et dévié la cloison nasale, soit puni. 2 ans et demi qu’il paie ses frais dentaires en cumulant deux boulots, revoit les images de son agression dans les médias et prépare le procès. Et il faudrait attendre encore ? Une remarque narquoise s’échappe de sa bouche : « on va reporter parce qu’il doit partir en vacances ? ». Silence. La présidente prend en compte la demande du baqueux. Le procès est fixé au 22 septembre.
Un doigt sur la bouche
Les policiers et leurs proches ne s’éternisent pas devant la salle d’audience. Alors qu’ils quittent le tribunal, le jeune homme, amer, a tout juste le temps de les héler : « Et bonnes vacances hein ». La remarque parvient aux oreilles du père d’un des prévenus, un ancien de la brigade de répression et d’intervention (BRI) de Lyon, pas du genre à se laisser chambrer. Il fait demi-tour et vient défier Arthur Naciri du regard en pressant son doigt contre sa propre bouche, dans une évidente volonté de faire peur. Arthur ne baisse pas les yeux.
Outre l’intimidation physique, la scène est forte en symbole. Le symbole de policiers qui n’hésitent pas à faire une démonstration physique en plein tribunal et devant la caméra de France 3.
Le symbole d’un jeune homme dont on ne supporte plus les prises de parole dans les médias, face à l’IGPN, jusque dans les couloirs du tribunal. Et qu’on préférerait voir réduit au silence habituellement échu aux victimes. Ou encore, le symbole d’une police qui, elle non plus, ne parle pas. Et resserre les rangs face aux bavures les plus évidentes.
Arbitraire policier
L’agression d’Arthur Naciri a eu lieu à Lyon, le 10 décembre 2019. Nous sommes en plein mouvement social contre la réforme des retraites. La manifestation touche à sa fin sur la place Bellecour. Un cégétiste lance une blague en direction d’un groupe de baqueux. Encore une histoire de chambrage. Arthur Naciri, jeune barman de 22 ans, veut applaudir la remarque, qu’il trouve « enfantine et bien vue ». Mais il n’en a pas le temps. Déjà, un des policiers l’agrippe et le tire à lui, comme pour l’interpeller. Ses collègues lui prêtent main forte et rapidement Arthur se retrouve au milieu de plusieurs policiers, roué de coups de tonfas. L’un d’entre eux vient violemment percuter sa mâchoire. La scène dure 9 secondes, il perd 9 dents.
« Quand j’étais au sol et qu’ils se sont rendus compte que j’avais la bouche explosée, ils m’ont tous lâché et ils se sont dit “on a fait une connerie” . C’est comme ça que je l’ai compris. A mon avis il n’y a personne qui a voulu assumer », explique le jeune homme, dans une interview donnée au Média. Arthur n’est pas interpellé – pour quel motif le serait-il ? – mais laissé au sol, la bouche en sang.
Déboussolé, il erre quelques secondes dans la manifestation et tombe nez à nez avec le commissaire divisionnaire Picot. C’est le responsable du dispositif de maintien de l’ordre ce jour-là, révèle le site Flagrant Déni. « Qui vous a fait ça ? » , l’interroge le haut-gradé. Arthur peine à articuler : « Mais là, c’est eux », en pointant du doigt les policiers, qui lui tournent désormais le dos. Une manifestante appuie ses propos : « Il était en train de marcher et il s’est fait éclater. » Le commissaire Picot s’en va en silence.
Malgré les images, silence policier
L’affaire Arthur Naciri est sans doute une des violences policières les plus documentées de France. Et c’est aussi pour cela que le silence des policiers détonne. Au moins deux vidéos amateurs, plus celle d’un journaliste professionnel, ont pu capter la scène. Un photographe indépendant a mitraillé la mêlée de son objectif. Les caméras de la ville ont tout enregistré.
Pourtant, tant du côté des agents de la bac que du commissaire Picot, on tait la bavure. Un seul élément est consigné ce jour-là dans le procès-verbal de manifestation : « Un individu est blessé (dents cassées). Origine des blessures ignorée. » « Ils savaient que ces blessures venaient d’eux. Les prendre en charge c’était reconnaître leur responsabilité. Comment auraient- ils pu le traiter ? Comme auteur, comme victime ? Ils ne savaient pas », analyse Thomas Fourrey, l’avocat d’Arthur.
La loi du silence policiers se prolonge même jusqu’au commissariat, où Arthur se rend le soir de son agression. « Je sonne et une policière m’entrouvre la porte. Je lui dis que je veux porter plainte contre des policiers qui ont été violents envers moi. Elle me répond qu’elle ne prendra pas une plainte contre ses collègues car il y aurait “conflit d’intérêt”. Elle me dit que je devrais faire un signalement sur le site de l’IGPN », raconte le jeune homme.
C’est finalement une vidéo du média Konbini qui fait émerger l’histoire d’Arthur. Les dents détruites, il raconte pour la première fois face caméra son histoire et assure qu’il fera le maximum pour que ses agresseurs soient condamnés. « Là, aujourd’hui, j’ai neuf dents cassées et une mâchoire fracturée parce qu’un policier a décidé de m’attraper. C’est qui lui pour décider de mon sort ? », assène-t-il, déterminé. La vidéo fait des millions de vues et le procureur de la république de Lyon ouvre une enquête.
Le parquet ne renvoie que 2 policiers
Depuis, le procès a été reporté 4 fois, pour des raisons diverses : demande de report de l’avocat des policiers, car il a reçu le dossier trop tard, sollicitation d’une expertise de sa part, expertise qui n’est pas terminée au moment du procès et enfin, salle d’audience déjà occupée… « Au début, demander des reports a pu faire partie de la stratégie de la défense. Mais ensuite on a été face à des problèmes qui sont simplement dus au manque de moyens de la justice », souligne Thomas Fourrey.
Déconvenue supplémentaire pour Arthur : seuls deux policiers sont renvoyés devant le tribunal correctionnel. Le parquet de Lyon a choisi de ne poursuivre que ceux qui ont donné des coups de tonfas et non l’ensemble des agents qui ont participé à la mêlée. Pire, selon l’avocat, les deux agresseurs ont été intervertis. « Celui qui lui donne les coups sur les jambes est accusé d’avoir donné celui dans les dents et celui qui a donné le coup dans les dents n’est pas poursuivi pour cela », affirme Thomas Fourrey, qui tire ses conclusions de nombreuses heures passées à regarder les vidéos de l’agression d’Arthur, secondes par secondes. Des analyses partagées par Flagrant Déni.
Une brebis galeuse tapie dans l’ombre
Après des années à se taire, les policiers se mettront-ils enfin à parler ce 22 septembre ? À expliquer leur geste ? Rien n’est moins sûr. Les prévenus Jérémy M. et Sylvain P., ont choisi de s’entourer d’un avocat médiatique et d’adopter la stratégie du silence et de la dénégation. Laurent-Franck Liénard est notamment connu pour avoir défendu de nombreux policiers lorsqu’ils étaient mis en cause pour des violences. Il a également été l’avocat d’Alexandre Benalla.
Sa défense est la suivante : Oui, un policier a bien brisé les 9 dents d’Arthur. Mais ce n’est pas un des deux agents poursuivis. « Il y a un policier qui a tapé Monsieur Naciri et qui se tait. Il travaille peut-être tous les jours à côté de mes clients, c’est insupportable », clame-t-il lors de l’audience du 23 février 2021, finalement reportée. Osant presque se faire l’avocat d’Arthur Naciri, il renchérit : « Je ne souhaiterais qu’une chose, c’est qu’on identifie l’abruti qui a commis cet acte, qu’il soit jugé et qu’Arthur Naciri obtienne justice. » Jeremy M. et Sylvain P. seraient donc victimes d’une brebis galeuse tapie dans l’ombre.
Alors que depuis 3 ans, toute la chaîne hiérarchique policière se serre les coudes, Laurent-Franck Liénard réussit le tour de force de la présenter comme divisée. Pas sûr qu’une telle stratégie indique la volonté de rompre l’omerta qui a jusqu’alors fait office de loi d’airain policière dans cette affaire. De leur côté les 2 policiers mis en cause n’ont pas été suspendus par leur hiérarchie et ont pu évoluer dans leur carrière. Quant-au commissaire divisionnaire Picot, qui a recueilli le témoignage d’Arthur le jour de son agression, il a été promu au rang de commissaire général. Soit numéro 3 de la police lyonnaise.
Photo de une : capture d’écran FR3.
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