Ce 15 octobre, les salariés d’Ubisoft sont entrés en grève pour 3 jours. Une grève particulièrement suivie dans un secteur peu habitué à ce mode d’action. Si c’est la question du télétravail qui a mis le feu aux poudres, la mobilisation démontre une volonté plus large de ne plus laisser toutes les clefs de la boîte à ses seuls dirigeants.
“J’ai su que la grève serait importante quand mon chef est venu me voir au bureau pour me demander : “alors, on commence quand?””, raconte Marc Rutschlé, délégué syndical Solidaires Informatique chez Ubisoft au studio de Paris. Ce 15 octobre, et pour 3 jours, les près de 4000 salariés d’Ubisoft France sont appelés à la grève par le STJV (syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo). Localement, d’autres appels se superposent : celui de l’intersyndicale STJV, Solidaires informatique, CFE-CGC, pour le studio de Paris (environ 800 salariés), et celui de la CGT et du Printemps écologique pour le siège de Saint-Mandé (environ 1500 salariés).
La holding Ubisoft Entertainment étant constituée d’une douzaine d’entités en France, des piquets de grève ont été montés sur plusieurs sites. “Nous étions une soixantaine de salariés sur le piquet au studio Ubisoft de Montpellier, entre 10h et 14h30, et bien plus en grève, raconte Clément Montigny, délégué syndical STJV sur le site. L’ambiance était plutôt bonne, la DRH locale est même venue nous voir, ce qui est plutôt bon signe car la dernière fois, ils nous ignoraient.“
Record de grévistes
La dernière fois ? “C’était le 14 février 2024″, précise le syndicaliste. Ce jour-là, les syndicats de l’entreprise organisaient une grève pour peser sur les négociations annuelles obligatoires (NAO), exigeant des augmentations de salaire conséquentes face à l’inflation. La mobilisation était déjà particulièrement suivie puisque les syndicats avaient alors dénombré 700 grévistes sur les 4000 salariés d’Ubisoft France. “A Montpellier nous étions alors une trentaine sur le piquet et 120 à 130 grévistes sur 460 salariés au studio. Et c’était déjà beaucoup“, se rappelle Clément Montigny.
“En février, avec 700 salariés, on était déjà sur une mobilisation inédite pour le secteur. Ce 15 octobre, même si on doit encore affiner nos chiffres, on pense qu’on va avoir de 700 à 1000 grévistes. Cela en fait la plus grosse grève de l’histoire du jeu vidéo“, estime Marc Rutschlé, délégué syndical chez Solidaires informatique. On s’attend à une première journée très suivie. Ce sera sans doute moins le cas les deux jours suivants. Pour nous, l’impact de la grève est avant tout surtout médiatique. Cela fait 10 jours qu’on passe notre temps à répondre. Pour une industrie culturelle qui cherche à garder une belle image, c’est terrible. Si on a annoncé 3 jours de grève, c’est surtout en référence aux 3 jours de présentiels obligatoires.
Le télétravail met le feu aux poudres
Le télétravail, c’est le principal motif de colère chez les salariés d’Ubisoft et le grand déclencheur de cette grève du 15 octobre. Le 17 septembre, les 19 000 salariés d’Ubisoft dans le monde ont reçu un mail les informant du retour à 3 jours de travail en présentiel obligatoire. En France, les syndicats d’Ubisoft estiment que cette obligation pourrait s’appliquer dès le mois de mars 2025. “Actuellement le télétravail se fait à la demande des salariés. Cela peut aller d’un jour par semaine à 100% de télétravail. Le problème, c’est que certains salariés ont été recrutés sur la base de cet accord de télétravail. C’était un prérequis pour eux. D’autres en ont profité pour aller s’installer plus loin de leur lieu de travail, accéder à des logements plus grands… Ils ne peuvent plus revenir en arrière“, justifie Marc Rutschlé.
Inquiétés par cette annonce, les syndicats ont lancé un sondage au studio Ubisoft de Paris. “On a eu entre 400 et 500 réponses, sur 800 salariés. Parmi elles, 60% indiquaient que les salariés étaient prêts à quitter l’entreprise si on revenait à 3 jours de présence obligatoire. Je veux bien croire que ces personnes étaient surreprésentées parmi les répondants, mais cela fait tout de même 200 à 300 personnes qui se disent prêtes à quitter l’entreprise. C’est colossal. On a été jusqu’à se demander si Ubisoft ne souhaitait pas faire partir ses salariés. On nous répond que non…si c’était le cas ce serait bien le pire moyen de le faire. On a l’impression que la direction ne se rend même pas compte que cette décision met l’entreprise en danger”, estime Pierre-Etienne Marx, directeur technique narration chez Ubisoft et membre du STJV.
Développer l’organisation collective
Présenté comme dynamique, jeune et cool, le secteur du jeu vidéo a longtemps bénéficié de l’image des start-ups de la tech, nées en plein boom néolibéral des années 80. Vu comme un métier passion, la culture d’entreprise y encourage le sacrifice et l’esprit de famille. Or, depuis le début des années 2010, des scandales à répétition ont écorné l’image du secteur : harcèlement moral et sexuel, heures supplémentaires à répétition, burn-out et, en 2017, est né le STJV, premier syndicat consacré exclusivement au secteur du jeu vidéo. En 2023, il disposait de 15 sections syndicales dans des studios parmi les plus importants de France, comme Ubisoft, Ankama, Don’t Nod ou Quantic Dream et publiait une enquête sur les conditions de travail dans le secteur. Elle tranchait radicalement avec l’image que souhaitait en donner le patronat du secteur.
“Cette grève de 3 jours s’inscrit dans une bataille de fond pour faire comprendre aux patrons qu’ils ne peuvent pas agir comme si l’on n’existait pas. Mais aussi pour que les salariés intègrent que l’action collective a un intérêt et une efficacité, explique Pierre-Etienne Marx. On part de loin. Il faut quand même rappeler que notre PDG, Yves Guillemot, avait pour habitude de dire que le jour où il y aurait des syndicats à Ubisoft, il s’en irait ! Bon… il ne l’a pas fait.” Profitant de cette mobilisation record, les syndicats entendent peser sur les négociations salariales qui devraient s’ouvrir fin octobre, ainsi que sur l’accord d’intéressement à venir.
En attendant, l’entreprise freine des 4 fers l’organisation des salariés. Malgré sa douzaine d’entités en France, Ubisoft n’a d’ailleurs pas d’Unité économique et sociale (UES) reconnue. Une stratégie de morcellement courante, qui nuit à l’organisation des salariés (voir notre article). “Tous ces choix de fonctionnement sont totalement conscients de la part de la direction“, conclut Pierre-Etienne Marx.
De son côté, l’entreprise a publié un communiqué en amont de la grève pour indiquer que les “chefs d’équipe locaux déterminer[aient] quand des exceptions sont justifiées”, concernant le télétravail. Et botte en touche, certifiant qu’ “Ubisoft a toujours attribué une grande importance au dialogue social avec les représentants du personnel”.
Photo : piquet de grève Ubisoft à Montpellier. Crédit : STJV.
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