OQTF : « Il faut que je tienne », le quotidien sous pression des personnes étrangères en rupture de droits

Le 23 janvier, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a restreint les conditions d’admission exceptionnelle au séjour, après avoir multiplié les déclarations autour des OQTF et de sa future loi immigration. Les conséquences de ces orientations politiques sont très concrètes dans le quotidien des personnes étrangères ainsi que pour celles et ceux qui les aident. Reportage au sein de la plus grande permanence de la Cimade, association d‘aide juridique, à Paris.

D’ordinaire, Édith, médiatrice santé, accompagne des personnes étrangères en situation administrative précaire. Des personnes sans papiers. D’autres en rupture de leur droit au séjour. Certaines sous OQTF (obligation de quitter le territoire français). Ce matin-là devait être un matin ordinaire, dans son association versaillaise. Mais lorsqu’elle ouvre son ordinateur pour expliquer une démarche à une personne reçue à la permanence, c’est le choc : Édith découvre en ligne une OQTF qui lui est adressée… À elle.

La quadragénaire n’attend pas pour réagir. Quelques heures plus tard, la voilà dans un étroit bureau à l’étage de la permanence d’une autre association : la Cimade, spécialisée dans l’aide juridique aux personnes étrangères. Marie-Françoise, bénévole, épluche le dossier d’Édith. « Ça va aller, on va demander l’aide juridictionnelle, vous êtes dans les temps pour former un recours », déroule-t-elle d’une voix claire. Lorsqu’une personne reçoit une OQTF, le délai pour un recours n’est que de 30 jours. Certaines OQTF sans délai doivent être contestées, elles, dans les 48 heures.

Droite sur sa chaise, Édith lâche : « C’est dur d’être sans-papiers… Après deux ans ici… » Par moments, des larmes lui montent aux yeux, qu’elle ravale au plus vite. « Il faut que je tienne », souffle-t-elle en serrant les poings. Elle sort de son sac à main un petit bloc-notes, y retranscrit chaque consigne donnée par Marie-Françoise, remplit soigneusement les documents qu’on lui tend. Édith est loin d’être perdue : depuis sa formation de médiatrice en santé, elle a accompagné une multitude de gens dans les dédales administratifs. Sauf qu’aujourd’hui, c’est elle qui est à leur place.

Édith est née et a vécu toute sa vie au Cameroun avant d’arriver en France en 2023, pour y déposer une demande de titre de séjour pour soins. Elle souffre d’une maladie grave. Mais en novembre 2024, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), lui refuse cette carte de séjour d’un an, au motif qu’Édith pourrait « bénéficier effectivement d’un traitement approprié » dans son pays d’origine. En toute logique, l’OQTF a suivi. Édith s’offusque : « Il y avait régulièrement des ruptures de stock. Là-bas, je ne pouvais pas avoir accès à mon traitement en continu », explique-t-elle.

En face, Marie-Françoise acquiesce, tout en envoyant un texto à un avocat en droit des étrangers pour lui proposer le dossier d’Édith. « J’ai vu des gens très, très malades. Quand on entend dans le débat public l’idée que ces personnes viendraient pour des soins de confort, pour de la chirurgie esthétique, c’est odieux. Odieux », confie-t-elle une fois Édith partie, en attendant la personne suivante.

Ancienne éducatrice spécialisée aujourd’hui à la retraite, Marie-Françoise a travaillé auprès de tribunaux pour enfants et comme responsable de foyers de l’Aide sociale à l’enfance. Elle a rejoint la Cimade il y a 15 ans. « Ça canalise mon militantisme, dit-elle en souriant. C’est utile directement. Et puis, on gagne parfois. » Les tribunaux administratifs déclarent illégales 20 % des OQTF qui leur sont présentées.

Au rez-de-chaussée de la permanence, la salle principale s’est remplie en quelques minutes. Une trentaine de personnes s’y trouvent. Les premières arrivées se sont réparties entre les bénévoles, assis aux quatre coins de la pièce. Leurs conversations s’empilent, formant un brouhaha continu. Parmi ces bénévoles, il y a Guy.

Cet ancien commercial a mis les pieds à la permanence pour la première fois il y a deux ans : « Je venais de sympathiser avec un Indien, peintre en bâtiment, dans un bar. Je me suis rendu compte qu’il n’avait pas de papiers, alors je suis venu trouver conseil ici. Je n’en suis jamais reparti, rapporte-t-il. Depuis juillet 2024, on constate une recrudescence des OQTF » déplore-t-il, tandis qu’une file de personnes patientent en silence sur des chaises multicolores.

Le nombre d’OQTF a doublé en dix ans, avec une augmentation constante depuis le Covid (137 730 OQTF en 2023, 134 280 en 2022, 124 111 en 2021). « On priorise ceux qui présentent des menaces de troubles à l’ordre public », a soutenu le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau dans l’émission Complément d’Enquête du 24 janvier, qui rappelle pourtant que seules 1,4 % des personnes sous OQTF ont déjà été condamnées.

Quoi qu’il en soit, les recours engorgent le système judiciaire : les OQTF représentent près de 40 % du contentieux des tribunaux administratifs. Tandis que le taux d’exécution, lui, a été réduit de moitié en dix ans (de 17% à 8,5 %).

Dans le petit bureau de Marie-Françoise entre David*, un jeune homme sénégalais de 33 ans, sous OQTF après une demande d’asile refusée. Contrairement à Édith, David arrive trop tard : le délai de recours d’un mois est dépassé. Marie-France l’explique à son cousin venu l’accompagner pour tout lui traduire. Pour éviter l’expulsion, il lui faudra attendre trois longues années dans l’illégalité, à raser les murs, à éviter les contrôles de police. La loi du 26 janvier 2024 a en effet porté à trois ans la durée pendant laquelle une OQTF est valable donc susceptible d’entraîner l’expulsion, contre un an auparavant.

« Il va continuer de travailler au noir pendant ces trois ans, avant de faire une nouvelle demande de régularisation », soupire le proche de David. La régularisation par le travail lui sera alors envisageable s’il a travaillé pendant douze mois dans un secteur figurant sur la liste des métiers en tension et qu’il prouve trois ans de présence en France.

Une régularisation est aussi possible aussi via l’admission exceptionnelle au séjour pour motifs professionnels ou humanitaires, à la discrétion des préfets. Les conditions de ces admissions exceptionnelles étaient jusqu’ici définies par la circulaire Valls de 2012, qui exigeait trois à cinq ans de présence sur le territoire avec un certain nombre de fiches de paie. Or, dans une circulaire du 23 janvier 2025, Bruno Retailleau a relevé le seuil à sept ans de présence sur le sol français. La circulaire Retailleau exige aussi plus généralement qu’il y ait le moins d’utilisation possible de ce type d’admission exceptionnelle.

Au rez-de-chaussée, c’est une femme présente depuis treize ans sur le territoire français sans avoir pu être régularisée qui vient s’asseoir à la table de Guy. Ludmila* est ukrainienne. Emmitouflée dans son manteau, elle étale sur la table le dossier qu’elle tente de constituer pour prouver dix ans de présence en France et ainsi obtenir le titre de séjour auquel elle a droit. Scolarisation de ses enfants, pass Navigo prouvant l’usage de transports en commun, impôts, quittances de loyer… « L’idée, dans un dossier comme ça, c’est de montrer que votre vie, elle est ici », lui résume Guy. 

Pendant toutes ces années, Ludmila a travaillé au noir en France pour subvenir à ses besoins et ceux de ses enfants. « C’est bien ce qui est aberrant : pour travailler en France, il faut un titre de séjour ; mais pour avoir un titre de séjour, il faut prouver que l’on a travaillé », raille Guy. En fin de rendez-vous, Ludmila range chaque précieux document, un par un, dans des pochettes plastiques. Le tout tient dans un sac en toile rempli à ras bord. Une fois que Ludmila aura déposé son dossier, il faudra prendre son mal en patience. Elle habite dans le Val-d’Oise : « Vous n’aurez un rendez-vous que dans un an », précise Guy.

Soudain, derrière eux, un homme se lève avec fracas : « Cette association, je vous connais, ce sont de mauvais renseignements ! » peste-t-il. Les regards de ceux qui patientent sur les chaises se tournent vers lui. Les discussions s’interrompent une poignée de secondes. L’homme claque la porte, et tout reprend comme si de rien n’était.

« On sent une pression très forte depuis quelques mois. Avant, on n’avait pas de problèmes. Mais dernièrement, les gens sont fatigués. Et je les comprends, soupire Guy. Quand ils écoutent la télé, ils se disent : on aura jamais un titre. Dans le même temps, les préfets font ce qu’ils veulent. Donc quand Retailleau leur dit « vous serez jugés sur du chiffre », eh bien, ça donne du n’importe quoi. On voit des parents d’enfants français qui reçoivent des OQTF ! »

Dehors, d’un seul coup, il se met à pleuvoir des cordes. Deux bénévoles ouvrent grand la porte à ceux qui patientent à l’extérieur pour leur permettre de s’abriter un peu. « Cela ne garantit pas que vous allez pouvoir avoir votre rendez-vous, on ferme à 18 heures », précisent-elles. Tout le monde n’aura pas sa consultation aujourd’hui. Si la salle est comble, ce jeudi reste d’une affluence modérée. Il arrive que plus de 150 personnes patientent dehors, témoigne l’équipe.

Guy, lui, termine sa journée difficilement. Recroquevillée sur sa chaise, une femme mauritanienne vient lui demander conseil pour un regroupement familial. Elle a deux filles, dont l’une qu’elle a réussi à protéger de l’excision contre l’avis de son mari.

Elle voudrait faire venir ses autres enfants, restés avec les grands-parents au pays. « Votre mari, est-il gentil avec vous ? » s’enquiert Guy. « Non », souffle la femme. « Il vous frappe ? » « Oui ». Guy conserve sa voix douce. Il l’écoute encore un peu, avant d’orienter la femme vers un service de la Cimade spécialisé dans les violences faites aux femmes, en Seine-Saint-Denis.

« Elle respirait le mal-être », s’attriste Guy, qui prête attention au moindre signe envoyé par la personne assise en face de lui, notamment depuis une formation interne à la Cimade sur les violences faites aux femmes. Pendant quelques instants, le bénévole peine à répondre aux sollicitations de ses collègues, qui ne cessent de s’entraider à la volée sur leurs situations respectives. « Tu te fais cueillir comme ça, une fois par permanence, glisse-t-il. Après tu rentres chez toi et puis la nuit, quand tu t’endors, c’est difficile de ne pas repenser à elle. »

Photos : Valentina Camu. Article réalisé en collaboration avec Basta!