Vingt ans après la loi de 2005, qui consacre le principe de l’inclusion des enfants en situation de handicap dans le milieu scolaire dit ordinaire, des enseignant.es tirent la sonnette d’alarme. Si le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés a augmenté, les moyens donnés à leur accompagnement ne suivent pas. Enseignants, AESH, enfants et parents en souffrent. À Brétigny-sur-Orge dans l’Essonne, un collectif tente de mobiliser face à l’urgence. Témoignages.
Ce mardi 11 février marquait les vingt ans de la loi de 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Celle-ci consacre entre autres le droit à tout enfant d’être scolarisé en milieu dit ordinaire. Depuis 2004, le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés à l’école ordinaire a triplé, jusqu’à dépasser le seuil des 400 000 aujourd’hui. Mais sur le terrain, « l’inclusion, c’est un fiasco », alerte Marion, enseignante à Brétigny-sur-Orge (Essonne) et syndiquée à Sud Éducation.
Dans sa ville, un collectif d’enseignantes syndiquées et non syndiquées fait du bruit depuis novembre. Baptisé « Enseigner sans en saigner », ce collectif a poussé toutes les portes : celle de la DSDEN (Direction de services départementaux de l’Éducation nationale), de l’inspection académique, de la Défenseure des droits. Avec un message : « les enseignants sont à bout. Nous essayons de faire reconnaître cette souffrance. La situation est très grave », martèle Marion.
Des manifestations, déploiements de banderoles à l’entrée des établissements scolaires et occupations de cours d’école, avec le soutien de parents, ont émaillé la ville ces derniers mois. Tout est parti d’un courrier de détresse d’une enseignante de l’école Gabriel Chevrier, publiée sur les réseaux sociaux à la rentrée 2024. La lettre a circulé, délié les langues. Une réunion s’est organisée entre collègues syndiquées et non syndiquées (en majorité des femmes).
« Ça s’est transformé en véritable AG », se souvient Marion. « On s’est rendus compte à quel point le phénomène se posait partout. Là où chacune se sentait isolée, nous avons compris que nous souffrions toutes dans nos écoles, dans nos classes. »
Quand l’inclusion se transforme en exclusion de la classe
Enfants dont les heures d’accompagnement prévues par la MDPH (maison départementale pour les personnes handicapées) ne sont pas pourvues. Enfants bloqués dans le milieu ordinaire car placés depuis des mois sur liste d’attente des établissements médicaux-sociaux. Enfants victimes de violences (physiques, psychologiques, sexuelles) non pris en charge ; enfants placés ; enfants en grande difficulté sociale… Les enseignantes de la ville décrivent divers profils d’élèves à besoins éducatifs particuliers qui « tendent à se complexifier ». Et surtout, une « généralisation de situations ingérables ».
« Aucune école n’est à l’abri. Le nombre de fiches RSST (registre de santé et de sécurité au travail, un outil de signalement des situations à risque pour les fonctionnaires, ndlr) explose », insiste Marion.
Au fil des semaines, le collectif a rassemblé des déclarations écrites de collègues en souffrance. « Le message de notre collègue de l’école Gabriel Chevrier m’a remuée. Cela a remonté mon mal-être refoulé », raconte par exemple Cécile*. Cette enseignante témoigne de ses difficultés rencontrées avec un enfant accueilli dans sa classe. « Il est en souffrance et moi, je participe à sa maltraitance. Comment pouvons-nous laisser cela se faire ? »
Au fil des témoignages, un sentiment d’impuissance se fait entendre. « Je n’ai pas été formée pour gérer ce genre de troubles », confie une autre enseignante au sujet d’un enfant pourtant accompagné sur 20 heures à temps plein par une AESH – ce qui est loin d’être le cas partout. « J’ai pourtant essayé de mettre en place tout ce que l’on m’a conseillé, sans succès : pictogrammes, time Timer, activités courtes niveau petite section, fidgets à manipuler, etc ».
L’enfant en question se retrouve isolé spatialement des autres dans la classe, avec un casque anti-bruit. Malgré cela, il est souvent sorti dehors parce qu’il « dérange trop le groupe. Une inclusion qui a mon sens est plutôt une exclusion », regrette l’enseignante.
« Combien d’entre nous vont tomber ? »
Ce sentiment d’impuissance produit du mal-être au travail. « La maltraitance, je la prends en pleine face mais je tiens bon. Je craque chez moi mais jamais à l’école ou devant mes collègues », confie Cécile.
Une autre personne dont le collectif a recueilli la déclaration témoigne d’« un état de fatigue morale et physique, épuisement, épisodes de tristesse, stress au travail ». Mais aussi d’« un cerveau surmené, qui cherche en permanence des solutions d’où des insomnies, des doutes quant à la capacité de continuer d’enseigner, du découragement… »
Une autre encore mentionne, dans la même année scolaire au sein de son établissement, un arrêt de travail de plusieurs mois d’une collègue, puis d’une enseignante de l’ULIS, puis d’une AESH. Et de s’interroger : « Combien d’entre nous vont tomber ? Combien faut-il d’enseignant.es arrêté.es pour que des solutions concrètes soient mises en place ? »
Grève commune entre enseignantes et éducateurs le 13 mars
Réuni lundi 10 février au soir, le collectif d’enseignantes a voté sa participation à une grève des éducateurs de l’Essonne prévue le 13 mars. Dans un contexte national de budget austéritaire, le manque de moyens du médico-social promet de s’aggraver. Or, à Brétigny-sur-Orge, « entre deux et quatre éducateurs se partagent à eux seuls deux collèges, un lycée, et quinze écoles », déplore Marion.
L’enjeu est de lutter ensemble : le nombre d’enfants inscrits sur liste d’attente des IME (instituts médico-éducatifs) ou ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) s’allonge. Ce qui bloque logiquement ces derniers dans le milieu dit ordinaire. En Essonne, pas moins de 1 000 élèves sont actuellement sur listes d’attente pour des IME.
Ces ponts entre deux luttes sont rares : le défi de l’inclusion confronte en effet des milieux avec leurs revendications propres. D’abord, rappelons que de longue date, la lutte anti-validiste soutient la désinstitutionnalisation. C’est-à-dire la fin des structures spécialisées réservées aux personnes en situation de handicap, enfants comme adultes, considérés comme des lieux de ségrégation. Y compris les IME et les ITEP. Depuis 2017, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU prône la nécessité de fermer les institutions réservées aux personnes en situation de handicap, notamment les « classes spécialisées au sein de l’école ordinaire ».
De l’autre côté, il y a les travailleurs sociaux. Ceux-ci font face, jour après jour, à des problématiques de manque de moyens pour répondre comme il se doit aux besoins des publics accompagnés, notamment au sein de ces IME et ITEP ou pour effectuer des aller-retours entre milieu dit ordinaire et milieu dit spécialisé.
Le collectif d’enseignantes de Brétigny-sur-Orge, lui, rappelle sa position : « ce sont les conditions de l’inclusion que nous dénonçons ; pas le principe en lui-même. » Les accompagnant.es d’élèves en situation de handicap (AESH), en première ligne de l’inclusion à l’école, bataillent encore pour leur sortie de la précarité et pour des effectifs suffisants. Rien que pour les écoles primaires de Brétigny-sur-Orge, le collectif dénombre 294 heures d’accompagnement manquantes pour les enfants ayant une notification MDPH. Soit l’équivalent de 13 AESH manquantes. Dans un seul des collèges de la ville, il manque une centaine d’heures.
Recruter, former : des solutions existent
« Faire du métier d’AESH un véritable emploi », avec une meilleure rémunération et formation, est donc l’une des revendications principales du collectif d’enseignantes. Le collectif demande aussi l’augmentation du nombre de RASED (réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) ou encore la présence dans chaque établissement d’un enseignant spécialisé, hors dispositif ULIS.
« Avoir des IME dans les écoles, avec des éducateurs, des infirmières scolaires, une ortophoniste, ce serait la solution. En adaptant le bâti scolaire, avec des pièces pensées pour cette inclusion. On sait déjà ce qu’il faut, les syndicats le répètent : on les a les solutions ! Mais si l’on ne met pas d’argent… », soupire Marion.
Enfin, le collectif demande la mise en place d’une formation obligatoire, pour les enseignants comme pour les AESH, sur la prise en charge des enfants à besoins éducatifs particuliers. Et pour les parents, la création d’un pôle d’accompagnement afin de « les aider dans leurs démarches en faisant intervenir des professionnels ».
« Je suis pour l’inclusion. Mais contre l’inclusion à tout prix »
Des chercheur.ses proposent aussi, depuis des années, des pistes d’amélioration. Par exemple, Marie Toullec, professeure des universités en sciences de l’éducation et de la formation, invite dans les colonnes de Basta! à sortir du schéma de la compensation individuelle du handicap et du binôme AESH-élève. Celle-ci suggère la présence un assistant d’éducation dans chaque classe : « bien sûr que cet assistant dédierait une partie de son temps à l’aide de certains élèves, mais tout passerait plutôt par une réponse collective ».
« Nous devrions parler de pédagogie, de projets, de sortie ! C’est pour ça que j’ai fait ce métier, c’est ça qui m’anime ! », souhaite une enseignante de Brétigny-sur-Orge. « Je rêve de pouvoir enseigner à tous les enfants de la même façon, mais chacun à son rythme », conclut une autre, forte d’une longue expérience auprès d’élèves autistes, dyslexiques, TDAH ou encore allophones. « Je suis pour l’inclusion. Mais contre l’inclusion à tout prix ».
Crédit photo : Collectif Enseigner sans en saigner (Brétigny-sur-Orge, 91).
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.