Ce 13 novembre 2025, les députés européens ont détricoté plusieurs directives européennes qui imposaient des contraintes sociales et environnementales aux grandes entreprises. Parmi elles : le devoir de vigilance. Ce recul social majeur a été rendu possible par une alliance de la droite et de l’extrême droite, poussée par les multinationales.
C’est un vote qui acte une régression sociale et environnementale historique. Ce 13 novembre 2025, les euro-députés ont adopté le paquet législatif Omnibus I par 382 votes pour et 249 contre. Il démantèle des pans entiers de la législation qui aurait dû permettre de faire condamner les grandes entreprises pour des atteintes sociales ou environnementales.
Parmi les directives vidées de leur substance : le devoir de vigilance (CS3D) ou encore le « reporting RSE » (CSRD), qui consiste à divulguer publiquement les performances environnementales et sociales d’une entreprise. Les eurodéputés ont également acté la suppression de l’obligation pour les entreprises de mettre en œuvre des plans de transition climatique d’ici à 2050. Le texte va désormais faire l’objet de négociations ouvertes en trilogue entre la Commission européenne, le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen.
« Ces textes n’étaient pas des plus contraignants, mais c’était un début. Et de fait, ils posaient un certain nombre de principes qui étaient inacceptables pour les multinationales. C’est pourquoi elles ont mené une grande offensive pour les faire capoter », dénonce Mohamed Lounas, conseiller International Europe de la CGT.
Le devoir de vigilance neutralisé
La directive européenne sur le devoir de vigilance rendait les entreprises donneuses d’ordre de plus de 1000 salariés responsables des manquements et abus de leurs sous-traitants. Elle avait été adoptée le 24 avril 2024, 10 ans après l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a causé la mort d’au moins 1127 salariés travaillant pour des sous-traitants de la fast fashion qui produisaient pour Mango ou encore Primark.
Or, par son vote du 13 novembre, le parlement européen souhaite que la directive ne concerne plus que les entreprises de 5000 employés et plus d’1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel. Les eurodéputés ont également supprimé le régime de responsabilité civile européenne. Il devait permettre aux victimes d’attaquer les entreprises en justice en cas d’atteinte aux droits humains ou à leur environnement. Désormais, le choix d’appliquer ou non ce cadre dépendra de la seule volonté des États européens. « Il faut se rendre compte : les multinationales sont déjà très peu contraintes par le droit, elles ont des marges de manœuvre colossales. En perdant la responsabilité civile on perd un de nos rares moyen d’action », commente Mohammed Lounas.
À noter que cette directive se superpose à la loi de vigilance française. Son champ d’application est plus étendu et, si 263 sociétés peuvent être concernées par la loi française, leur nombre se porte à 466 grâce à la directive européenne. La Poste a d’ailleurs été récemment condamnée à ce titre pour l’exploitation de travailleurs sans-papiers par ses entreprises sous-traitantes.
Une union des droites inédite
Ce vote a été rendu possible par une alliance inédite à l’échelle européenne entre la droite (PPE) et l’extrême droite (PfE et CRE). Elle diffère des majorités qui se dégagent habituellement au parlement européen, plutôt constituées de votes de la droite et du centre. C’est une « grande victoire », selon le groupe Patriotes présidé par Jordan Bardella, qui a ajouté : « une autre majorité est possible ». Pour Mohamed Lounas, les multinationales ont été le grand moteur de cette alliance.
« Le lobbyisme mis en place contre ces directives a été fou. Les USA ou encore le Qatar sont aussi intervenus », raconte-t-il. La directive Omnibus bénéficiait aussi du soutien de Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, et de Roland Busch, président de Siemens AG. Le 6 octobre, ces deux patrons, au nom de 46 grandes entreprises, avaient appelé le président français Emmanuel Macron à soutenir cette directive qui, selon eux, permettrait de « réduire la régulation excessive » et « la bureaucratie ».
« Sur ce sujet, la collusion entre le patronat et l’extrême droite a été évidente », ajoute Mohamed Lounas. De fait, l’agenda de Pascale Piera, députée européenne RN et rapportrice fictive en charge des négociations sur les directives sur le reporting et le devoir de vigilance (CSRD et CS3D) pour le groupe des Patriotes, parle de lui-même, comme le note l’Observatoire des multinationales. Dans le cadre de cette mission, cette ancienne magistrate ne renseigne que quatre rendez-vous avec des représentants d’intérêts privés dont 3 lobbys des énergies fossiles et un lié aux centres commerciaux. Embarqué dans le virage pro-business de la Commission européenne, le PPE (droite majoritaire européenne) ne s’est finalement pas fait prier pour voter de concert avec l’extrême droite.
Virage pro-business de l’UE
Cette union inédite pourrait-elle se reproduire ? Pour la CGT, l’option est évidemment à craindre. Car l’offensive dérégulatrice s’inscrit dans le programme d’Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, présenté au dernier forum de Davos. Ce programme se situe lui-même dans la lignée du rapport Draghi, publié en juin 2024. Il pointe un ralentissement de la croissance et une supposée perte de compétitivité du vieux continent.
« Pour Ursula Von der Leyen, nous sommes entrés dans une nouvelle ère de concurrence où les principales puissances économiques mondiales se battent pour les matières premières, les nouvelles technologies, les routes commerciales mondiales », résumait Boris Plazzi, secrétaire confédéral CGT en charge des questions internationales, interrogé en février 2025. Le cégétiste rappelle qu’une feuille de route intitulée « boussole de la compétitivité », a été publiée le 29 janvier.
Elle doit guider le travail de l’UE pour les 5 années à venir. Son objectif, dans le jargon de la Commission : « augmenter la compétitivité grâce à l’innovation », « surmonter les pénuries de main d’œuvre », « réduire les formalités administratives ». Pour y parvenir, la CGT estime que la stratégie de la Commission reposera sur plusieurs fondements « extrêmement problématiques ».
D’abord une simplification administrative radicale, dont les directives omnibus font partie. Mais aussi la volonté de drainer l’épargne européenne pour augmenter les possibilités d’investissement de l’UE et combler l’écart avec les Etats-Unis. « Les nouveaux produits d’épargne concerneraient avant tout les retraites, c’est un pas de plus vers un financement par capitalisation », indiquait Boris Plazzi. Enfin, la commission envisage même la création d’un « 28e régime [droit des sociétés, fiscalité, social…] » en plus des régimes nationaux. « Une entreprise, par exemple française, pourrait décider de s’y rattacher ce qui permettrait de court-circuiter les règles en vigueur dans chacun des Etats membres. C’est une attaque très grave ! », alarme le secrétaire confédéral, qui considère que les syndicats doivent mettre en place une riposte d’ampleur en Europe.
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