Depuis quatre ans, les forçats du stockage et de la manutention de l’entrepôt Geodis de Gennevilliers sont en lutte contre un secteur logistique qui génèrent conditions de travail dégradés et emplois précaires. Ces conflits documentés par le travail du collectif « Plateforme d’Enquêtes Militantes » éclairent un secteur d’activité en pleine expansion et les contours d’un monde ouvrier lui aussi en mutation.
« Une grève pour pas qu’on crève. » Le slogan écrit à la bombe de peinture sur une banderole en 2015 résume l’absolue nécessité de leur mobilisation. Cette année-là, les salariés de Geodis à Gennevilliers mènent une grève d’un mois pour exiger l’amélioration de leurs conditions de travail et la titularisation des intérimaires. Aux piquets de grève et rassemblements s’ajoutent des phases de blocage des poids-lourds à des moments clefs, puis des grèves de la faim lorsque le conflit se durci. Dans cet entrepôt Geodis situé au cœur du Port Autonome de Paris, 130 ouvriers travaillent dans un bâtiment vétuste, sans cesse encombré par des piles de colis en tous genre, allant de la lettre postale aux animaux vivants, en passant par les pare-chocs de voiture ou les livraisons Amazon.
Parmi eux, plus de 70 sont intérimaires, embauchés sur des contrats courts, souvent renouvelés années après années. Les espaces de travail sont saturés, les cadences très élevées et le niveau d’accidentologie énorme. Depuis quelques années, les taux de fréquence des accidents du travail et des maladies professionnels dans le secteur logistique sont en train de dépasser ceux du BTP, habituellement champion dans ce domaine. C’est pourtant dans ce contexte difficile pour les luttes syndicales, dans un secteur qui s’est structuré récemment, qu’une section CGT mène un combat permanent. Ces militants ouvriers mobilisent aussi bien les recours juridiques et la grève que des formes d’actions plus directes. Le blocage notamment, est une pratique parfaitement maîtrisée par ces professionnels du flux.
Des profits et des ouvriers, cachés derrière des quais
Alors qu’on nous répète depuis le début des années 1980 que le monde ouvrier est en voie de disparition, que la France se désindustrialise, la logistique draine toujours plus de manutentionnaires. Ils sont aujourd’hui plus de 700 000 – sur un total de 900 000 emplois dans le secteur selon l’INSEE – à manipuler des colis, palettes et autres cagettes, dans des entrepôts de plus en plus grands, en bordure des grands axes autoroutiers. Un mécanisme assez simple permet de comprendre le basculement qui s’est opéré : en délocalisant leurs productions, les économies occidentales suscitent des besoins colossaux en termes d’infrastructure logistique, pour faire transiter à moindre coût les biens jusqu’aux lieux de vente. De cette économie de la circulation résulte un nouveau type d’usines, des « usines à colis », dans lesquelles on ne produit pas des biens, mais du flux.
Une partie importante de ce secteur a pris naissance sur les ruines – ou sur le découpage – des grands groupes publics européens du transport et du courrier. Des multinationales comme TNT ou DHL par exemple, sont issues de plusieurs cycles de fusions-acquisitions au sein des services postaux hollandais, italiens et allemands. Leader de la logistique en France, Geodis est quant à elle une des multiples filiales privatisées de la SNCF, parmi les 1200 que comptent désormais le groupe. Une filiale hautement rentable, qui a dégagé plus de 8 milliards de chiffre d’affaire en 2018, profitant du démantèlement organisé du fret public pour disséminer ses camions sur toutes les routes et sur tous les marchés. Un business florissant qui fait rarement la une, alors que les « dettes cachés » de la SNCF sont continuellement pointées du doigt pour justifier les réformes du statut des cheminots. Mais si on parle peu de ce miracle économique, c’est peut-être aussi parce qu’il s’appuie sur des modes d’exploitation peu reluisant.
Bloquer les flux, bouger les lignes
En 2018, le mouvement des cheminots a donné un nouveau souffle à la lutte chez Geodis, l’organisation des sous-traitants logistiques illustrant ce que peuvent craindre les autres personnels SNCF. Les ouvriers de Gennevilliers étaient en première ligne dans les cortèges d’opposition à la casse du rail, pendant que la conflictualité retrouvait des niveaux importants dans l’entrepôt. En retour, les cheminots grévistes se sont aussi mobilisés auprès des Geodis pour des blocages de la plateforme des Hauts-de-Seine. Les réseaux syndicaux locaux, autour de l’Union Locale CGT de Gennevilliers notamment, ont aussi joué un rôle important de support financier et logistique, compensant ainsi les absences d’une Fédération du Transport qui s’intéresse peu aux entrepôts.
Depuis cette période, la lutte des Geodis mobilise également de nombreux soutiens en Île-de-France provenant d’horizons très divers. Le 24 avril 2018, un important blocage du site a rassemblé près de 200 personnes sur quatre heures, pour un impact évalué à plus de 300 000 euros. Autour du barbecue et de la sono, on retrouvait non seulement les bases syndicales habitués à sortir des carcans sectoriels, mais aussi des étudiants, des précaires et des chômeurs, ainsi que des militants autonomes et antifascistes. Pour comprendre cette composition très hétérogène, il faut préciser que les Geodis sont eux-mêmes des habitués du débordement militant. On peut les croiser en soutien de nombreuses grèves sur le territoire du 92 où leur maîtrise du blocage est de notoriété publique. Plus rare, ils étaient aussi présents pour appuyer les occupations de facs ou les blocages d’examens contre la sélection à l’université, impulsant ainsi des formes d’alliance entre monde étudiant et monde ouvrier.
Partant de cette mobilité, les ouvriers Geodis n’ont pas hésité longtemps à enfiler le gilet. À l’automne 2019, alors que les directions syndicales peinaient à se positionner, eux ont très vite été présents aux manifestations du samedi, puis dans les assemblées locales de leur territoire. Avec des emblèmes comme le blocage des flux, les ronds-points et les feux de palettes, ce mouvement ne pouvait que leur donner une place importante. Comme ce fut le cas ailleurs, les partages de savoir-faire en matière d’immobilisation de poids-lourds ont suscité des configurations inédites et fructueuses pour chacune des parties. En Île-de-France, des entrepôts Geodis ont été bloqués par des coordinations de gilets jaunes et gilets rouges non seulement à Gennevilliers, mais aussi à Bonneuil-sur-Marne et Limeil-Brévannes dans le 94, ou Bonneuil-en-France dans le 95.
L’offensive comme forme de visibilité
Dans des conflits aussi durs que celui qui est mené dans l’entrepôt de Gennevilliers, difficile de mesurer les répercussions concrètes du travail de mobilisation. En plus des progrès obtenus en matière de sécurité et de précarité, c’est surtout dans le maintien d’un rapport de force permanent que la lutte des Geodis produit des effets concrets, en tant que résistance quotidienne contre les atteintes à la dignité, aux corps ou bien au droit du travail. En retour, la direction mène une politique de répression antisyndicale particulièrement virulente. Parmi les quatorze élus CGT de l’entrepôt, douze sont sur le coup de mises à pied, dont quatre à titre conservatoire, et onze salariés mobilisés sont convoqués à des entretiens pouvant aller jusqu’au licenciement. Les suspensions de salaire sont monnaies courantes et les mutations sur des postes pénibles sanctionnent directement les corps.
Mais en sortant de l’entrepôt pour bloquer des zones logistiques, pour soutenir des luttes à proximité, pour rejoindre les têtes de cortège ou défendre des facs occupées, les militants Geodis parviennent à contrer les logiques patronales qui profitent de l’isolement syndical et de la déstructuration des collectifs de travail. Ce faisant, ils exercent aussi tout un travail de mise en visibilité d’un monde ouvrier en pleine émergence. Un monde logistique qui occupe désormais une place stratégique, dans des systèmes de production qui dépendent très fortement de la circulation en juste-à-temps des biens et des matières.
David Gaborieau
Auteur de « Des Usines à colis. Trajectoire ouvrière des entrepôts de la grande distribution » thèse en sociologie
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