Plusieurs centaines de milliers de personnes ont manifesté à Barcelone dimanche 8 octobre pour le maintien de la Catalogne dans l’Espagne. Initiée par les partisans d’une ligne dure contre les indépendantistes et flirtant souvent avec les symboles du franquisme, la manifestation a rassemblé nombre de Catalans hostiles à une séparation avec Madrid.
Ce week-end, les voix des partisans de l’indépendance se sont tues. L’effervescence et le bouillonnement en faveur d’une république catalane ont laissé la place à d’autres expressions. Les rues de Barcelone ont été nettoyées des affiches pour le référendum, contre la répression ou appelant à la grève générale. L’activité commerciale d’un samedi ordinaire a repris le dessus.
Samedi à midi, plusieurs milliers de Barcelonais se rassemblent sur la Place Sant Jaume. Tout de blanc vêtus, ils appellent au dialogue et la paix. Refusant d’arborer les couleurs de l’indépendance ou de l’unité de l’Espagne, ils exhortent les responsables politiques de Madrid et Barcelone à se parler. La place où se font face la mairie dirigée par Ada Colau, soutenue par Podemos, et la Généralité de Catalogne dominée par la coalition indépendantiste (PEDCAT, ERC, CUP) est pleine comme un œuf. Les ruelles adjacentes débordent. Une pancarte donne le ton : « plus de dialogue, moins de testostérone ».
Initié par un collectif d’avocats et repris sur les réseaux sociaux avec le hashtag « Parlem » (parlons), le rassemblement regroupe surtout des professions libérales et le monde entrepreneurial. « Nous voulons nous exprimer. Nous ne voulons ni d’une déclaration d’indépendance unilatérale ni de la menace de l’article 155 de la Constitution [mettant fin à l’autonomie de la région]. Mariano Rajoy et Carles Puigdemont ne sont pas à la hauteur de la situation », explique Pascale, une Française vivant en Catalogne depuis 25 ans, dont le mari dirige une maison d’édition. Pas hostile à une autonomie élargie pour la Catalogne, elle compte pourtant se rendre à la manifestation pour l’unité de l’Espagne le lendemain. Au même moment, des rassemblements similaires se tiennent devant les mairies un peu partout dans le pays.
Les droites prennent la rue
Cependant, à Madrid, le blanc des partisans de l’apaisement est concurrencé par un second rassemblement 200 mètres plus loin aux couleurs du drapeau espagnol. Plusieurs dizaines de milliers de personnes affichent leur rejet de l’indépendance, dans une manifestation appuyée par le Partido Popular (PP) et Ciudadanos. « Les putschistes en prison » scandent des manifestants visant les responsables politiques catalans. Un soutien au gouvernement et au roi ainsi qu’une répétition générale avant la grande manifestation pour l’unité espagnole du dimanche en terre catalane.
« Restez chez vous pendant la manifestation fasciste ! » C’est la consigne qui circule à Barcelone dans les rangs indépendantistes, mais aussi dans tout ce que compte la Catalogne de militants syndicalistes, anarchistes ou antifascistes. Ici, une manifestation aux couleurs du drapeau national évoque les sombres heures du franquisme qui a réprimé les volontés indépendantistes dans le sang. Au nom de l’unité de l’Espagne. La manifestation de dimanche est appelée par la Société civile catalane (SCC), une association. Mais, elle est appuyée par le PP, où les nostalgiques du franquisme sont nombreux, et par Ciudadanos qui réclame au gouvernement l’utilisation de l’article 155 de la Constitution.
Pourtant, la manifestation se transforme en un raz de marée dans les rues de Barcelone. Le parcours est allongé dimanche matin, mais déborde malgré tout dans toutes les rues adjacentes au défilé. Plusieurs dizaines de milliers de militants sont venus de toute l’Espagne dans les centaines de bus affrétés pour l’occasion. Ce rendez-vous contre l’indépendance a réussi à agréger autour de lui de larges pans de la société bien au-delà de ses organisateurs. De 350 000 manifestants, selon la police catalane, à 950 000, selon les organisateurs, se sont rendus jusqu’à la gare de France pour un meeting de clôture. Les socialistes n’ont pas appelé officiellement aujourd’hui, mais leurs militants ont été invités à participer.
La tonalité de la démonstration de force est moins traditionaliste que la veille à Madrid. Mais de-ci de-là, affleure l’agressivité. Des « Puigdemont en prison » un brin revanchards sont très repris par les manifestants. La moindre caméra de télévision présente sur le parcours provoque des slogans : « Mais où est TV3 [la télévision catalane] ? Manipulation ». Des manifestants ont beau crier « nous ne sommes pas fascistes, nous sommes espagnols », des saluts fascistes apparaissent régulièrement. Le nombre de ports d’insignes et d’habits militaires ou de signes distinctifs d’extrême droite n’est pas totalement marginal. Quelques camions de la police catalane sont aussi pris pour cible, tranchant avec l’hommage appuyé rendu à la Guardia civil plus tôt dans la matinée par des manifestants sur le Paseo de Gracia.
Incertitudes et divisions
Cependant, c’est une démonstration de force difficile à contourner pour les indépendantistes. La manifestation a capitalisé sur la peur comme sur le vide politique entourant les suites du référendum du 1er octobre. Bien que 90 % des 43 % de votants se soient prononcés en faveur de l’indépendance, l’exécutif catalan a repoussé sa déclaration unilatérale d’indépendance. Le gouvernement central en a profité pour reprendre la main en appuyant les manifestations de ce week-end et en favorisant le départ des sièges sociaux d’entreprises basées en Catalogne. Plusieurs banques catalanes, dont la Caixa qui détient les comptes de la Généralité, ont déménagé dans d’autres régions espagnoles. La crainte d’une catastrophe économique joue en faveur de Madrid. Les discours fermes du gouvernement et du roi la semaine dernière ont ravivé la peur d’un retour à des heures sombres, encore présentes dans les mémoires.
En tout cas, les Catalans indifférents ou hostiles à l’indépendance se sont réveillés ce week-end, laissant apparaître une société plus divisée qu’il n’y paraissait. L’indépendantisme a fortement progressé depuis dix ans avec la crise économique et le raidissement de Madrid vis-à-vis des autonomies, depuis le retour du PP aux affaires. Il a par ailleurs bénéficié de l’échec du mouvement anti austérité du 15 M comme de celui de Podemos à donner des perspectives de changement social. Ainsi, l’indépendance est devenue une option de rechange contre la politique d’austérité et la corruption de l’indéboulonnable Mariano Rajoy. Une république catalane s’opposant ainsi à une monarchie affectée par les affaires et touchée comme les politiques par le slogan du mouvement des Indignés : « Ils ne nous représentent pas ». Et ce, malgré la corruption qui a également touché la droite catalane et la répression par la police catalane du mouvement contre les coupes budgétaires « Encerclons le parlement », en 2012.
Malgré sa force, le mouvement pour l’indépendance est loin de faire l’unanimité. Aux casserolades pendant le discours du roi ont répondu celles voulant couvrir le discours de Carles Puigdemont dans des quartiers populaires majoritairement peuplés par des immigrés ou des Barcelonais originaires d’autres régions d’Espagne. « Entre collègues de travail, les discussions se tendent », rapporte un syndicaliste de la CGT qui voit se dessiner des positions de plus en plus tranchées ne laissant pas de place aux doutes. L’espoir de replacer la question sociale au centre des débats avec la grève générale du 3 octobre a été un échec pour la centrale anarcho-syndicaliste. Avec la répression du référendum, la question de l’indépendance a tout balayé selon le syndicaliste.
L’avenir est plus incertain que jamais. Carles Puigdemont doit s’exprimer mardi à 18 h. Il pourrait déclarer l’indépendance de la Catalogne, mais avec une légitimité réduite par les manifestations de ce week-end. La menace de suppression de l’autonomie de la région réaffirmée ce week-end par Mariano Rajoy pourrait devenir réalité. La Guardia civil prendra-t-elle le contrôle des bâtiments publics en Catalogne cette semaine ? Comment la rue réagira-t-elle ? Autant de questions et de spéculations auxquelles il est impossible de répondre. Toujours est-il que dimanche, en sortant de Barcelone, les drapeaux espagnols flottaient à de nombreuses fenêtres d’immeubles. Samedi matin, ils n’étaient pas là.
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