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Loi contre la fraude fiscale et sociale : vers un nouveau « flicage des plus démunis » ?

Pendant que l’Assemblée nationale vote le budget de l’État et de la Sécu le Sénat se penche, ce 12 et 13 novembre, sur une nouvelle loi de lutte contre les fraudes sociales et fiscales. Objectif : faire des milliards d’euros d’économies. Mais plusieurs institutions et ONG pointent son inefficacité et son risque d’atteinte aux libertés des plus précaires.

« À coup sûr, l’automne budgétaire 2025 détonnera parmi tous ceux de la Ve République ». Si le sénateur UDI Olivier Henno semble si grandiloquent en commission des affaires sociales, c’est que le gouvernement actuel ne s’apprête pas à « voter deux textes, mais bien trois » pour espérer faire des économies. Pendant que l’attention médiatique se porte sur le vote laborieux du budget de l’État et de la « Sécu » à l’assemblée, le Sénat, s’apprête en effet à examiner ces 12 et 13 novembre un projet de loi de lutte contre les fraudes sociales et fiscales.

Présenté le 14 octobre en conseil des ministres, le texte pourrait ensuite passer devant l’assemblée d’ici la fin de l’année. Il vise à mieux détecter et mieux sanctionner ces fraudes qui constituent une « atteinte directe au pacte républicain », alerte le dossier de presse du projet législatif. Il s’agit donc de « muscler le jeu face à des fraudeurs qui n’ont aucun état d’âme », compare sportivement son rapporteur Olivier Henno, afin de « garantir l’acceptabilité des mesures d’effort demandées aux Français en luttant davantage contre ceux qui ne respectent pas les règles du jeu ». Et au passage « mieux récupérer » plusieurs milliards d’euros dans les finances publiques.

Las, la future loi « ne contient pas de réforme d’ampleur des outils de lutte contre les fraudes sociales et fiscales », relevait déjà le conseil d’État dans son avis du 11 septembre 2025. Plutôt fourre-tout, elle concerne tant le crime organisé, le travail dissimulé, la formation professionnelle, le transport sanitaire que les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles. Le texte demeure « très orienté vers la lutte contre la fraude sociale », regrette Attac qui appelle le gouvernement à « ne pas se tromper de cible ». Sur les 23 mesures étudiées par l’ONG, quatre concernent la fraude fiscale et le blanchiment tandis que 16 concernent la lutte contre ladite fraude sociale. Trois sont communes aux deux fraudes.

Les deux préjudices ne sont pourtant ni de la même nature – percevoir indûment des allocations pour joindre les deux bouts ne s’apparente pas tout à fait à éviter l’impôt par des montages financiers – ni du même ordre de grandeur…

S’il reste « très difficile d’évaluer précisément l’ampleur de la fraude fiscale, qui repose par définition sur des comportements dissimulés », selon le Conseil d’analyse économique, en octobre dernier, le manque à gagner oscillerait entre 80 et 100 milliards d’euros. Pour la fraude sociale : c’est autour de 15 milliards par an, sachant que la moitié de celle-ci provient d’employeurs qui sous-déclarent les cotisations sociales à l’Urssaf.

Du côté des prestations sociales (RSA, allocations chômage ou même retraite), comme le rappelle Alternatives Économiques, le plus gros poste de fraude s’élève à moins de 10 % des sommes distribuées. La fraude au chômage représente elle 110 millions d’euros sur 34 milliards, soit une part minime de 0, 3 %. « C’est la démonstration que le chômeur n’est pas un fraudeur », soutient Christophe Moreau, élu FSU au conseil économique et social central de France Travail, qui voit dans le projet de loi, une nouvelle occasion de « taper sur les plus pauvres ». A commencer par contrôler les revenus des auto-entrepreneurs bénéficiant du RSA. Ou en permettant aux Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), déjà en sous-effectif, d’échanger des informations pour contrôler la fraude à l’allocation adulte handicapé, pourtant très marginale (1,46 % de l’ensemble des prestations).

Donner aux administration sociale -Caisse nationale d’assurance maladie, Caisse nationale des allocations familiales et France Travail- les « mêmes moyens que la direction des finances publiques », voilà l’esprit général de loi. Ainsi que « renforcer la coopération entre les administrations fiscales, douanières et  sociales ».

En langage administratif, ce partage d’informations s’appelle un « droit de communication ». Instauré en 2008, il permet aux agents de vérifier auprès d’un tiers les informations déclarées par l’allocataire. Et depuis des années, ça « communique » de plus en plus. Les auditeurs de l’ex-Pole Emploi, chargés de lutter contre ces manquements, disposent déjà d’accès aux comptes bancaires ou fournisseurs d’énergie des fraudeurs présumés. La création de France Travail en janvier 2025 a permis aux organismes d’insertion sociales (Cap Emploi, Missions locales…) de mutualiser les données de chaque inscrit sur la plateforme, qui est elle-même devenue « le plus grand fichier jamais créé des personnes précaires », comme nous l’expliquait un membre la Quadrature du net. A tel point que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) avait formulé des réserves quant à la protection de la vie privée.

Cela n’a pas empêché la sénatrice LR de l’Isère Frédérique Puissat de faire adopter un amendement en commission des affaires sociales, permettant aux agents de France Travail : l’accès fichier des compagnies aériennes, au registre des français établis hors de France, aux opérateurs de téléphonie ou encore de traiter les données de connexion des inscrits sur la plateforme. Pourquoi savoir si les assurés voyagent ou ouvrent des comptes à l’étranger ? « C’est toujours ce présupposé que les gens vont s’actualiser au bled ou ailleurs pour toucher leurs allocations au soleil », raille Christophe Moreau en référence à ces chômeurs, pistés sur les réseaux sociaux ou  ces travailleurs immigrés, tous accusés de toucher leurs indemnités sans vivre en France. « En plus, c’est absurde ! Il suffit de prendre un VPN pour faire croire qu’on se connecte en France », ajoute le syndicaliste.

Le maintien des allocations est possible sous certaines conditions. Mais il faut résider de façon stable et effective en France, avait tranché la cour de cassation. Dans le même esprit, la loi prévoit que le versement des indemnités chômage s’effectue exclusivement sur des comptes domiciliés en France ou en pays de la zone euro. Une mesure ni « nécessaire, ni appropriée », juge dans son avis du 14 octobre 2025 le Défenseur des droits au nom du principe de non-discrimination, car « le contrôle de la condition de résidence en France peut se faire par d’autres moyens ».

Autre joyeuseté prévue par le législateur : la possibilité de procéder directement sur le compte de l’assuré à des saisies administratives pour retenir la totalité des versements à venir d’allocations chômage, en cas d’indus engendrés par un « manquement délibéré ou manœuvres frauduleuses ». Comme l’a repéré sur son blog le très attentif économiste Michel Abhervé, cette formulation, « susceptible d’interprétation » ne figurait pas dans l’étude d’impact de la loi. Le conseil d’État a donc suggéré de ne pas retenir la mesure envisagée car « aucun élément (…) ne permet d’apprécier l’importance des situations, vraisemblablement marginales ».

En 2020, 18 000 chômeurs sur plusieurs millions de demandeurs d’emploi, avaient fraudé. Il s’agit le plus souvent de fausses déclarations, documents erronés ou d’une mauvaise actualisation de son activité professionnelle ou générant de trop perçus, Loin des arnaques montées par des entreprises fictives dans le but de toucher indûment des aides, devenues marginales depuis l’amélioration du suivi informatique. En pratique, la distinction entre irrégularités volontaires et simples erreurs « peut être difficile à opérer », estimait en 2020 la Cour des comptes qui depuis des années incite feu Pole Emploi, remplacé par France Travail, à renforcer ses moyens. Aussi, le défenseur de droits recommande plutôt « d’harmoniser les qualifications utilisées » pour éviter un grand « risque d’incertitude juridique ».

Par ailleurs, l’idée de « retenue intégrale des versements en cas de fraude avérée » porterait une atteinte au droit à des moyens convenables d’existence… qui est accessoirement constitutionnel. En se focalisant sur d’éventuelles fraudes aux prestations, le législateur alimente ici l’idée mainte fois démontée que les pauvres profitent impunément du système social.

« Tout cela participe à un contrôle renforcé des plus démunis », regrette Christophe Moreau. D’autant que « dès qu’il y a suspicion, on suspend l’allocation. Il n’y a aucune présomption d’innocence ce qui est contraire à notre justice ». Résultat, le médiateur de France Travail voit le nombre de recours exploser ces dernières années, avec plus de 60 000 sollicitations en 2025 dans un contexte de changement incessant de réglementation et d’intensification des contrôles des demandeurs d’emploi. Depuis des années, le médiateur plaide d’ailleurs pour une « gradation des sanctions » et l’instauration d’un sursis, au premier manquement des demandeurs d’emploi à leurs obligations, relatait Mediapart.

Ce non-respect du droit de la défense risque là encore d’être accru par l’un des articles de loi interdisant le cumul des allocations chômage avec d’éventuels revenus tirés d’activités illicite. A première, cela peut sembler cohérent. Sauf que la décision de suspendre les allocation chômage se fondera sur des informations issues d’une éventuelle procédure judiciaire transmises à France Travail par l’administration fiscale… avant même que la condamnation pénale ne soit définitive, détaille le défenseur des droits qui voit là une « privation injustifiée de droits ». Et l’instance de résumer les dangers de cette loi : cette « focalisation exclusivement répressive » présente « des risques d’atteintes aux droits et libertés » et « d’aggraver le phénomène de non-recours aujourd’hui bien plus massif que la fraude sociale elle-même »… Sénateurs et députés vont-ils entériner de nouvelles « atteintes au pacte républicain » en voulant lutter contre ? Réponse lors du débat parlementaire…