construire grève reconductible

Construire la grève reconductible, ça veut dire quoi ?

 

La grève du 31 janvier est-elle trop loin ? Trop rapprochée ? Si les raffineurs, les énergéticiens et les cheminots se préparent à entrer en grève reconductible d’ici à la mi-février, ailleurs il reste à convaincre que la victoire est possible. Mais concrètement : comment construire la grève reconductible ?

 

Ce lundi 23 janvier, dans le 18e arrondissement de Paris, une quarantaine de personnes sont réunies à l’intérieur des locaux de l’union locale (UL) CGT. Dans la petite salle qui héberge cette assemblée générale interprofessionnelle, les retardataires peinent à trouver une chaise. Ils viennent de divers syndicats, parfois ne sont pas syndiqués, la plupart ont déjà milité ensemble lors de la précédente bataille contre la réforme des retraites, en 2019, mais quelques nouvelles têtes ont fait leur apparition. Dans la perspective de la grève du 31 janvier, les structures interprofessionnelles se remettent en ordre de bataille.

« Il faut avoir en tête qu’autant les salariés en ont ras-le-bol, autant beaucoup de gens se demandent si on peut gagner. Or, on ne peut gagner que par la massification : dans les rues, mais aussi dans les lieux de travail, et les quartiers », Patrick, salarié de la mairie de l’arrondissement, syndiqué à la FSU.

 

Le 19 janvier : une grève qui donne du courage 

 

Le 19 janvier, première journée de mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites, la grève s’est étendue, y compris dans des secteurs qui y sont peu habitués. « Avec 40% de grévistes dans mon établissement, où la grève est très rare, c’était une journée totalement inédite », témoigne Loïc Kerivel, enseignant dans un collège privé de Châteaulin (Finistère) et syndicaliste au Sundep (syndicat Sud de l’enseignement privé).

De son côté, la fédération CGT Commerces et Services s’est réjouie que « pour la première fois, des salons de coiffure ont fermé, les salariés des magasins de l’habillement, de la grande distribution, de la restauration, du bricolage, de la prévention sécurité, de la logistique, des parcs de loisirs… se sont fortement mobilisés en se mettant en grève ». Le syndicat soulignait d’ailleurs que les aides à domicile et les assistantes maternelles, qui, d’habitude peinent à s’engager, étaient cette fois descendues dans la rue. Autre fait notable : les manifestations ont été extrêmement fournies dans les petites et moyennes villes. Signe que la contestation ne se cantonne pas à quelques bastions urbains.

Des éléments encourageants, mais qui ne rassurent pas complètement ceux qui pensent que seule une grève reconductible massive permettra de faire plier le gouvernement. « Oui, le 19 janvier était une journée réussie, maintenant la question c’est : comment construire une grève reconductible dans un maximum de secteurs, pas seulement ceux qui en ont l’habitude. Cela ne suffit pas pour gagner », complète Baptiste, syndicaliste CGT à Paris et membre du Réseau salariat.

 

Pas de grève par procuration 

 

Tous les secteurs ne sont pas égaux face à la grève. Pour certains, où les syndicats sont forts, la reconductible apparaît comme une perspective réalisable. En attendant le 31 janvier, ils comptent donc durcir le mouvement. Les syndicats CGT de l’énergie et du pétrole ont ainsi appelé à deux journées de grève les 26 et 27 janvier, puis trois jours les 6, 7 et 8 février. Cette montée en puissance pourrait ensuite déboucher sur une grève reconductible. Du côté des cheminots, la CGT et Sud-Rail se préparent, eux aussi, pour une grève reconductible à la mi-février.

Mais sortis de ces secteurs moteurs, faire exister la grève sur la durée est loin d’être une évidence. « Pour moi l’enjeu c’est déjà de remettre du monde en grève le 31, la reconductible, ça me semble très loin », témoigne Loïc Kerivel, depuis son collège privé breton. Dans l’éducation, si deux syndicats minoritaires, la CGT et SUD Éducation, appellent à la grève reconductible dès le 31 janvier, la FSU, majoritaire, n’a pas franchi ce cap. Elle incite néanmoins, dans un communiqué du 25 janvier,  à renforcer le mouvement  « notamment la reconduction de grèves ». Pour construire la grève reconductible dans l’Éducation nationale, des assemblées de secteurs, rassemblant des enseignants de plusieurs établissements scolaires ont organisé des tournées pendant toute la semaine. Pas de secret, pour faire grossir la grève dans sa branche, il faut se mouiller, aller rencontrer des salariés inconnus et voir à quel point le discours de la grève résonne en eux. 

 

Des tournées pour construire la grève reconductible

 

Dans les couloirs tortueux de la faculté de médecine d’Amiens, Christophe Al-Saleh, secrétaire général de la CGT FERC-SUP de l’université Picardie Jules-Vernes et Damien Fernandez, membre du bureau du SNASUB-FSU Amiens, écument tous les bureaux des personnels administratifs. Lorsque la porte s’ouvre, ils tendent un tract, esquissent un sourire et tentent d’engager une conversation. Pas facile de faire exister la grève dans un coin de tête, entre deux réunions de travail. « Bonjour, nous sommes syndicalistes. Pour la grève du 31 janvier, il y aura une heure d’information syndicale lundi et une assemblée générale (AG) mardi », les interpelle Christophe Al-Saleh, maître de conférence en philosophie. S’il sent une ouverture, Damien Fernandez, ingénieur de recherche, tente un : « Il va falloir être nombreux pour gagner ». En face, rares sont les signes de ralliement francs, les engagements s’arrêtent aux sourires. « Une tournée, ça paie sur le long terme. Là, on voit clairement que les salariés n’étaient pas habitués à rencontrer des syndicalistes », constate-t-il. « Cette tournée n’est pas forcément représentative, parfois on rencontre des salariés qui ont beaucoup de choses à dire, qui nous expriment leur mal-être. Cela ne s’arrête pas aux retraites. C’est un travail nécessaire, ça permet de ne pas se cantonner à faire des motions, seuls dans nos syndicats, entre convaincus », complète Christophe Al-Saleh.

 

L’interpro pour toucher les salariés isolés 

 

Pour toucher les entreprises où il y a peu, voire pas de syndiqués, le renfort des structures interprofessionnelles, unions locales et départementales, demeure le point d’appui le plus fiable.

Retour à l’UL CGT du 18e arrondissement. Dans cet arrondissement du nord de la capitale, le taux de pauvreté dépasse les 20 %, et ses habitants subiront donc de plein fouet la réforme. Pour autant, la grève peine à s’installer. « Dans notre quartier, 80 % des salariés, c’est le commerce », rappelle Ambre, adhérente de la CGT. Or, à côté de quelques rares supermarchés, on trouve de nombreux magasins de petites tailles qui, par conséquent, ne disposent pas toujours d’une implantation syndicale forte.

Difficile alors de mobiliser les salariés directement sur leur lieu de travail. « Il y a des points d’appui : le premier degré, c’est un point d’appui. L’école, c’est une interprofessionnelle : les parents d’élèves, ce sont des salariés de tous les secteurs », souligne Ambre. Un constat partagé par Elise, une enseignante du premier degré, qui indique qu’elle va organiser une réunion d’information sur la réforme, à destination des parents.

 

Tout un travail à relancer

 

« Certains disent que la date du 31 était trop lointaine. Mais les Unions départementales (UD) viennent parfois à peine de se remettre au travail », constate Baptiste. Dans deux UD parisiennes. « Une des premières tâches, c’est de contacter les mandatés CGT qui ne participent pas forcément aux grèves », continue-t-il. Délégués syndicaux, élus au CSE, mandatés aux prud’hommes, ces potentielles forces vives du syndicat sont parfois les grands absents des batailles nationales. « Ils ne parviennent pas forcément à mobiliser dans leur boîte, l’idée c’est de leur proposer l’aide de l’interpro pour faire des tournées, pour tracter. On leur demande aussi de faire des remontées des informations sur l’état de la mobilisation dans leur boîte », détaille-t-il. « La mise en place de caisse de grève, elle aussi, s’anticipe. Trop souvent ces caisses démarrent au premier jour de grève alors qu’il faudrait les remplir avant », fait remarquer Baptiste.

À l’UL 18e, avant de quitter la réunion, le groupe se met d’accord : des actions coordonnées entre militants via une boucle de messagerie, une manifestation dans les rues de l’arrondissement pour distribuer des tracts, des regroupements à l’entrée des supermarchés pour convaincre les salariés de se mettre en grève, et surtout une assemblée générale la semaine suivante. De quoi installer les efforts dans la durée. Et construire une grève reconductible dans un maximum de secteurs.

 

Victor Fernandez et Guillaume Bernard