« Le véritable bilan annuel du CAC40 », édité par l’Observatoire des multinationales, sort jeudi 28 juin. Il s’attaque aux questions qui fâchent : répartition des dividendes, lobbying, environnement, conditions de travail, en écartant les rideaux de fumée de la communication des entreprises. Olivier Petitjean, journaliste à l’Observatoire des multinationales et à Bastamag, a répondu à nos questions.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à faire ce travail ?
Les mêmes raisons pour lesquelles nous avons créé l’Observatoire des multinationales il y a presque 5 ans. Parce que l’information indépendante sur les multinationales manque cruellement. Les multinationales et leurs soutiens contrôlent très largement l’information sur leurs activités et disent beaucoup de choses trompeuses. Il est nécessaire de leur répondre. Enfin, il faut aborder le problème du pouvoir des multinationales dans son ensemble, de manière globale, au lieu de le compartimenter entre social, environnement, lobbying, corruption, etc. L’enjeu ultime est démocratique. Pour nous, c’est aussi une manière de faire notre propre « rapport annuel » — tout ce dont nous avons traité au cours de l’année écoulée.
Quels objectifs poursuivez-vous ?
L’objectif politique est simplement d’encourager et de créer un débat critique, solide, informé, exigeant, sans concessions sur les multinationales et leurs pratiques. Et ce aussi bien au sein des entreprises qu’à l’extérieur, dans la sphère politique. Autrement dit, exactement ce qu’essaient d’empêcher le secret des affaires ou l’idéologie du « there is no alternative ».
En ce sens, nous espérons vraiment que tout le monde y trouvera de la matière utile. Depuis ceux qui croient en un capitalisme éthique et à la « responsabilité sociale des entreprises », jusqu’à ceux qui veulent en finir avec le capitalisme. Personnellement, je me placerais plutôt du côté de ceux qui pensent que si nous ne gardions que les multinationales qui apportent vraiment quelque chose aux gens, il n’en resterait pas beaucoup.
Que pourra trouver le lecteur dans ce contre-bilan ?
« Le véritable bilan annuel du CAC40 » est divisé en huit parties : le partage des richesses, l’énergie et le climat, les droits des travailleurs, les ressources naturelles et les droits humains, la géopolitique et les ventes d’armes, les pratiques économiques, la santé, les enjeux démocratiques.
La publication traite des multinationales françaises en général. Mais pour les chiffres, nous avons rassemblé les données de toutes les firmes du CAC40 plus d’autres – une petite soixantaine en tout, y compris des entreprises publiques (La Poste, SNCF) ou d’autres qui ne sont pas cotées en bourse et ne publient donc pas beaucoup de chiffres (Lactalis, Auchan).
Quelles tendances se dégagent du rapport ?
Il est un peu difficile de dégager un sujet en particulier dans la mesure où il s’agit de dresser un tableau général. Globalement, je dirais qu’on a l’impression d’une sorte de fuite en avant vers toujours plus de dividendes, des rémunérations patronales de plus en plus hautes, des délocalisations de plus en plus importantes, et des émissions de gaz à effet de serre qui augmentent (directement ou indirectement). Derrière tous les progrès apparents — par exemple les nombreuses annonces sur le climat depuis la COP21 ou celles sur l’égalité hommes/femmes depuis quelques mois — il n’y a vraiment pas grand-chose de concret. À entendre ces entreprises, on a l’impression que les multinationales françaises sont des modèles en matière de lutte contre le changement climatique, mais quand on regarde les chiffres, seules une grosse douzaine d’entreprises dans tout le CAC40 voient leurs émissions de gaz à effet de serre diminuer.
Un autre enseignement, c’est que tout ce que certaines entreprises font de mieux que les autres — par exemple en termes de rémunérations patronales ou de transparence — peut directement être mis en relation avec des lois ou des décisions des pouvoirs publics. Par exemple, la limitation des salaires des patrons d’entreprises publiques, une des rares réformes à saluer du quinquennat Hollande. Ou encore, en matière d’égalité hommes/femmes, le fait d’imposer la parité dans les conseils d’administration : elles sont désormais à peu près 40 %. Par contre, dans les directions, qui ne sont pas couvertes par la loi, elles ne sont que 13 %.
Le fossé entre leur communication et la réalité concerne-t-il toutes ces entreprises ?
Clairement oui. Et celles qui communiquent le plus sur leur « éthique » (comme Danone) sont celles pour lesquelles le fossé est le plus béant. Si l’on regarde des données comme les inégalités salariales, les dividendes, les délocalisations, le lobbying, les émissions de gaz à effet de serre, Danone est exactement comme n’importe quel autre groupe du CAC40, voire pire. C’est une illusion de penser que certaines entreprises peuvent être plus éthiques quand ce sont les règles du jeu économique qui sont fondamentalement viciées.
Alors quelle est la finalité de cette débauche de communication, et quel budget cela représente-t-il ?
La finalité est claire et nette : éviter les lois, les régulations, les regards extérieurs qui contraindraient leur activité et leur stratégie financière ou les obligeraient à rendre des comptes. Nous avons eu quelques petites surprises en regardant les données. Par exemple celle de voir que le niveau des dépenses de publicité et de marketing de certaines entreprises se chiffre parfois en milliards. Ou encore d’observer à quel point le CAC40 supprimait des emplois en France et se délocalisait : -20 % d’effectifs en France depuis 2010, alors que leur chiffre d’affaires augmentait de 10 %, et leur effectif mondial de 2 %.
Outre les dépenses de publicité et de marketing, nous avons des données un peu plus complètes sur les dépenses de lobbying, qui se chiffrent plutôt en millions. Mais nous n’avons pas de chiffres précis sur les dépenses de com en général — tout dépend d’ailleurs ce qu’on range sous cette catégorie. Mais clairement, c’est beaucoup, beaucoup plus que le budget d’une association ou d’un média, même de taille significative.
Leur image est-elle le talon d’Achille de ces entreprises ? Les mouvements sociaux devraient-ils intégrer cette dimension dans leurs stratégies ?
Je ne dirais pas que les multinationales ont un talon d’Achille. Il faut les attaquer de plusieurs côtés à la fois, et surtout ne pas oublier les enjeux de fond. Clairement, la réputation est importante pour les multinationales, parce qu’elle est liée à leur capitalisation boursière et à leur capacité à faire du business avec les élus, etc. Mais les stratégies basées exclusivement sur l’atteinte à la réputation (« name and shame », en anglais) ont pour limite qu’elles peuvent encourager les multinationales à se défausser des problèmes sur d’autres sans les résoudre. C’est ce qu’on voit lorsqu’une entreprise comme Engie revend ses centrales à charbon à d’autres au lieu de les fermer, qu’une firme comme Auchan rompt ses relations avec un fournisseur au lieu d’améliorer les conditions de travail chez lui. Pour être efficace face aux multinationales, il y a certainement besoin d’agir sur plusieurs niveaux à la fois, y compris la réputation, en nouant les alliances nécessaires avec les syndicats et les consommateurs.
L’objectif de ce « véritable bilan annuel » est de dire que tout doit être sujet à un débat démocratique, y compris la légitimité même des multinationales, et le fait que nous ayons besoin d’elles ou non. Si nous partons d’une position où nous avons besoin d’elles de toute façon pour créer de l’emploi, etc., elles nous feront tout accepter. Au contraire, si nous partons d’une position où nous n’avons pas besoin d’elles (cf. la remunicipalisation des services publics, la relocalisation de l’économie, l’économie sociale et solidaire), ce sera à elles de faire la preuve qu’elles apportent quelque chose.
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