Grève du nettoyage à la Sorbonne : « Je dois faire 130 toilettes, c’est beaucoup »

 

Depuis une semaine, les 130 agent.es de nettoyage, en grande majorité des femmes, de l’université parisienne de la Sorbonne, sont en grève illimitée sur le campus de Jussieu. Elles dénoncent des conditions de travail et de rémunération insupportables. Comme à l’hôtel Ibis-Batignolles, où la lutte des femmes de chambre avait duré 22 mois, ce conflit avec le sous-traitant Arc-En-Ciel Nettoyage semble s’ancrer dans la durée.

 

Au milieu des tours du campus de Jussieu, relevant du groupement d’universités de la Sorbonne, des cris et des slogans se font entendre, un buffet est déployé, et des drapeaux syndicaux flottent. Près de deux cents personnes sont rassemblées. De temps à autre, des étudiants les traversent : c’est la pause de midi. Difficile pour ces jeunes d’ignorer de quoi il s’agit : depuis le 14 septembre, pas moins de 130 agents du nettoyage sont en grève à la Sorbonne. Soit 100 % des effectifs.

Un piquet de grève est tenu, tôt chaque matin, parfois jusqu’au milieu d’après-midi. Le rassemblement du jour se veut un temps fort pour faire connaître cette lutte au grand public. En février 2021, l’entreprise Arc-en-ciel, plus de 23 millions de chiffre d’affaires en 2019, a repris le marché à la société Labrenne. Depuis, les irrégularités et les problèmes s’accumulent.

« On n’a pas le choix d’accepter des changements d’horaires », témoigne un jeune homme au milieu d’un groupe de trois grévistes. « On nous dit : « c’est obligatoire, sinon vous dégagez »». Tous trois décrivent des pressions, et un chantage à la démission. « Beaucoup ici ne parlent pas le français, et ne le comprennent pas », poursuit le jeune homme. C’est d’ailleurs lui qui traduit à ses deux collègues nos questions. « En trois heures, je dois faire cinq étages », déplore l’un d’eux. C’est lui le plus ancien des trois. Il travaille dans le nettoyage à Jussieu depuis vingt ans. Et assure n’avoir « jamais eu des problèmes comme ça » avec les anciens prestataires.

 

Grève du nettoyage contre les heures non payées

 

Depuis l’arrivée d’Arc-en-ciel, 30 personnes en CDD n’ont pas été renouvelées, ce qui a diminué les effectifs de 160 à 130 salariés. Conséquence : une surcharge de travail. Plusieurs grévistes évoquent le cas de l’une de leurs collègues, qui a eu 170 toilettes à nettoyer en une matinée, et a dû se faire soigner dans la foulée en raison de l’utilisation de produits toxiques. Au-delà de l’augmentation des tâches, en un temps toujours plus resserré, la reprise par Arc-en-ciel a été synonyme de réorganisations des plannings, d’heures supplémentaires non payées, ou encore d’envois vers d’autres sites via la clause de mobilité.

« J’ai recensé 1080 heures complémentaires non payées, et 294 heures normales non payées, depuis février. Et c’est un décompte provisoire, car il nous remonte toujours de nouveaux problèmes », expose Danielle Cheuton, membre du collectif nettoyage de la CGT, assise sur un banc avec un dossier sur les genoux. Pour les quelques heures complémentaires rémunérées, « aucune n’est majorée ». Il y a aussi des irrégularités en matière de paiement des indemnités journalières, et même de contrat. « Une dizaine de salariés travaillent sans contrat, tout cela est complètement illégal » assure Danielle Cheuton.

Si 100 % des agents se sont mis en grève du nettoyage à la Sorbonne, c’est que ces irrégularités et pressions ont atteint un seuil critique. Durant l’été, les réorganisations de plannings et l’accumulation des heures non payées ont touché l’ensemble des salariés. Des conditions de travail perçues comme insoutenables à la rentrée de septembre.

 

« Je dois faire 130 toilettes, c’est beaucoup »

 

Une première femme, Indira*, travaille depuis trois ans à Jussieu. Avant Arc-en-ciel, elle ne s’occupait que des bureaux. Depuis le changement de prestataire, on l’a placée sur le nettoyage des toilettes. « Depuis Arc-en-ciel, je dois faire 130 toilettes pendant mes sept heures de travail. C’est beaucoup. » Surtout, auparavant, « je travaillais de 13h à 20h. Maintenant, je dois faire 6h-13h ». Un changement imposé qui complique son organisation personnelle et familiale.

À ses côtés, Thushanthy, une de ses collègues, travaille ici depuis quatre ans, quatre heures par jour. À elle aussi, la direction souhaite imposer un changement d’horaires. « Avant, je faisais 12h-16h. Mon chef m’a dit : maintenant, tu fais le matin ou le soir. Mais ce n’est pas possible : je suis aussi mère au foyer, j’ai mes enfants, mon mari travaille dans un restaurant et n’est pas là le soir… » Elle a dit non à son chef, mais ne sait pas ce qu’il adviendra. Elle assure aussi avoir fait des heures supplémentaires, en juillet, qui n’ont toujours pas été payées. Lorsqu’elle les réclame, son supérieur la renvoie « vers le patron ».

Depuis le début de leur mouvement, les salariés ont réussi à obtenir le départ d’un chef jugé maltraitant et raciste, selon les témoignages recueillis. Mais à leurs autres revendications – paiement des heures supplémentaires, suppression de la clause de mobilité, fin des changements de plannings… – la direction d’Arc-en-ciel fait, pour l’heure, la sourde oreille. « Même si ça dure un mois, on ira jusqu’au bout » lance une gréviste au micro. « Je sais qu’il y aura des sanctions contre ceux qui comme moi prennent la parole, mais je n’ai pas peur, on va jusqu’au bout » complète un autre.

 

« Levez-vous les femmes ! C’est vous qui nettoyez la France ! »

 

Dans les consciences, la détermination des grévistes contre cette sous-traitance n’est pas sans rappeler le combat des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles. Plusieurs d’entre elles sont même venues au rassemblement pour manifester leur soutien et délivrer quelques conseils. Rachel Keke, figure emblématique de la lutte, électrise la foule au micro : « On a traversé les mêmes choses que vous, pendant 22 mois. Le but de notre victoire, c’est que vous preniez exemple. Si nous pouvons y arriver, pourquoi pas vous ? » Surtout, elle s’adresse aux « mères de famille », évoque les difficultés d’élever ses enfants dans la précarité. Autour, des dizaines de visages acquiescent, des cris d’approbation fusent. Elle conclut : « Levez-vous les femmes ! C’est vous qui nettoyez la France ! »

Plusieurs syndicats soutiennent le mouvement : CGT, Sud, FO, FSU, UNSA… Des responsables politiques sont aussi présents. Nathalie Artaud, de Lutte Ouvrière, salue : « vous êtes les invisibles de cette fac, pourtant vous en êtes un des piliers » ; et promets : « je ferai tout mon possible pour faire connaître votre grève ». Danielle Simonnet, de la France Insoumise, est aux côtés de Leïla Chaibi, euro-députée. Elles rappellent la responsabilité de l’université, qui n’a « aucune obligation de choisir le moins-disant social ».

Du côté de l’Université, justement, la grève du nettoyage à la Sorbonne devient difficile à ignorer. Mardi 21 septembre se tenait le comité technique : pendant trois heures, les manifestants ont maintenu la pression à l’extérieur du bâtiment. Le personnel étudiant et enseignant se mobilise également. Au micro, Inès, syndiquée à l’UNEF, assure aux grévistes qu’ils ont le « soutien de la communauté étudiante. Votre situation résonne avec le manque de moyens mis dans l’enseignement supérieur ».

Du côté des enseignants aussi, des voix s’élèvent de plus en plus. « Ces changements de sites et d’horaires sont là pour pousser dehors les salariés », estime Grégoire Nadin, du SNTRS-CGT. Jeudi 16 septembre, un mail a été envoyé à tous les personnels de l’université : « on y dénonçait toutes les irrégularités constatées. Quand les collègues ont compris que la loi n’était pas respectée sur le campus, ils ont commencé à écrire à la direction ». Signal fort, selon lui : des laboratoires commencent à signer des motions de soutien. De quoi augmenter la pression sur la direction de l’Université.

Contactée, l’administration nous communique que « l’université, qui ne saurait accepter des pratiques non conformes au droit du travail, a demandé à la société Arc En Ciel des informations écrites sur les graves accusations portées par les grévistes et syndicats ». Un nouveau protocole a été proposé, dès le 15 septembre, par Arc-en-ciel. Mais il a été rejeté par les grévistes. Les négociations sont « toujours en cours », complète l’administration. En attendant, une pétition et une cagnotte sont en ligne pour soutenir les grévistes dans la durée.