Hella Kherief, l’aide-soignante qui avait dénoncé des maltraitances en EHPAD dans un reportage d’Envoyé spécial, est de nouveau inquiétée. Elle est convoquée à un entretien disciplinaire mardi 1er février. Dans la clinique où elle travaille à Alès, les salariés sont en grève depuis mercredi dernier pour protester contre un management brutal. Hella Kherief avait déjà perdu son emploi à deux reprises en 2016 et 2018. Nous l’avons interviewée pour Rapports de force.
Tu es convoquée à un entretien disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement le 1er février ? Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
Officiellement, je n’en ai aucune idée, parce que je n’ai commis aucune erreur. J’en suis certaine. Officieusement, je dirais que c’est parce que je suis lanceuse d’alerte et représentante syndicale CGT. Je réplique par des courriers recommandés à ma direction, lorsqu’il y a un licenciement abusif, ou lorsqu’il y a une injustice envers un salarié. Cela ne plaît pas forcément, sachant que les prochaines élections sont au mois de mars. Un syndicat présent, qui défend les salariés, cela attise les convoitises. Surtout s’il risque de remporter les prochaines élections du conseil social et économique (CSE). Alors, pour la direction, il faudrait peut-être abattre dès maintenant les personnes susceptibles de faire changer les choses dans la clinique.
As-tu l’impression que ton « statut » de lanceuse d’alerte te poursuit ?
Complètement. Je suis arrivée dans le Gard en 2020 et ai repris le travail à partir du mois d’avril. J’ai commencé par des petites missions en tant que vacataire. On ne me connaissait pas. Ça allait. Nous étions en pleine période de crise sanitaire. Comme nous avons les masques constamment, cela m’a beaucoup aidé pour reprendre le boulot dans un autre département.
Puis, de fil en aiguille, les gens ont vu des choses réapparaître : des souvenirs d’il y a un an ou deux ans, sur les réseaux sociaux. Ensuite, quand tu manges, tu n’as plus le masque. Puis on me reconnaît et la direction l’apprend. Ils essayent de me mettre dans des services où il y a moins de soignants, moins de passage. Mon syndicat a essayé de me protéger et je leur en suis énormément reconnaissante. À la CGT, on m’a dit : « là, on ne va pas prendre de risque. On va te nommer représentante syndicale. Au moins, tu ne risqueras pas le licenciement pour tout et n’importe quoi ».
La direction a quand même trouvé un moyen de me réprimander, de me bâillonner. Donc je suis convoquée. Cependant, la « faute », que je ne connais pas encore, n’existe sûrement pas. Mais ils vont en trouver une. Pour ça, ils sont forts.
Depuis ton témoignage dans Envoyé spécial en 2018, où tu dénonçais la maltraitance institutionnelle liée au manque de moyens, as-tu le sentiment que les choses ont changé ?
Avec la crise sanitaire, nous les soignants avons été poussés dans le gouffre. Certes, on nous a accordé une prime de Ségur, mais cela reste une prime. Ce n’est pas une augmentation de salaire. Et ils peuvent décider de l’enlever. Dans le public, elle est conséquente, mais dans la clinique du groupe Elsan (privé lucratif) où je travaille, elle est de 19 euros brut par mois. Vous considérez cela comme une augmentation ? Est-ce que ça change nos vies ? Est-ce que cela nous aide à passer le cap de cette crise sanitaire, de vouloir continuer à travailler en s’exposant à ce virus et en risquant de le transmettre chez nous ?
Cette prime Ségur ne protège pas les soignants. Une augmentation de salaire ne nous protégerait pas plus, mais elle montrerait que l’on est reconnaissant de notre statut de soignants, que l’on nous pousse vers l’avant et nous motive. Mais 19 euros ! Tu motives qui ? Moi je ne suis pas prête à exposer toute ma famille pour 19 euros. Je ne serais pas prête à les exposer non plus pour 1000 euros, mais je serais prête à sauver des vies, s’il le faut, sans les 19 euros. Demander des augmentations, c’est demander de la reconnaissance. Je ne méprise aucun boulot, mais je pourrais faire un travail où je serais beaucoup plus tranquille, avec des horaires plus convenables. Être présente auprès de ma famille, ne pas être en contact avec tel ou tel virus et ne pas les exposer.
Aujourd’hui, on nous pousse à quitter nos jobs. Combien de soignants sont en burn-out ? Combien de soignants ont démissionné depuis cette crise sanitaire ? Et dans le privé lucratif, c’est encore plus poussé, parce qu’ils veulent toujours plus des soignants. Et avec toujours moins de moyens humains et financiers.
L’enjeu, et c’est clairement dit, c’est la rentabilité. On nous le dit : vous voulez qu’il y ait un aide-soignant en plus aux urgences ? Eh bien, il faut faire plus de passages, il faut qu’on fasse plus de fric. Comment peut-on dire ça aujourd’hui ? Je trouve cela petit, dégueulasse, rabaissant : pas du tout humain.
Tu avais été licenciée suite à ton témoignage dans Envoyé spécial. As-tu retrouvé facilement du travail après ?
J’ai réussi à retrouver du travail, mais bien entendu ce n’était pas un CDI. J’ai travaillé dans un établissement privé, grâce au soutien de la CGT. Je ne les oublierais jamais, parce que si je relève la tête tous les jours, c’est un peu grâce à eux. Ils m’ont accompagnée et m’ont soutenue. Quand j’ai commencé, je ne savais pas ce que c’était qu’un syndicat. Des collègues m’ont dit, là, tu vas te faire licencier, syndique-toi, peut-être qu’on t’aidera, et j’ai bien fait. Je ne regretterais jamais d’avoir fait ce choix-là. La CGT m’a accompagnée du premier jour où j’ai dénoncé la maltraitance institutionnelle dans l’établissement où j’étais, jusqu’à aujourd’hui.
Là, tu parles de ton premier licenciement, avant la médiatisation. En réalité, tu as été licenciée plusieurs fois.
En fait, le premier licenciement en 2016 était dû au fait d’avoir dénoncé la maltraitance institutionnelle auprès de la direction de mon établissement, un EHPAD du secteur privé lucratif. C’était en interne et pas du tout médiatisé. J’avais fait des lettres d’évènements indésirables. J’ai essayé de me mettre en contact avec le siège en disant qu’on souffrait et que ce n’était pas normal de maltraiter autant nos aînés.
La médiatisation est arrivée après, petit à petit. Les grands médias sont arrivés ensuite. J’avais d’abord retrouvé un emploi en tant que vacataire. Je faisais des remplacements à la demande de l’employeur, mais je n’ai pas beaucoup travaillé. Puis, un employeur me propose un CDI. J’accepte, sauf qu’avant d’accepter ce CDI, j’avais fait une interview pour Envoyé spécial. Or, j’ai une période d’essai. Et l’employeur, qui n’est pas du tout un EHPAD, c’est une clinique privée, m’a vu passer à Envoyé spécial.
Le lendemain de cette émission, alors que j’avais signé un CDI depuis 6 jours, je suis convoquée. J’y vais et on m’annonce qu’on arrête mon contrat. On me dit : « ce n’est pas moi, ce sont les dirigeants qui l’ont décidé ». Alors je pose la question : « est-ce que c’est en lien avec Envoyé spécial ? ». Et le directeur de soins me dit : « Hella, je suis désolé, mais je ne peux pas répondre à cette question. Je n’ai pas le droit, mais la seule chose qui est sûre, c’est que tu ne pourras plus travailler chez nous ».
Je comprends qu’Envoyé spécial n’ait pas plu aux dirigeants de la clinique Vert Coteau à Marseille pour laquelle je travaillais. Mais ça m’a fait mal, parce que je m’entendais super bien avec les membres du personnel et de la direction dans la clinique. C’était du privé aussi, mais on était bien. Et… de m’avoir mis à la porte, ça, je n’ai jamais compris.
Est-ce que tu as retrouvé facilement du travail après ce deuxième licenciement ?
Je n’ai d’abord pas retravaillé, puis occasionnellement, dans un établissement privé, où un syndicat CGT était majoritaire en sièges. En gros, on m’a laissé travailler en tant que vacataire. Je n’ai pas eu de CDI dans cet établissement-là, mais cela m’a permis de remonter un peu la pente, d’avoir un lien social avec des collègues et surtout de faire ce que j’aimais faire : mon métier d’aide-soignante. C’était très important. J’ai donc travaillé dans un service de réanimation. C’était très compliqué : j’ai dû faire face à la première crise sanitaire. Mais on a ressenti de la solidarité, une cohésion d’équipe et je leur suis très reconnaissante de m’avoir fait travailler plus de 7 mois, dans une période où, vraiment, j’ai commencé à me sentir un peu anéantie par ce qu’il s’était passé.
J’ai déposé plein de CV, bien que je travaillais, mais on ne me recrutait pas. Donc, avec mon conjoint, on s’est dit qu’il serait peut-être temps de changer de département. Entre autres, pour notre tranquillité et celle de nos enfants. Nous avons atterri dans le Gard, près d’Alès, et je m’y sens bien, même si ma famille, mes amis, ma ville me manquent. Mais je me rends compte que mon passé me suit encore. Il est encore présent, parce que l’on me reconnaît.
J’ai pu l’éviter pendant près de 6 mois, parce que l’on est masqués, mais une fois que le masque est tombé, on m’a reconnue dans la clinique où je travaille. Et je sens que l’on est en train d’essayer de me faire partir, tout simplement parce que je suis Hella Kherief. Pour qui je suis et pour ce que j’entreprends pour les salariés de cette clinique. Parce que non seulement je suis Hella Kherief la lanceuse d’alerte, mais aussi parce que je suis représentante syndicale CGT.
Je défends les salariés que la direction maltraite par leurs licenciements abusifs, leur répression et leur négligence. Cela ne leur plaît pas. Est-ce que je suis obligée de faire tout cela ? Non, mais je me sens concernée. Je suis soignante dans cette clinique et moi-même je subis et je finirai par subir, sûrement, un licenciement très prochainement. Alors une chose est sûre : il faut que cela s’arrête, que notre gouvernement et les politiques qui sont en place, ou ceux qui viendront, fassent quelque chose pour encadrer le privé lucratif. On ne peut pas les autoriser à faire tout et n’importe quoi. Il faut que les inspections du travail, les ARS, se fassent entendre par notre direction. Aujourd’hui, on ne voit pas de résultat. On a beau les alerter, sur plusieurs établissements privés lucratifs, nous n’avons jamais vu aucune victoire venant de ces institutions, qui sont censées nous représenter.
Ton contrat de travail rompu, l’obligation de changer de département pour espérer avoir un CDI, la période suivant ton exposition médiatique a dû être très difficile.
Cela a été super dur moralement pour moi et mon entourage. Pour mon lien social aussi, parce que mon réseau social s’est limité. Mes meilleurs amis travaillaient avec moi. Donc elles, elles continuent à travailler. Et pour qu’elles puissent garder leur emploi, elles étaient obligées de s’éloigner de moi. Cela m’a beaucoup affectée, parce que du jour au lendemain, on perd nos amis, on perd notre emploi, on perd tout, parce qu’un groupe privé n’accepte pas qu’on dénonce des choses vraies, des choses fortes, des choses injustes.
Le réseau social se limite aussi parce que, comme vous vous êtes en train de vivre une injustice, votre seule obsession est de la raconter. Sauf que vous ne vous rendez même pas compte que vous les saoulez parce que vous vous répétez. Vous le faites parce que cela vous a impacté intérieurement. Et les gens, cela les saoule d’avoir quelqu’un qui répète toujours la même chose à tous les repas et dans toutes les discussions. Ils essayent de vous sortir de cet univers-là, mais vous avez du mal parce que cela vous a vraiment atteint. Forcément, on ne vous invite plus. Je l’ai subi et en ai souffert.
Même ma propre famille, même ma mère qui me soutient au quotidien, des fois, je lui parlais, elle me disait « oui, oui », mais n’avait rien écouté, parce que je me répétais constamment. J’étais obsédée par cette injustice. Et la politique, c’est comme si elle s’en foutait. Ce qui me choquait, c’était que personne n’agisse, ne fasse rien, alors que c’est à la vue de tout le monde.
Aujourd’hui, je parle de politique, même si cela ne m’intéresse pas, parce que c’est eux qui nous gouvernent et sont censés établir des lois. C’est à eux d’encadrer un pays. Et cela doit se faire par le respect de nos anciens, quand même. Ça, je leur reprocherais jusqu’à ce qu’un gouvernement ose dire les choses et fasse en sorte que cela change : qu’il y ait une justice pour toutes ces personnes qui sont mortes dans des situations dramatiques, désastreuses, dénigrées, pas respectées et de qui on a profité du moindre sou.
Malgré une certaine souffrance que tu exprimes, tu donnes l’impression de poursuivre ton chemin dans la même direction. Est-ce que cela veut dire que tu ne regrettes rien ? Aujourd’hui, tu es représentante syndicale, est-ce une forme de réorientation, ou de continuité de ton combat pour le respect des anciens ?
Pour moi, c’est une simple continuité. La seule chose que je regrette, c’est que j’ai pu affecter mon couple dans cette histoire. Mais j’ai appris de mes erreurs. Donc oui, je continue à me battre contre l’injustice, pour nous les soignants, et parce que c’est une cause noble. Et je suis persuadée qu’en criant tous très fort, on va finir par se faire entendre un jour ou l’autre. Parce que c’est notre avenir que l’on assure, et celui de nos enfants. Demain, je serais la prochaine confrontée à mettre un de mes parents en EPHAD. Je n’ai pas envie de subir tout ce que ces personnes que j’ai croisées sur mon chemin professionnel ont subi. Je ne veux pas que quelqu’un de ma famille soit impacté ainsi et que l’on profite d’eux. C’est pour ça que je ne regrette pas. J’ai lancé une bouteille à la mer. Elle a été réceptionnée, pas par tout le monde, mais par certains qui, aujourd’hui, essayent à leur tour de faire bouger les choses. Et c’est ensemble qu’on réussira. Seul dans son coin, on arrive à bouger, à faire bouger certaines lignes, mais pas toutes.
Faisons face ensemble !
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