LIP

« Lip a été une brèche : à nous d’en ouvrir d’autres »

Il y a cinquante ans, la lutte des ouvrières et ouvriers de Lip, usine horlogère de Besançon, marquait les esprits et incarnait, d’une certaine manière, l’idée d’autogestion. Pour faire connaître cet épisode où se mêle grève, occupation d’usine, reprise de la production et sa vente, parfois à la sauvette, nous publions un entretien avec Théo Roumier, militant syndicaliste et anticapitaliste qui a coordonné le livre Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip, aux éditions Syllepse.

 

 

Peux-tu rappeler pourquoi et comment la lutte des Lip a commencé ?

 

On peut faire démarrer la lutte des Lip avec Mai 68. C’est là que, pour la première fois, la grève s’y déroule en occupant l’usine, en assemblée générale. Et c’est à l’initiative de la section CFDT, qui depuis plusieurs années questionnait sa pratique syndicale en cherchant à la rendre la plus proche possible des aspirations de la base ouvrière. Rappelons que l’on parle d’une organisation qui se veut à l’époque une « CFDT des luttes ». Les avancées obtenues par la grève sont réelles et seront renforcées par plusieurs grèves dans les années suivantes.

Cinq ans plus tard, en juin 1973, les Lip sont en butte à une menace de restructuration de leur usine, installée à Palente, un quartier de Besançon. Une entreprise qui est un fleuron de l’industrie horlogère hexagonale. L’usine compte alors 1200 salarié·es, dont la moitié de femmes. Par contre elles sont principalement ouvrières spécialisées (elles en représentent les trois quarts), c’est-à-dire aux postes les plus mal payés et aux conditions de travail les plus dures.

En séquestrant les administrateurs provisoires (une pratique relativement courante à l’époque), quelques-un·es d’entre elles et eux découvrent des documents attestant non seulement d’un plan de démantèlement, mais aussi de centaines de licenciements. La riposte ne se fait pas attendre : dans la nuit même de ce 12 juin, les Lip « mettent à l’abri » le stock de montres de l’usine. Six jours après, le 18 juin, c’est la remise en route de la production, sous le contrôle des grévistes, qui est votée en assemblée générale. La lutte bascule dans une autre dimension : la légalité capitaliste est contestée frontalement par un corps gréviste soudé. Le soutien est immédiat, à Besançon et en Franche-Comté bien sûr, mais très vite au-delà des frontières régionales. Il gagnera même l’international !

 

Quelles en sont les grandes étapes ?

 

La période qui s’ouvre à la mi-juin et va durer tout l’été est celle d’une extraordinaire popularisation, prise en main par les grévistes elles et eux-mêmes. On parle des Lip partout. On suit leur grève dans la presse, au transistor. Très vite les Lip se dotent d’un outil de communication qui leur est propre, le bulletin Lip-Unité. Il paraît dès le 11 juillet et est diffusé largement par des comités de soutien : les « mini-commissions » Lip, qui se montent un peu partout. Dans les deux livres que viennent de publier les éditions Syllepse sur Lip, l’un est consacré à ce bulletin, en reproduisant en fac-similé l’intégralité des parutions.

Et puis il y a les ventes « sauvages » de montres Lip en solidarité qui se multiplient dans les réunions publiques, mais aussi sur les lieux de travail : à la pause, à la cantine, dans les sections syndicales CFDT, mais aussi dans certaines de la CGT qui se transforment en receleuses de fait ! Le PSU (Parti socialiste unifié) y contribue beaucoup également. Le 2 août, c’est la première paie ouvrière. Une banderole installée sur les murs de l’usine proclamait déjà « c’est possible : on fabrique, on vend ». Il y est ajouté « on se paie ».

 

 

Le 14 août, l’usine est prise d’assaut par les forces de l’ordre qui vont l’occuper jusqu’à la fin du conflit. Charles Piaget, le principal représentant de la CFDT-Lip et militant du PSU, répond : « l’usine est là où sont les travailleurs » et le collectif gréviste investit un gymnase, non loin, mis à disposition par la mairie socialiste. Les 26 et 27 août, près de 200 Lip participent au rassemblement sur le plateau du Larzac, prouvant que leur lutte s’intègre dans un vaste mouvement de contestation politique et sociale.

Un mois plus tard, le 29 septembre, c’est la grande marche à Besançon en soutien aux Lip, qui va rassembler près de 100 000 personnes. C’est aussi le premier différend public entre les sections CFDT et CGT. La CGT voulait d’une marche uniquement régionale. Les relations se dégradent. Un plan de reprise est proposé par le gouvernement (le plan Giraud, du nom de son négociateur) qui maintient des licenciements. La CGT est prête à le signer… pas la majorité des Lip qui le rejettent en AG le 12 octobre. Là c’est la rupture.

À partir de là, on entre dans la dernière phase de la lutte, assez difficile et moins « enthousiaste » peut-être… qui aboutit quand même à un accord à la fin de l’année 1973 garantissant le réemploi des Lip, « lissé » sur une année. C’est une victoire. Même si, dans les années qui suivent, le gouvernement la fera payer aux Lip, entraînant un second conflit en 1976 qui lui ne réussira pas à sauver l’usine et les emplois. Mais c’est presque une autre histoire, qui croise celle de l’apparition de la crise et du chômage de masse.

 

Peux-tu nous dire comment s’est organisée cette lutte, souvent présentée comme autogestionnaire ?

 

C’est vrai que j’ai parlé des assemblées générales, qui sont le poumon démocratique de la lutte, mais elles ne sont pas la seule modalité d’organisation. D’abord les deux sections syndicales, CGT et CFDT, maintiennent une activité, continuent de se réunir et de faire des propositions en leur nom. La CFDT, animée par des militants PSU, est nettement acquise à l’autogestion de la lutte. Mais c’est l’AG qui est souveraine. Il y en aura 200 en tout, qui rassemblent en moyenne 450 grévistes : donc bien représentatives. Des commissions lui sont adossées, dont la plus importante est celle de la popularisation.

À côté de ça, un Comité d’action, émanation horizontale, rassemble entre 100 et 200 Lip au plus fort de la lutte. Il se veut un espace d’élaboration et de propositions à la base, dépassant les clivages syndicaux et incarnant une forme de radicalité. Plus souple, moins codifié dans ses échanges, il permet notamment aux femmes de s’y exprimer davantage. Pas de crainte de sortir d’un mandat ou de se faire « recadrer » en y disant ce qu’on pense. C’est cet ensemble qui donne la forme « autogestionnaire » de la lutte, dont la CGT est clairement la plus éloignée.

 

Et comment se positionnent les organisations ouvrières, politiques et syndicales, de l’époque vis-à-vis de Lip ?

 

C’est un peu différent au plan local et national. La CFDT-Lip est totalement pro-auto-organisation on l’a dit. C’est moins vrai de sa fédération nationale, la métallurgie, et de la confédération qui est alors en guerre contre les comités de grève décisionnels, y voyant une atteinte à la structure syndicale. La CGT voit globalement d’un mauvais œil cette lutte qui, à tout point de vue, « sort des sentiers battus ». Idem pour le PCF bien sûr.

L’extrême gauche, qui est un peu en train d’entrer en crise à cette période, voit en Lip un véritable retour de flamme. Les maoïstes de la Gauche prolétarienne notamment sont totalement subjugué·s de voir des ouvrières et des ouvriers agir aussi radicalement… sans être sous la direction d’aucune avant-garde ! Le PSU, la Ligue communiste, l’ORA (Organisation révolutionnaire anarchiste) sont parmi les organisations bien représentées à la marche du 29 septembre : près d’un tiers du cortège est composé par l’extrême gauche.

Mais surtout, dans cette période qui est aussi celle du lancement du Programme commun de gouvernement des partis de gauche (PS et PCF), la lutte des Lip représente aussi une autre perspective, celle d’un socialisme surgissant « d’en bas à gauche », appuyé sur l’auto-activité des classes populaires.

 

Un mot pour finir ?

 

Deux ! Lip vivra ! Je pense qu’on a beaucoup à apprendre de cette lutte, à réfléchir avec elle, et encore aujourd’hui. Parce que la recherche, savante et militante, continue (même si l’historien Donald Reid a produit une somme incroyable sur le sujet) et que l’histoire des luttes est toujours riche d’enseignement. Mais aussi, parce que les questions que pose Lip sur l’articulation du syndicalisme et de l’auto-organisation, sur la place des femmes, sur la perspective autogestionnaire du socialisme, de la révolution, restent quand même bien actuelles. Lip a été une brèche : à nous d’en ouvrir d’autres.

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