Environ 55 000 personnes ont manifesté mardi 7 décembre, à l’occasion d’une grève nationale du travail social. Handicap, hébergement, précarité, protection de l’enfance : si le travail social regroupe près d’1,3 million de salariés, les secteurs qui le composent sont éclatés. Pris dans des problématiques spécifiques à leurs métiers ou leurs établissements, et dans un quotidien à flux tendu, ces travailleurs ont rarement l’occasion de faire bloc. Portraits de celles et ceux qui exercent des accompagnements aussi méconnus qu’essentiels.
Marchant jusqu’au ministère de la Santé et des Solidarités, près de 8 000 travailleurs sociaux se sont fait entendre, le 7 décembre, dans les rues de Paris. Des rassemblements ont eu lieu partout en France, agrégeant 55 000 personnes, selon les remontées de terrain centralisées par les organisateurs. Plusieurs syndicats (SUD Santé, Solidaires, CGT, FSU) et collectifs (Le Social Déchaîné, les Broyés du Social, la Commission de mobilisation travail social Île-de-France) ont porté cette grève nationale.
En première ligne des revendications : les salaires. Ceux-ci plafonnent depuis des années, entraînant une chute du pouvoir d’achat des travailleurs sociaux. La tension est montée d’un cran depuis que ces derniers ont été exclus des primes du Ségur de la Santé. Une grève nationale (moins suivie que celle-ci) avait déjà eu lieu en décembre 2020, suivie de trois jours de grève en avril 2021, sur ces enjeux. Enfin, tous dénoncent une logique globale de « marchandisation du social » qui touche tous les secteurs.
La délégation parisienne, constituée dans le cadre de la mobilisation, a été « méprisée, et reçue par des administratifs » du ministère de la Santé et des Solidarités, nous indique Florence Pik, membre de la commission de mobilisation du travail social Île-de-France. La délégation a donc « dit ce qu’elle avait à dire » ; mais la discussion a tourné court rapidement. Du côté du gouvernement, Jean Castex a promis le 8 novembre qu’une conférence nationale des métiers du social et du médico-social serait organisée, d’ici le 15 janvier 2022. Pour l’heure, aucune date n’a été précisée.
« Beaucoup d’enjeux politiques, et peu de réflexion » : Claude*, écoutante au 115
Alors qu’elle s’est arrêtée de marcher pour prendre le temps de témoigner, Claude* ne cesse de brandir sa pancarte au-dessus de sa tête. Cette travailleuse sociale trentenaire exerce comme écoutante au 115 – le numéro du Samu Social pour les personnes sans-abri -, dans le Val d’Oise. La voix grave, détachant chaque syllabe, elle retrace son parcours. D’abord, elle a exercé comme animatrice de quartier ; puis, au sein de centres d’hébergement d’urgence. En 2019, elle devient écoutante au 115. « Cela m’intéressait de voir les enjeux politiques qui se jouent là, au tout début de la chaîne de l’hébergement d’urgence et de l’accueil social ». Claude en tire un bilan tranchant. « On est en sous-effectif tout le temps. On nous demande d’accueillir de plus en plus de publics, avec de moins en moins de moyens ». Elle décrit, en conséquence, « la difficulté de la bien-traitance, que ce soit des personnes accompagnées ou des travailleurs sociaux ».
La prise en charge des personnes sans-abri cristallise « beaucoup d’enjeux politique, et peu de réflexion sur une refonte sérieuse du 115. » Claude aimerait, au contraire, avoir les moyens de répondre à ce « manque de continuité et de profondeur » dans l’accompagnement. Ces lacunes se retrouvent aussi dans les formations délivrées aux professionnels, « archaïques, et qui ne collent plus à la réalité », estime-t-elle.
« Les publics changent. Si les réflexions n’évoluent pas avec, rien n’avance… » Par exemple, les arrivées importantes de personnes exilées ces dernières années nécessiteraient « de nous renouveler, et de ne plus être sur d’anciennes politiques sociales ». Ou encore, les luttes contre les discriminations – racisme, homophobie… – « sont des problématiques touchant à nos accompagnements que l’on ne soulevait pas, il y a dix ans de ça. On a besoin de davantage de formation et de sensibilisation ! »
« On passe de la qualité de l’accompagnement à du quantitatif » : Kévin, coordinateur en habitat inclusif et formateur
« Les politiques et les financeurs se sont toujours demandés à quoi l’on servait, et comment avoir un contrôle là-dessus ». Fort d’une expérience de dix ans de travail social, Kévin dresse un tableau peu réjouissant de la « transformation globale du secteur ». « De plus en plus, on nous demande de chiffrer tout ce que l’on fait », décrit celui qui exerce comme coordinateur dans l’habitat inclusif, dans les Yvelines. L’association pour laquelle il travaille vise à proposer à des personnes en situation de handicap psychique des logements « comme tout le monde, parmi tout le monde ».
Mais ici comme ailleurs, « on passe de la qualité de l’accompagnement à du quantitatif. Avant, la valeur d’un professionnel résidait dans sa qualité relationnelle. Désormais, on rend des comptes : combien tu as fait de rendez-vous ? Or, la qualité d’une relation n’est pas quelque chose de quantitatif ! » Kévin évoque la réforme Sérafin-PH, expérimentée depuis 2021 et qui doit être généralisée en 2024. Celle-ci modifie l’octroi de financements aux établissements et services du handicap, via des nomenclatures basées sur les prestations réalisées. « C’est de la tarification à l’acte », juge Kévin. Comme dans le secteur médical. Une « perte de sens totale ».
Comment tenir le coup ? En insufflant cette lecture critique aux jeunes recrues : Kévin est aussi formateur, depuis six ans. Il enseigne à Buc Ressources, un centre de formation dans le 78. Les écoles du travail social, constate-t-il, « forment à un métier, mais pas au monde du travail ». Avec sa double casquette, il tente de mêler la théorie à l’expérience de terrain. Pour « faire en sorte de former des professionnels qui réfléchissent ». Car bien que le travail social demeure au coeur de la société, « on manque de réflexion sur ce que sera le travailleur social de demain ».
« Ce ne sera pas le métier d’une vie » : Clara, stagiaire éducatrice de jeunes enfants
La mine avenante et le dynamisme contagieux, Clara, 20 ans, manifeste avec ses collègues de l’hôpital de jour parisien où elle effectue un stage. Éducatrice de jeunes enfants en formation, elle y côtoie infirmiers, psychologues, éducateurs spécialisés, psychomotriciennes… « Dans les cours, on nous vend la beauté du métier… Mais la réalité et les difficultés du terrain, on ne les voit que lorsque l’on est en stage », observe-t-elle. Pour la jeune femme, cette manifestation est une première.
Elle y participe, d’abord, pour la reconnaissance. « Peu de personnes savent ce que l’on fait, et l’importance qu’ont nos métiers. Quand on travaille auprès de personnes handicapées, on a l’impression qu’elles sont oubliées… et nous aussi ». Et puis, il y a la question du salaire. « Parce que c’est un métier du social, on dit que c’est une vocation. Mais ce n’est pas la vocation qui fait que l’on peut survivre, s’acheter des choses, manger ! »
L’usure de ses collègues plus âgés lui fait-elle peur ? « Oui et non. C’est le métier que j’ai envie de faire : et je crois que c’est un magnifique métier. C’est triste à dire, mais je savais déjà, en entrant en formation, que ça allait être ça, les conditions… » Pas encore diplômée, Clara garde en tête la possibilité d’une future reconversion, « si ça devient trop dur ». À peine ces mots lâchés, elle sourit : « savoir que ce ne sera pas le métier d’une vie, sans même avoir 20 ans d’expérience et la lassitude qui va avec… Ça montre bien qu’il y a un problème quelque part. »
« Si les travailleurs sociaux s’arrêtent, le pays s’arrête » : Valérian, salarié dans des appartements de coordination thérapeutique
Face à la perte de sens partout décrite, certains conservent l’optimisme. « Cela fait partie de notre boulot que d’être solidaires. Que ce soit entre collègues, ou entre secteurs, on doit se fédérer, pour avoir une lecture systémique de ce que devient notre métier », martèle Valérian, la quarantaine. Ce travailleur social en a vu d’autres. Il a exercé auprès de personnes porteuses de troubles du spectre autistique ; dans des maisons d’enfants à caractère social (MECS) ; ou encore en hôpital psychiatrique. Aujourd’hui, il travaille au sein d’appartements de coordination thérapeutique dans les Yvelines. Il y accompagne des personnes souffrant de pathologies chroniques.
« Souvent, dans nos métiers, on est pris dans nos relations avec les gens, et dans un quotidien, ce qui rend la grève difficile », reconnaît-il. Avant d’être travailleur social, Valérian était en poste à la SNCF. Il en gardé une solide culture du syndicalisme et de la lutte collective. « Ça pourrait être du solide aussi, dans le travail social », croit-il. « Rien que dans les IME (instituts médico-éducatifs), si tous les travailleurs sociaux s’arrêtent, le pays s’arrête ! On ne saurait plus où mettre les gamins… Mais les travailleurs sociaux n’ont pas conscience de leur pouvoir. »
Et pour cause : le coeur du métier reste le lien avec la personne. « Ce n’est pas pareil de bloquer un train et un accompagnement social… On ne veut pas que notre public pâtisse des mouvements sociaux. Cela joue sur notre conscience de classe : on ne se vit pas comme une classe unie ».
« Je trouve du sens, malgré tout » dans le travail social : Corinne, accompagnante éducative et sociale
Au milieu d’un groupe de femmes repérables de par les blouses blanches qu’elles portent, se trouve Corinne. C’est avec un oeil neuf que cette cinquantenaire observe son secteur. Ancienne responsable commerciale, elle est devenue travailleuse sociale « en fin de carrière », suite à une reconversion professionnelle. « Je suis arrivée dans le métier en 2020, en plein confinement » sourit-elle, les cheveux tombant en cascade autour de lunettes épaisses. Elle exerce comme AES (accompagnante éducative et sociale) dans un institut d’éducation motrice des Yvelines, auprès d’enfants polyhandicapés. Durant les confinements, « on travaillait douze, quinze voire seize heures. Le personnel s’est mobilisé pour être là 24 heures sur 24. Mais nous n’avons aucune reconnaissance de l’État ».
Sur les trois sites gérés par l’association qui l’emploie, elle constate des difficultés de recrutement. « Ce n’est plus un secteur attractif. Les gens qui ont envie de faire du social vont se tourner vers le bénévolat, mais ne vont plus en faire leur métier. » Pourquoi, alors, s’y être lancée à corps perdu, elle qui était installée dans un secteur bien moins fragile ? « La vie a fait que j’ai pris une claque en 2020, et il a fallu se réinventer », glisse-t-elle avec pudeur.
« Je me suis réinventée sur des valeurs qui me correspondaient plus, afin de me sentir vraiment utile. Et je trouve du sens, malgré tout ! » conclut-elle. « Quand je me lève le matin, je sais ce que je fais, je sais pourquoi je le fais. Et quand je rentre le soir, j’ai la satisfaction du travail bien fait. Parce qu’on mène des accompagnements riches, avec des personnes qui en ont réellement besoin. »
*Le prénom a été modifié afin de préserver l’anonymat de l’interlocutrice.
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