Depuis le 12 septembre, la totalité des compagnons sans-papiers d’Emmaüs à Tourcoing sont en grève. L’entrepôt et le magasin ne tournent plus. Comme à Saint-André-Lez-Lille et à Grande-Synthe, où les compagnons ont cessé le travail depuis des semaines, ils demandent la régularisation et l’obtention d’un contrat de travail. Cette fois, les salariés du site les ont rejoints.
Installée sur un transat de toile, le dos tourné à l’immense entrepôt Emmaüs de la rue d’Hondschoote, à Tourcoing, Marlène se repose enfin. Ce mardi 12 septembre au matin, c’est la grève, elle n’aura pas à décharger, trier et entasser. « Il faut imaginer la température qu’il fait là-dedans, quand c’est l’hiver, quand il neige. On a froid, c’est un travail difficile », raconte la jeune mère. Venue du Gabon en 2015 pour ses études, elle est diplômée d’un DUT en génie électrique. Malgré les stages, elle ne parvient pas à obtenir de contrat de travail et la régularisation qui va avec. Alors, depuis deux ans, elle est compagnonne chez Emmaüs… et demande un titre de séjour « vie privée et familiale ». « Mais si je suis ici aujourd’hui, c’est surtout pour soutenir les autres. Ils travaillent dur. Pendant le Covid, ils ont fabriqué des visières de protection pour les hôpitaux. Ils ont même été récompensés par la mairie, jamais régularisés. »
A quelques mètres de Marlène : Karim. C’est le cuistot du groupe. Tous les jours, il assure le repas pour la quarantaine de compagnons hébergés par Emmaüs Tourcoing. Mais aujourd’hui, c’est détente, l’UL CGT de Tourcoing se charge du barbecue. « Ça fait cinq ans que je suis en France, trois ans à Emmaüs. J’ai fait des stages en électroménager chez Boulanger, je suis déclaré à l’URSSAF, j’ai passé le B1 [ndlr : niveau de langue] en français…», récite l’Algérien. Il montre avec ses mains : « A la préfecture, j’ai un dossier gros comme ça. Pourtant tout ce que j’ai réussi à avoir, c’est une OQTF [ndlr : obligation de quitter le territoire français] ».
La « promesse » d’Emmaüs
Algériens, Géorgiens, Gabonais, Camerounais, Marocains, Tunisiens, Albannais… Cela fait 3, 5, parfois 8 ans qu’ils travaillent pour Emmaüs, qu’ils ont l’impression de « tout bien faire » et qu’ils attendent une régularisation qui ne vient pas. Un sentiment exprimé par les 36 compagnons entrés en grève ce 12 septembre à Emmaüs Tourcoing. Mais aussi par ceux des deux autres Emmaüs du département du Nord, mis à l’arrêt avant eux : Saint-André-Lez-Lille, en grève depuis 76 jours ; Grande-Synthe, depuis 24 jours. Tous dénoncent « la promesse d’Emmaüs » : obtenir leur régularisation au bout de trois années consécutives de travail au sein de la communauté.
De fait, la loi immigration du 10 septembre 2018 donne la possibilité aux compagnons sans-papiers d’Emmaüs d’obtenir une carte de séjour sur la base de trois années d’expérience au sein des communautés. Mais, un an et demi après l’entrée en vigueur des textes, Emmaüs France a pu constater que cela n’avait rien d’automatique et différait en fonction des préfectures, rappelle le Gisti. « Les dossiers, on les dépose ! Mais ça fait deux ans qu’il n’y a plus de régularisations ! », confirme Marie-Charlotte. Assistante sociale à Emmaüs Tourcoing depuis 5 ans et demi, elle est entrée en grève ce 12 septembre, tout comme les 4 autres employés en CDI et 10 des 17 CDD d’insertion (CDDI) du site. Sur les trois Emmaüs du Nord en lutte, c’est la première fois que les salariés s’associent aux compagnons.
Les salariés également en grève à Emmaüs Tourcoing
« On est là pour soutenir les compagnons, mais nous avons aussi des revendications propres », rappelle Marie-Charlotte. Pour les employés, la première d’entre elles demeure l’embauche d’un directeur à Emmaüs Tourcoing. « Depuis neuf mois, nous n’avons plus personne à la tête du site. L’ancien est parti après un burn out. C’est devenu ingérable et les compagnons sont les premiers à en faire les frais », continue l’assistante sociale. Alicia, employée en CDDI, confirme : « Quand je vois les conditions dans lesquelles travaillent les compagnons, j’ai honte. Il y a une invasion de rats dans les hébergements, depuis trois semaines, la salle de pause a été transposée dans une réserve… Je vous le demande : est-ce que c’est normal ? », interpelle la jeune femme.
A cela s’ajoutent les mauvaises conditions de travail de ces salariés en insertion. « Nous n’avons pas de convention collective, nous travaillons le dimanche et nous sommes payés en dessous du SMIC ! », poursuit-elle. Alors que le SMIC, indexé sur l’inflation, est aujourd’hui de 1383€ mensuels net, cette salariée serait payée 1280€ si elle était à temps plein.
Les compagnons, bénévoles ou salariés ?
Quant aux compagnons d’Emmaüs, ils sont rémunérés via une allocation communautaire d’environ 350€, mais ne sont pas salariés. Ils n’ont pas de contrat de travail et pas la possibilité non plus de passer par la case prud’hommes. Pour autant, le statut des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS), duquel dépend Emmaüs, leur « permet » de travailler jusqu’à 40 heures par semaine.
Reste que dans la mesure où ce public est particulièrement précaire, qu’il loge sur place et qu’il espère obtenir une régularisation par le biais d’Emmaüs, cette permission se transforme bien souvent en obligation, voire en contrat tacite. « C’est de l’exploitation, tout simplement », juge Mohammed, compagnon à Emmaüs Tourcoing depuis 8 ans et responsable d’un magasin.
Aussi, les grévistes de Tourcoing, comme ceux de Grande-Synthe et de Saint-André avant eux, demandent « la requalification en contrats salariés des statuts de « bénévoles » (étant entendu qu’on ne peut être bénévoles 40 heures par semaine pendant des années », souligne l’Union locale CGT de Tourcoing dans un communiqué. « Il y a d’autres Emmaüs où les compagnons finissent par être embauchés. Ici on nous dit qu’il faut aller ailleurs. Pourquoi ? », s’interroge Mohammed. Évidemment, la reconnaissance du statut des personnes accueillies dans les OACAS, comme étant un « contrat de travail », remettrait complètement en cause le fonctionnement national d’Emmaüs.
Grève Emmaüs : les réactions des directions
Emmaüs étant constitué d’associations indépendantes avec leurs propres conseils d’administration et leurs propres bureaux, chaque site en grève tente de trouver ses propres solutions. Selon la Voix du Nord, l’administration d’Emmaüs Tourcoing a proposé une augmentation de quelques dizaines d’euros de l’allocation communautaire ainsi qu’une médiation. A Grande-Synthe, la direction a une autre stratégie, et menace d’expulser les grévistes de leur lieu d’hébergement.
A Saint-André-Lez-Lille, premier site en grève, une enquête a été ouverte par le parquet de Lille pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé » suite à un article de Streetpress. La directrice de cette communauté ne déclarait même pas ses compagnons à l’URSSAF.
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