Comment les syndicats américains comptent résister à Trump et son monde

Alors que le syndicalisme américain connaissait un regain de combativité avant son élection, les attaques de Donald Trump et de son gouvernement contre les droits sociaux ont provoqué un effet de sidération chez les militants progressistes. Rapports de Force a profité du passage en France d’une membre du Labor Notes pour comprendre comment les travailleurs outre-atlantique peuvent lutter contre Trump et son monde

Formatrice syndicale depuis 25 ans, Marsha Niemeijer est membre du conseil d’administration du Labor Notes après y avoir travaillé pendant neuf ans. Créée en 1979, non affiliée à un parti politique ou à un syndicat, cette organisation réunit un réseau de milliers de travailleurs, syndicalistes, étudiants et autres militants…

Marsha Niemeijer : 10% des américains sont syndiqués. C’est à peu près comme chez vous mais ce n’est pas une bonne comparaison. En France, il y a une meilleure conscience de classe chez les gens qui décident de ne pas se syndiquer, ce n’est pas le cas aux États-Unis. Ce taux est donc plutôt une indication de notre faiblesse. 43 % des ménages syndiqués ont voté pour Donald Trump. Pourquoi ont-ils fait ça ? La façon dont on ne respecte pas la qualité de vie aux États-Unis est effroyable. C’est vraiment devenu barbare. C’est difficile d’expliquer à quel point on voit des situations qui ne seraient pas possibles ici, du fait de vos acquis sociaux. Par exemple, ma belle-mère de 96 ans vit toujours seule chez elle et ne peut pas payer les médicaments qui doivent la maintenir en vie. Il y a plus ou moins un accès universel à des maisons de retraites mais leur qualité est horrible. Pour les éviter, on peut aller dans des maisons privées. Mais il faut payer… beaucoup. Matériellement, les gens souffrent. Et la majorité, déçue par le système électoral, a perdu confiance dans les politiciens, de gauche ou de droite.

Si un parti offre une explication de pourquoi on est dans la merde, on l’écoute. Et Trump fait ça : ce sont les immigrés, les gays, les libéraux qui causent ces problèmes. Il faut ajouter un système éducatif qui ne fonctionne plus, beaucoup de gens finissent l’école sans pouvoir bien lire ou écrire (D. Trump vient de démanteler le ministère de l’éducation, ndlr). Ils sont en proie à des médias de masse uniquement guidés par l’argent.

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Le parti démocrate n’offre aucune solution à part dire qu’il fallait éviter Trump…. On veut tous éviter Trump, oui ça aurait été moins pire sous Kamala Harris. On a une gauche, trop enracinée dans la classe moyenne, qui s’est concentrée sur des questions d’identité. Ce sont bien sûr des oppressions contre lesquelles il faut lutter, mais économiquement le parti ne savait pas comment parler aux travailleurs, même latinos et noirs. Les gens syndiqués n’ont donc pas suivi leurs dirigeants syndicaux qui leur disaient de voter absolument pour Kamala.

Joe Biden s’est présenté comme « pro-travailleurs », mais n’a jamais réussi à passer des lois qui aideraient à syndiquer des travailleurs. Il s’est montré favorable à la grève dans l’automobile (le syndicat United Automobile Workers, UAW, a mené une grève victorieuse en 2024, ndlr) afin que le conflit soit vite résolu. Il espérait que ça suffise à ce qu’une partie de la classe ouvrière vote pour son parti, qui l’a pourtant ignorée pendant 40 ans : depuis Bill Clinton, et sûrement bien avant. Le parti démocrate a participé à la casse des acquis sociaux. Comme dans la majorité des pays dits développés, où les partis socio-démocrates traditionnels ont perdu leur base ouvrière, les démocrates ont changé de sociologie sans redéfinir leur stratégie… Ils ont fait des choses concrètes comme par exemple, le remboursement de la dette universitaire, mis en place par Joe Biden. Mais je ne suis pas sûre que cela ait fondamentalement changé la vie des celles et ceux qui luttent pour survivre tous les jours… Donc plein de gens ne pensent pas que leur vie était plus dure sous le premier mandat de Trump.

Je pense que Shawn Fain peine à gérer une contradiction entre sa vision d’un syndicalisme plus combatif, de lutte de classe, incluant les travailleurs immigrés, et le besoin d’un protectionnisme contre la construction de voitures à moindre frais dans d’autres pays, comme au Mexique. Surtout que la nouvelle combativité de l’UAW ne vient pas d’une base organisée. Elle l’a certes élu président du syndicat mais Shawn Fain n’a pas eu le temps de la fédérer autour d’une ligne combative, plus compliquée à tenir. Fain a réussi sa grève parce qu’il savait bien qu’il y avait une colère profonde parmi les salariés américains, surtout à cause de la pandémie. Les travailleurs de l’automobile avaient beaucoup à rattraper depuis la crise de 2008, qui a été payée sur leur dos.

Shawn Fain a été fort stratégiquement. Il a réussi à ne pas être restreint par la faiblesse de son syndicat et de ses membres dans la façon de faire des « grèves tournantes », de ne pas juste négocier avec une des trois entreprises mais avec la totalité du secteur (Ford, General Motors et Stellantis, ndlr). Mais son mandat demeure fragile. D’un côté, on a besoin d’un syndicalisme international parce que nos industries sont mondialisées. De l’autre, les travailleurs de l’automobile voient leurs emplois partir à l’étranger. Les accords de libre-échange en Amérique du Nord ont été catastrophiques pour les travailleurs de tous les pays mais est-ce que le soutien d’une politique de protectionnisme est la solution ? Dans ce moment où nos syndicats redeviennent plus combatifs, on doit prendre des risques, être plus visionnaire. Il faut surmonter notre peur des divisions au sein de nos organisations. Créer une culture de débats interne, soutenue par une éducation politique, permettrait de prendre des positions plus fortes contre les patrons.

Je ne sais pas. Trump a bien sûr une stratégie favorable à la classe milliardaire et à un capitalisme sans frein. Mais on a une colère de la classe ouvrière à cause de la pandémie. Il y a eu un assouplissement des règles du travail et on n’accepte plus de travailler dans les pires conditions de travail – on appelle ça la grande démission aux États-Unis. Cela a alimenté une petite vague de militantisme dans le mouvement syndical et dans des boulots non-syndiqués comme chez Starbucks et Amazon. Trump et la classe milliardaire veulent donc stopper ça et discipliner les travailleurs américains. Ça passe par le projet 2025 (un programme néolibéral de destruction de l’emploi public, ndlr) ou en créant des divisions sociales incroyables et en attaquant les immigrés… Trump veut créer un nouvel empire américain et non un ordre global, multinational, libéral. Un empire qui puisse extraire les ressources du monde entier au bénéfice de la classe capitaliste américaine. Ce « protectionnisme » ne profitera pas à tous les américains. Et par certains aspects va créer un choc de récession, ce qui va encore discipliner les travailleurs.

Je pense que trop de dirigeants de mouvements de résistance à Trump s’attendent à ce que les Américains se rendent compte qu’ils ont fait un mauvais choix. J’aimerais bien que ce soit le cas mais… Il y a l’exemple de cet électeur blanc dont la petite amie péruvienne a été expulsée et qui ne regrette pas son vote. C’est quand même étonnant cette loyauté. Il y a quelque chose de fanatique envers Trump. Il y a aussi la peur de sa capacité vengeresse envers les personnes ou les organisations. Ce qu’on vit sous Trump en ce moment est une cassure avec tout ce qu’on prenait pour acquis dans une démocratie. On le voit avec Mahmoud Khalil, ce résident permanent d’origine palestinienne. Disparu pendant deux jours, on essaie de l’expulser. Ou avec Greenpeace : c’est bien possible qu’elle ne puisse plus exister aux États-Unis.

Donc je ne sais pas. Les gens vont être licenciés, il va y avoir des pressions sur les salaires et un impact certain sur les conditions de vie, déjà précaires. Il est possible que des gens se rendent compte que c’est à cause de Trump, mais lui essaie de capter cette colère contre les conséquences économiques pour dire qu’il y a plus important : « America First ». Dans son discours aux deux chambres du Congrès, il a insinué qu’il fallait se sacrifier pour la « patrie ». A gauche, il y a une difficulté à combattre cette analyse qui forme la conscience des gens dans de très mauvaises directions… On n’a pas de réelle organisation qui puisse organiser cette colère avec une vision positive. Les manifestations restent isolées. Heureusement, certains syndicats sont en train de défendre les immigrés. Il nous faut bien plus que ça, mais ça va être déterminant. Si on perd sur cette question, le racisme va s’approfondir et diviser la lutte de la classe ouvrière au profit des patrons.

La classe ouvrière militante a toujours su comment résister. Je ne sais pas si c’est grâce au Labor Notes mais on a quand même maintenu des résistances dans le monde syndical, quand la grande majorité des syndicats perdaient du terrain face au néolibéralisme. Le Labor Notes a toujours soutenu la nécessité de syndicats combatifs démocratiques, dirigés par la base. On a maintenu cette flamme allumée durant les années difficiles qu’on a vécues. Est-ce que ça peut continuer ? Avant Trump, j’aurais dit oui. Là, c’est plus difficile. Shawn Fain a déclaré la grève générale pour le 1er mai 2028. Il propose que tous les grands syndicats alignent leurs conventions collectives pour qu’elles expirent à cette date parce qu’on a seulement le droit de faire grève après l’expiration de ces conventions collectives (voir notre article). Certains syndicats sont en train de le faire. Trois ans, c’est trop loin pour dire si ça va marcher. C’est quand même un signe qu’on dépasse les barrières, qu’on travaille ensemble…. On a des syndicats prêts à se mobiliser sur des revendications fortes, souvent poussées par leurs membres. Il y a un gros effort de la syndicalisation à Starbucks et Amazon. Ce sont des luttes extrêmement complexes mais symboliquement importantes. Il faut tenter l’impossible…

L’année dernière, j’aurais dit que les gens d’extrême gauche qui appellent toutes les deux secondes à la « grève générale » ne nous aident pas. Mais en ce moment, c’est presque ce qu’il nous faut. Pour résister à ce fascisme rampant, il faut qu’on puisse montrer qu’il y a une résistance dans le monde syndical. Les syndicats sont plus populaires que jamais : 70% des Américains sont en leur faveur. C’est quelque chose d’inouï pour nous.

Aux États-Unis, on dit : « Les capitalistes ont deux partis, les démocrates et les républicains. La classe ouvrière n’en a aucun ». Le silence du Parti démocrate alors que la société civile en colère souhaite une confrontation, est effroyable[1]. Certains dirigeants à l’intérieur de ce parti disent qu’il faut travailler avec le président sinon ce sera pire : Chuck Schumer, soi-disant leader démocrate, a aidé Trump à faire passer son budget, c’est incroyable ! Plus que jamais, les gens veulent un autre type de parti politique. Mais comment le former ? On a un système électoral très difficile aux États-Unis pour ça. La Democratic Socialists of America, une organisation de gauche de tendance social-démocrate, a sa convention cette année. Elle a connu un afflux massif, passant de quelques milliers en 2010 à environ à 70 000 membres. C’est un endroit où les jeunes sont actifs, et s’organisent autour de l’idée qu’il faut un nouveau parti des travailleurs. Un problème est que la DSA est très blanche et plutôt de la classe moyenne, type professions intermédiaires. On a vraiment des barrières… Après, il y a une prise de conscience incroyable parmi les jeunes. Un mouvement est en train de monter pour la Palestine, ou pour la liberté d’expression politique parmi les étudiants, sans que ce soit lié à une organisation étatique. Cette vague de militantisme est importante à soutenir même si je peine à voir comment la coordonner en résistance stratégique qui permettrait d’avoir quelqu’un de mieux dans quatre ans. Ça reste un moment historique où il est plus important que jamais de tout faire pour regagner notre monde.

Entretien réalisé le 21 mars 2025.

Crédit photo : Teamsters for a Democratic Union


[1] Contre cette inertie du parti démocrate, plusieurs meetings organisés par son aile gauche, incarnée par Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, ont rassemblé plusieurs milliers de personnes pour «combattre l’oligarchie ».