Le profil type de l’Américain armé – un homme, blanc, de milieu rural et farouchement conservateur – serait-il en train d’évoluer ? A l’approche des élections américaines, alors que les groupes sociaux habituellement les plus consommateurs d’armes en achètent toujours plus, les Africains-Américains, les femmes et les urbains s’y mettent aussi.
Alors qu’en Floride l’ouverture du vote par anticipation a été marquée par la présence d’hommes armés devant un bureau de vote et que le fils du Président, Donald Trump Jr., a posté une vidéo appelant ses soutiens à rejoindre « une armée pour assurer la sécurité de l’élection de Trump », la décision de plus en plus d’Américains, de tous bords, de s’armer témoigne de la véritable poudrière sur laquelle le pays est assis. Et les chiffres ne trompent pas. En 2020, les détaillants font état d’une augmentation de 95 % de ventes d’armes et de 139 % des ventes de munitions cette année par rapport à 2019.
Grande nouveauté, 40 % des ventes d’armes effectuées depuis janvier 2020 l’ont été à des primo-acquéreurs, contre 25 % habituellement, d’après les derniers chiffres publiés par le FBI et la NSSF (association professionnelle des manufacturiers et vendeurs d’armes à feu) . Cela représente 5 millions de personnes. 40 % de ces primo-acquéreurs sont des femmes et le groupe démographique en plus forte augmentation est celui des Africains-Américains (hommes et femmes), qui représentent 58 % des acheteurs cette année. (En savoir plus sur ces chiffres.)
Des femmes, des Démocrates et des Africains-Américains
A travers le pays, de nombreux instructeurs ont ainsi constaté une forte arrivée de nouvelles élèves et beaucoup leur ont même ouvert des classes dédiées. Ils témoignent d’une volonté de leurs clientes de pouvoir se défendre seules, dans un contexte de peur face à la situation générale du pays et d’un manque de confiance dans les institutions.
D’après la NSSF, les états ayant connu les plus fortes augmentations des ventes sont ceux ayant une législation plutôt stricte en la matière. « Ce sont des segments de notre société qui ne font pas parti des acheteurs traditionnels d’armes à feu, des gens plutôt libéraux, plutôt Démocrates », explique Mark Olivia, représentant de la NSSF.
Philip Smith, président de la NAAGA (National African American Gun Association), a affirmé à NPR avoir constaté un afflux massif de nouveaux membres en deux vagues « Une première fois, en 2016, après l’élection du président Donald Trump, et une autre fois lors des récentes manifestations pour la justice raciale. » Si, l’année dernière, la NAAGA gagnait une dizaine de nouveaux membres par jour, c’est désormais toutes les heures.
Un contexte de dénonciation des violences policières
D’après Philip Smith, trois facteurs sont à l’œuvre : « le climat politique actuel, la pandémie et les tensions raciales ». C’est aussi ce qu’il semble ressortir d’interviews individuelles rapportées dans différents médias. Le besoin de se protéger dans un climat de dénonciation des violences policières et racistes, d’incertitude de la situation sanitaire et économique et de présence accrue de groupes d’extrême droite, en particulier armés.
D’après le New York Times, qui se base sur un rapport du think tank Center for Strategic and International Studies, les groupes de suprémacistes blancs sont responsables de 41 attaques et tentatives d’attaques terroristes depuis le début de l’année. Ils représentent la « menace la plus persistante et la plus mortelle sur le territoire national », selon un rapport du département de la sécurité intérieure publié il y a deux semaines.
S’armer par peur des manifestations Black Lives Matter
Ces nouveaux acheteurs ne peuvent faire oublier une autre réalité. Le record historique de ventes d’armes atteint en juin 2020 trouve aussi sa cause dans la réaction aux manifestations Black Lives Matter contre les violences policières et racistes, présentées par la presse conservatrice comme des émeutes, voire des « émeutes raciales ». « L’agitation sociale, les émeutes, les pillages et les appels à définancer la police sont incontestablement des facteurs qui motivent cette augmentation », confirme Mark Olivia.
Les nombreux messages de Trump et de ses soutiens visant à présenter la gauche et les antifascistes américains comme de dangereux terroristes cherchant à plonger le pays dans le chaos et menaçant la sécurité des honnêtes citoyens ont contribué à ce sentiment d’insécurité. Comme en témoigne plusieurs incidents, ou des civils armés se sont organisés sur le mode du vigilantisme pour patrouiller, voir riposter physiquement, contre tous ceux qu’ils percevaient comme faisant partie de cette menace.
L’extrême droite décomplexée
Ainsi, à l’extrême droite de l’échiquier politique, des mouvements tels que les Boogaloo Bois, qui appellent à une seconde guerre civile et rêvent du « Day of the Rope » (le « Jour de la Corde » où tous leurs ennemis politiques et les « traîtres à la race blanche » seraient pendus) se font de plus en plus présents, en ligne comme dans la rue, arme automatique à la main.
Des milices se sont illustrées en investissant le sénat du Michigan, armées, en mai et septembre de cette année, dans le but affiché de faire pression sur leurs représentants qui devaient voter des lois de régulation des armes à feu. Toujours dans le Michigan, le FBI a arrêté en octobre 13 membres des Wolverine Watchmen, un groupe paramilitaire qui avait planifié d’enlever la Gouverneuse de l’état, et dont l’objectif est de déclencher une guerre civile.
Acheter des armes la veille d’une élection, une tradition américaine
La nomination de Joe Biden au mois de juin, réputé pour ses positions strictes en matière de « gun control », comme candidat Démocrate à l’élection présidentielle, a sans doute également contribué au record de ventes d’arme atteint ce même mois.
En effet s’il y a plus d’armes à feu que d’êtres humains sur le territoire américain, 400 pour 330 millions respectivement, plus de la moitié des armes est possédée par 3% de la population. Cette part surarmée de la population est très attachés à une réglementation en matière de détention d’arme la plus permissive possible. D’après les chercheurs en économie Philip B. Levine et Robin McKnight, lorsque que ces propriétaires craignent le passage de nouvelles lois encadrant les armes à feu, que ce soit à cause d’une élection locale ou fédérale où d’une fusillade dans une école, ils achètent en masse, anticipant de potentielles futures restrictions d’accès.
Enfin, la NRA (National Rifle Association) continue son farouche lobbying pro-arme en finançant la réélection de Donald Trump. Après avoir dépensé plus de 48 millions de dollars en 2016, elle a déjà injecté près de 4 millions dans la campagne républicaine et plus de 11 millions de dollars en publicités et propagande électorale visant directement son adversaire dans la course à la présidentielle de 2020. Alors que le groupe d’influence était en perte de vitesse depuis quelques années, il fait état d’une moyenne de 1000 nouveaux membres par jours depuis juin.
Note concernant les chiffres de ventes d’armes :
Les chiffres mensuels de vente d’armes fournis par la NSSF ne rendent pas compte de l’ampleur réelle des achats d’armes. En effet, il s’agit d’estimations basées sur les contrôles de casiers judiciaires effectués par le FBI, dont les nombres sont publiés mensuellement depuis 1998. Ces contrôles sont obligatoires pour l’achat d’armes à feu en magasin, mais, dans de nombreux États ne le sont pas dans le cadre des ventes aux salons de l’armement organisés à travers tout le pays. Or ce sont des modes d’achat qui concernent principalement les acheteurs possédant le plus d’armes et les plus attachés à la défense d’une législation permissive.
Crédit photo CC : morrisonbrett
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.