Alors que l’Élysée a lancé ses très verticaux « États généraux de l’information » en octobre dernier, la diplomatie française s’applique à permettre la surveillance des journalistes et de leurs sources, via un article de l’European media freedom Act. Rapports de force est signataire de la tribune ci-dessous qui réclame que l’article en question soit débarrassé de son volet liberticide lors de son adoption vendredi 15 décembre à Bruxelles.
Nous, syndicats de journalistes, sociétés des journalistes, associations, médias, considérons que la liberté de la presse ne peut pas s’accommoder d’une exception de sécurité nationale autorisant l’espionnage des journalistes. Ceci est pourtant l’objet d’un actuel vif lobbying de l’État français dans le cadre de l’imminente adoption du règlement européen sur la liberté de la presse et des médias (European media freedom act, EMFA).
Les gouvernements des États membres, les eurodéputé·es et la Commission européenne ont jusqu’à ce vendredi 15 décembre pour trouver un compromis sur ce texte. Or, si ce texte comporte une très grande majorité de dispositions renforçant la liberté de la presse, et donc est un progrès, il comporte hélas aussi quelques dispositions liberticides.
« Concrètement, les appels, les e-mails et les échanges sécurisés entre les journalistes et leurs sources pourraient être interceptés par les services de renseignement »
Tel que proposé par les États membres européens, l’article 4 permet l’utilisation de logiciels espions de type Pegasus en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public, en accord avec la Charte européenne des droits fondamentaux » et pour enquêter sur une longue liste de 32 délits punis de trois à cinq ans de prison, incluant le terrorisme mais aussi les crimes informatiques, la contrefaçon ou encore le sabotage. La France milite actuellement activement pour que la protection des sources soit levée dans de tels cas. Concrètement, les appels, les e-mails et les échanges sécurisés entre les journalistes et leurs sources liées à ces enquêtes pourraient être interceptés — en toute légalité — par les services de renseignement.
Insistons : la protection des sources des journalistes est une condition fondamentale de la liberté de la presse, et par conséquent de la démocratie. Elle est d’ailleurs reconnue comme telle par la Cour européenne des droits humains (CEDH).
De nombreuses démarches ont déjà été menées auprès des autorités européennes pour que le règlement sur la liberté de la presse et des médias (European media freedom act) ne soit pas affaibli par une telle exception, qu’il serait impossible d’encadrer efficacement.
En septembre 2023, 500 journalistes ont signé une lettre appelant le Parlement européen à instaurer une interdiction absolue de surveiller les journalistes en utilisant des logiciels espions.
Le 30 novembre dernier, dix-sept des plus importantes organisations d’éditeurs et de journalistes en Europe ont fait part aux dirigeants européennes de leur inquiétude :
« Au vu des récents développements dans les États membres de l’UE, tels que la prolifération d’outils de surveillance intrusifs, il est d’autant plus important que l’EMFA protège efficacement les fournisseurs de services de médias, les journalistes et leurs sources. Nous sommes profondément préoccupés par l’effet dissuasif qui pourrait s’ensuivre si le texte final fixe des conditions pour la divulgation des sources qui sont en deçà des normes internationales en matière de droits de l’homme, et maintient le paragraphe selon lequel « Le présent article [Article 4] est sans préjudice de la responsabilité des États membres en matière de sauvegarde de la sécurité nationale ».
La présidente de la Fédération européenne des journalistes, Maja Sever, a déclaré : « Pour les journalistes, l’article 4 est l’article le plus important, car l’idée initiale est de protéger les sources des journalistes et d’apporter une sécurité juridique aux journalistes et aux médias. Pourquoi ajouter une clause sur la sécurité nationale dans une loi visant à protéger la liberté des médias, alors que nous savons tous que la sécurité nationale est traitée au niveau national ? Ceci reflète une approche illibérale ».
Pour Dominique Pradalié, présidente de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), « cet espionnage, rendu possible, serait non seulement une atteinte grave à la liberté de la presse en Europe mais un signal catastrophique pour les autres continents ! ».
Des articles de Investigate Europe, Disclose et Follow The Money révèlent qu’encore sept pays, dont la France — notamment par la voix de sa ministre de la Culture, Rima Abdul Malak — continuent d’insister sur la légalisation de l’espionnage des journalistes, ”en cas de sécurité nationale”.
Seule une formulation du règlement européen sur la liberté de la presse et des médias incluant les conditions de la CEDH et la jurisprudence, en vertu desquelles les interférences avec les libertés des journalistes peuvent être justifiées, serait pour nous acceptable. C’est le cas de la proposition du Parlement, adoptée le 3 octobre dernier, stipulant que la surveillance des journalistes ne pourrait être autorisée que par une autorité judiciaire indépendante et pour « enquêter ou empêcher un crime sérieux, sans lien avec l’activité professionnelle du média ou de ses employés » et sans que cela ne permette « d’accéder aux sources journalistiques ».
Nous appelons solennellement le président Emmanuel Macron et le gouvernement français, à retirer cette dérogation au titre de la “sécurité nationale” incompatible avec les standards européens pour l’exercice du journalisme. Sans protection des sources, pas de journalisme, pas de démocratie.
Signataires de l’appel
Syndicats
Syndicat national des journalistes (SNJ), Syndicat national des journalistes – CGT (SNJ-CGT), CFDT Journalistes, Syndicat général des journalistes – FO (SGJ-FO), Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), Fédération européenne des journalistes (FEJ), Fédération internationale des journalistes (FIJ)
Sociétés de journalistes
SDJ de l’AFP, SDJ de TF1, SDJ de L’Express, SDJ de La Tribune, SDJ de Challenges, SDJ de franceinfo.fr, SDJ de l’Informé, SDJ de RFI, SDJ de Mediapart, SDJ d’Arrêt sur images, SDJ d’Epsiloon, SDJ de L’Humanité, SDR du Monde, SDJ de France 24, SDJ de France 3 rédaction nationale, SDJ de France télévisions rédaction nationale, SDJ de Le Figaro, SDJ des Echos, SDJ de Libération, SDJ de L’informé, SDJ de M6, SDJ de Marianne, SDJ de Paris Match, SDJ de Télérama, SDJ de Radio France, SDJ de NRJ, SDJ de LCI, SDJ de l’Obs
Associations ou collectifs
Acrimed – Action Critique Médias, Article 34, Fonds pour une presse libre (FPL), Collectif “Secret défense, un enjeu démocratique”, Sherpa, Collectif We Report, Journalisme et Citoyenneté, Ofalp (Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse), Un Bout des Médias (UBDM), Les Autres Voix de la Presse, Informer n’est pas un délit (INPD), Splann
Médias
Au Poste, Cellule d’investigation de Radio France, Disclose, Grand-Format, L’Alterpresse68, L’Arrière-Cour, Chabe, Homo nuclearus, 94 Citoyens, Mind, Le Crestois, Le Média, Le Poulpe, Les Jours, Rapports de force, Reflets.info, Reporterre, Rue89 Bordeaux, Rue89 Lyon, Rue89 Strasbourg, Politis
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.